Nouveaux contes de Noël
NOËL RÉTROSPECTIF
J’ai fait mon Noël, je l’avoue, un Noël qui aurait pu s’appeler Christmas. On avait, Dieu me damne, mangé le pudding en famille ; sur toutes les tables luisaient, flamblants neufs, des volumes petits et grands d’un bariolage correctement britannique ; à l’angle de toutes les cheminées, égratignant l’émail des potiches, se hérissaient des bouquets de houx ; à toutes les portes, à tous les lustres, pendaient des branchettes de gui au dur feuillage parasite piqué de fruits transparents et blancs pareils à des perles de glace, et chaque fois qu’un couple passait sous le gui, le cavalier avait le droit d’embrasser sa danseuse… Encore une coutume d’outre-Manche, à ce que m’a expliqué un savant.
La coutume est certes galante, je ne saurais y contredire. Cependant un arrière-fond de patriotisme proteste en moi contre cette invasion des mœurs étrangères. Et puisque les fortunés du jour veulent essayer, non sans raison, d’introduire un peu de pittoresque dans la vie, ils feraient mieux d’en revenir tout simplement à notre vieille France provinciale qui elle aussi a ses vieux et touchants usages dont la tradition vacillante déjà risque de s’éteindre si l’on n’y prend garde.
Je ruminais ces choses l’autre après-minuit dans la cohue des groupes — les mêmes souvent — qui sortaient recueillis du porche sombre et bas d’une église, ou se pressaient turbulents et joyeux aux devantures des restaurants éblouissantes de gaz, croulantes sous l’entassement des victuailles ; et, la mélancolie de l’heure aidant, je revoyais d’autres Noëls, loin de Paris, là-bas, au village.
Au village, bien à l’avance, Noël s’annonce par toutes sortes de signes et de pronostics que chacun comprend sans avoir besoin d’être astrologue. Le porc déjà gras sous son toit vit entouré de soins gastronomiquement affectueux ; tel aux Iles de la Société, un parent dont on attendrait le succulent héritage. Dès les premières gelées, sur la route sonore et blanche, ont commencé à défiler, venant on ne sait d’où, d’innombrables troupeaux de dindes. Chaque ménage achète la sienne qu’on nourrira dans un coin de la basse-cour et qui, gavée de son et de noix, avec ses colères stupides, sa roue bruyamment étalée, le bizarre ornement qui se trimbale autour de son bec, apparaît aux yeux des enfants comme un grand oiseau fantastique.
A la Sainte-Barbe, vingt-un jours avant la Noël, dans trois assiettes choisies parmi les plus belles du dressoir, on a étalé quelques grains de blé, lesquels arrosés soigneusement et tenus au chaud dans le coin de la cheminée, ne tardent pas à germer sans terre ni soleil, ce qui nous semblait un miracle. Ces trois assiettes, minuscules champs de blé vert, symbolisant le printemps et les espérances de l’année nouvelle, sont destinées à figurer — avec les trois lumières dont la flamme, selon le côté où elle s’incline, désigne celui qui doit mourir — sur la table du grand repas, entre le nougat familial et le pain de Calende qu’une main prudente va découper, la part des pauvres réservée, en autant de morceaux qu’il y a de convives.
Cependant peu à peu le blé monte, et, d’abord blanc et pâle, peu à peu se colore de vert. Les jours passent, le moment approche, il s’agit de préparer la fête.
Un matin, le valet s’en est allé au bois ; il a rapporté mystérieusement la maîtresse bûche depuis longtemps choisie, et qui posée sur les landiers par l’aïeul et le plus jeune enfant de la maison, arrosée de vin pur en souvenir des libations antiques, prendra feu soudain et s’enveloppera, ainsi que d’une vibrante broderie d’or, des mille étincelles de toutes ses mousses enflammées, pendant que les assistants chanteront : « Allègre, allègre, Noël nous rende allègres ! »
Maintenant, Noël peut venir ; il n’y a plus guère qu’à s’occuper de la crèche !
— Pour les enfants, la crèche c’est la grande affaire. Dans les villes, rien de plus facile ; les crèches s’y trouvent, ou peu s’en faut, toutes confectionnées. Si bien qu’à ce moment Marseille, le long de son cours Belzunce comme Paris le long de ses boulevards, étale une double rangée de baraques où, au lieu de jouets et d’objets d’étrennes, on vendra des feuillages, des mousses vertes, des montagnes en cartonnage, du papier d’or pour les étoiles, du papier gros bleu pour le ciel, et de petites figurines moulées reluisantes du vernis de leurs couleurs neuves.
Dans les villages, c’est autre chose ! Chaque famille possède bien au fond d’une armoire sa collection de santons, — représentation naïve des personnages de nos vieux Noëls — renouvelés un peu tous les ans et dont certains remontent parfois à un siècle : mais pour le reste, il faut s’ingénier.
On s’en va donc à la montagne, — vous voyez d’ici quelle joie ! cherchant des plantes, des lichens, des cailloux bossus et moussus, des écorces curieusement contournées, tous les éléments et les reliefs d’un paysage compliqué, assez pareil aux fonds que Léonard de Vinci, à l’imitation des Primitifs, a mis derrière sa Joconde, et qui, avec des ponts, des torrents, des pics déchiquetés, du haut desquels Don César pourrait dans le lointain contempler ton azur, ô Méditerranée ! (car c’est au Don César de Ruy-Blas et non, comme je me l’étais imaginé, sous l’influence d’un abcès de stupeur académico-cérébrale, au Scapin des Fourberies de Nerine qu’appartient cet admirable vers) des vallées profondes, des cavernes de brigands, des chapelles d’ermite, des fermes, des châteaux, des villages, le tout savamment saupoudré d’une couche de farine pour imiter la neige, a la prétention de figurer je ne sais quelle chimérique Palestine. A travers tout cela circule et grimpe, en retour de foire, poussant des mulets, des moutons, des chèvres, une population de villageois et de bergers. Et c’est, dans un sentiment d’ingénu réalisme, tout le drame rêvé du voyage à Bethléem, depuis le paysan incrédule et grognon que ses voisins réveillent pour lui apprendre la grande nouvelle, jusqu’à l’arrivée devant l’étable, et les humbles présents offerts à l’Enfant-Dieu qui, demi-nu, grelotte entre le bœuf et l’âne.
Ici d’ailleurs, comme dans la Pastorale qui n’est qu’une crèche animée et mise en action, la Nativité tient peu de place et ne sert guère que de prétexte. L’important, c’est l’odyssée tragi-comique, relevée d’allusions et de gauloiseries, d’une bande de paysans voyageant en pays inconnu au milieu d’aventures telles que Labiche aurait pu s’en inspirer pour son Monsieur Perrichon et Verne pour son Tour du monde en quatre-vingts jours.
Car en Provence, on joue toujours la Pastorale, dernier spécimen des Mystères, mais hélas une Pastorale sacrilègement décapitée. Jadis Pistachié en était le protagoniste, Pistachié : un polichinelle proche parent de Karagouz. Et il fallait entendre Pistachié, monté sur son âne, égayer de lazzis improvisés, dans ce marseillais du quartier Saint-Jean, qui, mieux que le latin, brave l’honnêteté, les situations les plus dramatiques. Hélas, vers la fin de l’Empire, un prélat ennemi du pittoresque obtint la suppression de Pistachié. Le bourriquot suit encore la caravane, gambadant et pétaradant, et poussant un braiement sonore, braiement d’orgueil et d’allégresse, quand il voit un âne, un confrère près du berceau où dort Jésus. Mais Pistachié n’a pas reparu, même depuis la République, et la France a perdu en lui un masque traditionnel, que pouvait nous envier l’Italie.
La Pastorale et Pistachié nous ont fait oublier la crèche qui se trouve incomplète encore, car les Rois n’arriveront que dans douze jours. Mais n’est-ce pas qu’elle est touchante cette religion populaire où le prêtre n’apparaît point ? Au fond, ce que le peuple voit dans l’enfant nu souffrant de la faim et du froid, c’est lui-même. Le laissera-t-on abandonné ? Les pauvres, les bergers, sont venus les premiers ; ils ont fait tout ce qu’ils ont pu, mais leur bonne volonté ne saurait suffire. C’est au tour des Mages, maintenant, des riches, des puissants, des philosophes ! Ils sont en marche derrière l’étoile, Melchior avec Balthazar, et le bon nègre au manteau rouge. Apporteront-ils dans leur ciboire d’or de quoi guérir l’humaine misère ? Voilà des mille ans que le monde espère, et le vrai Noël ne vient pas ; et toujours le bœuf souffle et toujours l’âne souffle, épuisant inutilement, sans rien réchauffer, le brouillard de leur tiède haleine ; et toujours le mortel vent d’hiver fait rage dans l’étable sans portes où la neige tombe par les trous du toit !