Nouveaux contes de Noël
LE KALÉIDOSCOPE
Comme les souvenirs se pressent de la Noël au jour des Rois ! Deux semaines durant, même aux plus sceptiques, l’âme redevient enfantine, et c’est ce qui m’autorise à vous demander, cher lecteur, si vous avez personnellement connu saint Sylvestre.
Car moi je l’ai connu cet illustre saint, aux jours heureux de la jeunesse, quand nous nous en allions par les rues trimballant au bas du dos le classique cartable, à la fois bibliothèque et garde-manger, lequel manié en rond au bout de sa courroie servait aussi de masse d’armes dans les homériques combats qu’on se livrait entre galopins de quartiers rivaux.
Invisible tout le reste du temps, saint Sylvestre — ou celui que nous prenions pour tel — apparaissait régulièrement, venu en ne sait de quel pays, le matin même de sa fête.
Et quelque temps qu’il fît, que la neige tombât à flocons ou que le froid de l’air fît éclater les pierres, nous étions certains, arrivés les premiers sur la place déserte encore où la fontaine coulait sans bruit, le mufle de ses lions ayant des moustaches de glace le long desquelles, silencieusement, l’eau glissait, nous étions certains, dis-je, de trouver un vieux petit homme aux yeux fins, à la barbe drue qui, les pieds dans de gros sabots, des moufles aux mains, et tout le corps emmitouflé à une ample et lourde limousine, était en train de dételer un âne d’une carriole.
L’âne dételé, la carriole mise en équilibre sur la fourche de sa chambrière, notre homme extrayait successivement deux bancs de tréteaux, des planches, des piquets, une toile à voile ; puis, s’étant improvisé ainsi une manière de boutique, il étalait en bel ordre, avec un soin minutieux, toutes sortes de jouets qui, par leurs formes barbares et leurs violentes colorations, mettaient d’abord nos yeux en joie.
Il y avait là des chevaux bleus pareils à celui dont Émile Pouvillon a raconté l’attendrissante histoire ; il y avait de ces violons rouges que ne dédaigna pas de célébrer le très grand écrivain qui s’appelle Théodore de Banville ; il y avait des poupées en carton, troncs informes, sans jambes ni bras, mais au sein desquelles un pois sec remue, symbolisant l’âme et la vie d’une façon suffisamment significative pour l’imagination toute neuve de jeunes cerveaux ; il y avait la grenouille que fait sauter une corde à violon tordue en ressort de baliste ; les forgerons battant l’enclume avec la raideur hiératique de dieux cabires ; et des tambours et des trompettes et des moulins à vent primitifs, le tout frais verni, poissant aux doigts, répandant une bonne odeur de bois blanc et de térébenthine.
On restait debout, les yeux agrandis par la convoitise, et calculant ce que les gros sous et les piécettes blanches des étrennes permettraient, le lendemain, d’acheter.
Cependant, peu à peu, la place se peuplait. Des paysans, des paysannes arrivaient apportant des œufs, des fromages, du miel, des fruits d’hiver, de maigres légumes ; et devant la vieille maison commune, au-dessous de l’écusson du temps des consuls martelé, la revendeuse disposait sur un lit d’algues ruisselantes des moules, des clovisses, des oursins dont les piquants remuaient, des sardines aux reflets de nacre et d’argent, un thon énorme perdant le sang par les ouïes, enfin toute une pêche miraculeuse qui nous faisait un instant oublier saint Sylvestre pour évoquer en nous, pauvres petits montagnards à demi sauvages, l’image d’un Marseille féerique, entrevu dans le lointain bleu du rêve avec ses hautes maisons, ses théâtres, ses larges rues, les eaux jaillissantes de ses places, et la mer infinie où passent des navires.
D’ailleurs, nous n’étions déjà plus seuls, nez transis et pieds dans la neige, autour de l’éblouissante boutique. — « Donnez place, petits ! » Et nous donnions place à un villageois marchandant des bagues en crin pour son amie ; à un valet de ferme, à un pâtre essayant sur une série de galoubets, avant de lâcher les cinq sous, tous les airs de son répertoire, ou bien faisant vibrer entre ses dents, avec des poses extasiées, la lame de fer d’une guimbarde, instrument gastralgique et subjectif, entendu seulement de celui qui en joue, et qui semble avoir été inventé tout exprès pour ces pauvres gens dont la vie se passe contemplative dans la solitude des montagnes.
Saint Sylvestre leur vendait, souriant toujours, ne parlant guère ; et quand il parlait, on remarquait chez lui comme un léger accent du pays d’Auvergne.
Que ce fût le vrai saint Sylvestre, personne parmi nous n’en doutait. Aujourd’hui je le crois encore. Un fait incontestable, c’est que, le jour de l’an une fois passé, cet étrange saint au parler auvergnat disparaissait de même qu’il était venu, sans laisser trace ; et nous nous imaginions alors qu’il était retourné là-haut, derrière les nuages, remontant avec sa carriole et son âne par la voie lactée, ou, si vous aimez mieux par le chemin de Saint-Jacques qui, large et blanc comme une grande route, serpente à travers les étoiles.
On les aimait, on les soignait ces naïfs joujoux, préférables certes à ceux qu’aujourd’hui, non pas les saints, mais des gens très savants fabriquent. La famille les conservait, et je m’en rappelle d’anciens qu’on ne montrait aux enfants que les grands jours.
Un surtout, un kaléidoscope, le seul qui exista dans la ville et que cousine Annette — tous les gamins du pays, je ne sais pourquoi, appelaient cette bonne vieille dame cousine Annette — possédait.
Quelquefois, oh ! bien rarement, cousine Annette consentait à mettre la clef sur une antique table fermée, dont les deux battants en s’ouvrant comme les volets d’un triptyque laissaient s’envoler soudain une pénétrante odeur de temps passé.
Que de belles choses là-dedans qu’il fallait admirer de loin avec défense d’y toucher ! Des étoffes brochées, des rubans à ramages, des dentelles que la vieillesse avait précieusement jaunies, de frêles éventails d’écaille, des bijoux à l’ancienne mode ; que sais-je encore ? Des bourses en perles, des reliquaires ayant la forme d’un cœur où de petits os blancs s’encadraient, fixés d’un peu de gomme, au milieu d’arabesques de papier doré, des boîtes à bonbons faites en peau de bergamotte, et d’autres boîtes recouvertes d’un verre bombé sous lequel, sculptés dans la cire, avec leurs moutons et leurs bergères, à travers les prés et les vallons d’un paysage chimérique, des bergers galants se promenaient.
Et ces menus riens d’autrefois si bien en harmonie avec la physionomie doucement attristée de cousine Annette et l’ameublement de ce logis silencieux, éclairé à peine, où depuis soixante ans n’était pas entré un objet nouveau, nous inspiraient un sentiment confus d’admiration et de respect.
Néanmoins, la merveille toujours nouvelle, c’était encore le kaléidoscope.
D’où venait-il ? De qui le tenait cousine Annette ? Peu importe ! mais je le revois tel qu’il était avec son cornet en carton revêtu d’un papier aux gaufrures ternies. Je crois entendre le petit bruit sec que faisaient à chaque transformation, en se groupant, les perles, les paillons et les fragments de verres rouges et brillants comme des pépins de grenade.
Retenant notre souffle, l’un après l’autre, l’œil appliqué à la lentille, nous admirions naître, mourir, et naître encore, tandis que le cornet tournait, ces innombrables figures pareilles à celles qu’on voit flotter en rêve. Nous ne comprenions rien au miracle, et notre plaisir se mêlait d’un peu de mystérieuse terreur.
Je croyais le kaléidoscope disparu, hélas ! avec les chevaux bleus, les violons rouges, les grenouilles sauteuses et les forgerons en bois verni.
Eh bien ! non ; cette année un hasard m’en réservait la surprise.
L’autre jour, en plein boulevard, entre un marchand de locomotives à ressorts et un débitant de cris du Bulgare, j’ai cru reconnaître — ne me trompai-je point ? — mon kaléidoscope d’autrefois, et non pas un, mais cinquante, mais cent, tout un stock de kaléidoscopes. Je ne me trompais pas : c’était bien le même avec le même papier ancien qu’égaie une vague dorure et au dedans les mêmes dessins capricieux et fugitifs.
J’en achetai quelques-uns qui obtinrent, les témoins sont là ! un joli succès d’étrennes. J’aurais dû dévaliser la boutique. Car, retournant le lendemain pour renouveler ma provision, j’ai trouvé la place vide.
Saint Sylvestre — ce marchand ne pouvait être que mon saint Sylvestre — avait disparu le jour de l’an une fois passé, à son habitude.
Et maintenant, sans doute, avec la carriole et l’âne, il regagne — bon quincaillier coiffé de l’auréole — ses magasins du ciel par le chemin de Saint-Jacques qui serpente là-haut, dans les étoiles, large et blanc comme une grand’route.