La faune des plateaux
Le chef d’orchestre
Il dirigeait, dans un théâtre de comédie, quatre musiciens, installés en coulisse, et chargés de créer l’atmosphère, pour la grande scène de séduction du trois.
Petit homme sans prestige extérieur, il s’efforçait d’être chevelu, compensant la rareté de ses crins par leur longueur. On voyait par place, sous le ramenage incomplet, des îlots de cuir jaune, stériles en poils, mais généreux en pellicules.
Je crois qu’il profitait de son emploi de chef d’orchestre pour faire entendre sournoisement des morceaux de sa composition.
J’avais amené à une répétition de travail un ami d’enfance avec qui j’avais déjeuné. Mais il eut beaucoup de peine à suivre ma pièce, constamment hachée d’interruptions par le directeur, qui avait décidé ce jour-là de s’occuper surtout des bruits des coulisses.
L’acte de la séduction se passait à Fiesole. Une toile de fond qui, dans une pièce précédente, avait représenté les environs d’Hyères, évoquait cette fois avec la même complaisance un paysage florentin. Serge, appuyé à une balustrade, glissait des paroles perverses dans la nuque troublée de Madame Alfonso. J’avais particulièrement soigné ce passage, et je guettais d’un œil oblique l’impression de mon ami d’enfance… A ce moment, le directeur, assis près de nous à l’orchestre, cria d’une voix formidable :
— Et la musique !
Tout le monde s’arrêta. Serge, abandonnant la séduction de Madame Alfonso, se tourna vers le patron :
— Mais elle joue, la musique… Nous l’entendons parfaitement d’ici…
— C’est moi qui dois l’entendre. Où est le chef d’orchestre ?
Le chef d’orchestre apparut sur le plateau, et s’avança jusqu’au trou du souffleur. Il regarda dans le noir de l’orchestre : on eût dit un gros insecte apeuré… Une voix autoritaire précisa l’emplacement du patron.
— Où faites-vous votre musique ? Je n’en entends pas une broque.
Le gros scarabée était peu habitué au langage humain. Nous perçûmes un bourdonnement vague. Le régisseur apparut à son tour et d’une voix qui passait bien la rampe :
— La musique est dans la régie.
— Il faudrait ouvrir la porte de fer.
— Elle est ouverte, patron. Mais la régie est peut-être un peu loin…
— Alors qu’il mette ses musiciens sur le palier.
Nous attendîmes sans trop de patience le déménagement, qui s’opérait dans le lointain. Les quatre musiciens étaient sans doute plus ou moins vieux ou infirmes, ou simplement pas pressés. Enfin le régisseur annonça que tout était installé. Serge adressa à Madame Alfonso des phrases alliciantes qui, pour avoir été entendues déjà, n’en émouvaient pas moins la brave jeune femme… Soudain les violons se firent entendre, et l’on n’entendit plus qu’eux.
— Assez ! rugit le directeur.
Le régisseur et l’insecte envahirent à nouveau le plateau, troublant une fois de plus le tête-à-tête des amoureux.
— C’est un peu fort, cette fois ? demanda le régisseur.
— C’est-à-dire que ça devient un concert sur de la pantomime… Laissez-les sur le palier, mais fermez à demi la porte de fer.
Cette fois le changement fut plus rapide, les exécutants n’ayant pas à bouger. Serge, qui avait de la suite dans les idées, repartit à la conquête de Madame Alfonso… Musique.
— Ça va maintenant, dit le tout-puissant.
La scène se poursuivait, Serge de plus en plus incliné sur sa proie palpitante… Mais il ne touchait pas encore au but. De nouveau la voix dictatoriale emplit le théâtre, scandant des mots :
— Qu’est-ce que c’est cet air d’enterrement ?
Réapparition de la bestiole affolée… On finit par discerner une phrase :
— C’est bien l’air que vous m’avez demandé l’autre jour…
— Je ne vous ai jamais demandé ça !… dit le patron avec une mauvaise foi vigoureuse… C’est d’une tristesse épouvantable. Changez-moi ce morceau-là.
La scène reprit. Serge recommença son attaque perfide avec la même ardeur, jusqu’à l’intervention des musiciens, qui provoqua un hurlement du patron.
— Cette fois, ce n’est plus l’enterrement, c’est le bastringue…
Par la suite, il se prononça durement sur la valeur musicale des morceaux, sans savoir de qui ils étaient, et peut-être en s’en doutant. J’étais navré, parce que mon ami allait mal juger ma pièce. Mais il était heureux et flatté d’assister à une répétition de travail. Et puis, que mon œuvre fût bonne ou mauvaise, s’en souciait-il tellement ? Le directeur, lui, était heureux aussi, car il se sentait omnipotent et infaillible. Quant au chef d’orchestre secoué, il sentait grandir à chaque bourrade son orgueil intérieur et son mépris pour ces gens qui ne comprenaient rien à son génie.