Nouveaux contes de Noël
CONTE D’AUTOMNE
Rien n’est plus beau qu’un bel automne, saison justement préférée des peintres et des poètes qui l’aiment, les uns à cause des teintes pourprées dont octobre décore le front des bois ; les autres, à cause du sentiment de délicate mélancolie qu’évoque ce dernier sourire de l’année.
Mélancolie d’ailleurs sans tristesse et nuancée de vive espérance ! Car, à l’idée de la froide mort hivernale, se mêle, consolante, celle d’une prochaine résurrection, comme si derrière décembre qui s’avance sous les branches chargées de frimas, parmi les herbes flétries, déjà l’on devinait à l’horizon lointain avril inquiet et couronné de fleurs nouvelles.
Mais ceci dépend un peu de la disposition et de l’heure.
D’autres fois ce dur vent qui souffle, ces feuilles desséchées qui tombent, innombrables et vaines comme nos jours, disent au cœur sévèrement la fragilité de toutes choses.
On voulait écrire quelque conte couleur de rose, et soudain un chien qui hurle, une cloche qui tinte, le bruit des rafales courant sur la plaine, vous ramènent aux pensers tristes et vous rappellent qu’avant une semaine ce sera la Fête des Morts.
La Fête des Morts !
Voulez-vous, à ce propos, écouter une de ces incroyables mais pourtant véridiques histoires qui, en dépit de la science et de ses obstinées négations, sembleraient prouver qu’un autre monde est par delà le monde visible, et font éprouver aux plus sceptiques l’émotion du mystérieux ?
D’ailleurs, n’attendez pas de moi une opinion : je n’explique pas, je raconte.
La petite ville du Puy-Brun possédait, il y a quelques années, une vieille église classée comme monument historique, et un sonneur, Jean-Joseph Moutte, exerçant par surcroît les fonctions de sacristain.
L’église, jadis cathédrale, mais découronnée depuis la Révolution de son chapitre et de son évêque, noire et vide, sans boiseries et sans tableaux et pour ainsi dire toute nue, paraissait immense avec ses trois nefs dessinées par deux rangées de lourds piliers romans, son dôme où le rayon d’un œil de bœuf mettait à peine un peu de jour, et ses chapelles latérales surbaissées et toujours obscures. Le sol, tout à l’entour, s’étant élevé au cours des siècles, on descendait par un perron intérieur de vingt marches dans cette église à moitié souterraine, et les gens, même braves, n’y pénétraient pas sans un frisson.
Le sonneur était un ancien soldat, nullement superstitieux et médiocrement dévot, comme il arrive souvent à ceux qui, sans être prêtres, vivent de trop près dans la familiarité des choses de la religion.
La vieille église toujours froide, toujours assiégée par le vent, existe encore et semble vouloir durer ainsi jusqu’à l’heure du jugement, tant elle fut solidement bâtie ; mais le sonneur n’existe plus, étant mort l’an passé, à la suite des circonstances que voici :
Pour les sonneries ordinaires, Jean-Joseph Moutte n’avait qu’à tirer de plain-pied la longue corde qui, passant par un trou dans la voûte d’un des bas-côtés, vient traîner jusque sur les dalles. Mais pour les glas de première classe, où tinte la grosse cloche, Jean-Joseph Moutte devait monter dans le clocher.
Or, il faut savoir que, le matin du jour des Morts, à cinq heures, c’est-à-dire tandis qu’il fait encore nuit, la coutume est de sonner le glas de première classe.
Jean-Joseph Moutte, quoique ancien soldat, n’aimait pas beaucoup traverser ainsi l’église, à cinq heures du matin, tout seul, avec sa lanterne.
Il le faisait pourtant quoique ce lui fût une corvée, entrant par la porte de la sacristie dont il avait une clé, coupant de biais la grande nef, et gagnant l’étroit escalier du clocher qui s’ouvre dans le mur, à côté de la chapelle des fonts baptismaux.
Depuis longtemps, mais seulement le matin du Jour des Morts, quand il passait devant la chapelle des fonts baptismaux, Jean-Joseph Moutte croyait entendre, au fond de cette chapelle, un léger bruit de papiers remués comme si quelqu’un tournait dans l’ombre les pages d’un livre.
Jean-Joseph Moutte disait : « Ce sont les rats ! » Il disait encore : « C’est le vent qui souffle par l’angle d’un vitrail cassé. »
Mais jamais il n’y regardait, préférant rester dans le doute, ayant peur sans savoir pourquoi, de ce qu’il pourrait découvrir.
Une année pourtant la curiosité l’emporta. Sa femme était malade, et cela le préoccupait. Comme les papiers remuaient, il poussa doucement la grille qui sépare la chapelle du chœur, et dirigeant la lumière de sa lanterne vers l’endroit d’où venait le bruit, il aperçut — grand ouvert sur le couvercle en marbre de la cuve, noir et constellé des larmes des cierges — le grand registre des baptêmes qu’il savait devoir être fermé, puisqu’il l’avait épousseté la veille, et bouclé de son large fermoir.
Chose étrange et qui lui donna la chair de poule, devant ses yeux une feuille, deux feuilles tournèrent, comme si une main invisible les eût feuilletées, et, en tête d’une des pages, il put lire l’acte de naissance de sa femme.
Jean-Joseph Moutte ne dit rien de ceci à personne, mais tristement il pensa : ma pauvre femme est morte ! et, en effet, dans les quinze jours, sa femme mourut.
A partir de ce moment, Jean-Joseph Moutte n’osa plus monter seul au clocher.
Sous prétexte que les forces lui manquaient pour mettre en branle la grosse cloche, il se faisait accompagner de deux ou trois amis, et c’était là-haut, tout en l’air, dans la gaieté du jour levant, de petites fêtes où, entre deux sonneries, histoire de reprendre haleine et de se distraire, on buvait du vin blanc en mangeant des châtaignes.
Une fois pourtant qu’on avait bu un peu plus de vin blanc qu’à l’ordinaire, Jean-Joseph Moutte ne put se retenir et raconta à ses amis ce qui se passait tous les ans à la chapelle des fonts baptismaux.
Les amis étaient incrédules, Jean-Joseph proposa de descendre.
Ils descendirent et, en effet, arrivés devant la chapelle, distinctement — c’est l’un des deux témoins qui m’a rapporté la chose — ils entendirent le bruit de papier remué.
Jean-Joseph Moutte disait :
— « Silence ! la mort fait ses comptes… »
Puis, lorsque tout bruit eut cessé, il poussa la grille et entra le premier, avec sa lanterne.
Tout à coup, Jean-Joseph Moutte poussa un grand soupir. Sa lanterne tomba et s’éteignit.
— « Moutte ! que t’arrive-t-il ? réponds-nous… »
Mais Moutte ne répondait pas.
Alors, ayant trouvé des allumettes et rallumé la lanterne, ils virent le registre ouvert sur la cuve, Moutte évanoui, et son nom inscrit en haut de la page.
Jean-Joseph Moutte n’était pas mort, mais il n’en valait guère mieux. Car, depuis, m’a-t-on dit, il ne fit que languir et traîner.
Jean-Joseph Moutte n’eut pas le plaisir de goûter aux figues nouvelles, et c’est un autre sonneur qui, l’année suivante, monta dans le clocher, le matin des Morts.