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Nouveaux contes de Noël

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UNE HEUREUSE JOURNÉE

Le vrai printemps, et non pas cet avril maussade, à chapeau de givre et de grésil qui, comme la princesse en sa tour, s’amuse, fantasque geôlier, à tenir les fleurs prisonnières !

Tout riait et tout verdissait. Dans les bois, des bandes d’oiseaux ragaillardis becquetaient la pousse nouvelle ; les prés étaient pleins de narcisses, et, jaunes de poussière d’or, les abeilles ivres dansaient ; tandis que sur les champs — où, marquant la trame des sillons, le jeune blé pointait déjà, — les amandiers noirs et fleuris secouaient au passer du vent la neige embaumée de leurs branches.

Et les gens qui, depuis le soleil levé, sans souci du travail, ne quittaient plus le pas de leurs portes, disaient et redisaient, contemplant le ciel : — « Qu’il fait beau ! »

Il faisait même si beau, si cruellement beau, que, Firmin et moi, nous rendant en classe, un désespoir soudain nous prit.

Mieux qu’un désespoir ; une lassitude physique ! Nos pieds étaient de plomb, nos jambes ne nous portaient plus. Le collège apparaissait très loin. Il ne nous semblait pas qu’il fût possible de l’atteindre. Même en l’atteignant il nous semblait que nous ne verrions plus finir les interminables heures d’étude. Nous songions aux peines éternelles, nous avions la sensation de cet enfer du Père Bridaine, dont parfois le vicaire nous faisait peur, avec son cadran sans aiguilles et son balancier inexorable qui à chaque battement répond : « Jamais ! — Toujours ! » au poignant ennui des damnés.

Au milieu de la Grand’Place, des vauriens jouaient, en guenilles : leur sort nous parut valoir mieux que le nôtre.

Devant une porte à perron, pour qu’il jouît de la chaleur, on avait roulé, dans son fauteuil, un bonhomme paralytique. Sous une vieille robe de chambre à dessins indiens son corps se raidissait, anguleux, immobile. Un visage pâle comme l’ivoire, des yeux fixes, vitrifiés. Les lèvres pendaient. Il avait un foulard noué aux genoux ; et de temps en temps sa main droite, qui n’était morte qu’à demi, essayait le geste de chasser les mouches.

Le bonhomme faisait peine à voir ; mais le collège ne l’attendait pas : nous enviâmes ce misérable !

On finit pourtant par y arriver, au collège !

La porte en était entr’ouverte ; et, dans la cour qui fut un cloître, les professeurs se promenaient. — « Pousse ! » me dit Firmin. — « Non ! pousse, toi. » Nous ne poussâmes ni l’un ni l’autre. Le premier coup de cloche tintait seulement, il nous restait au moins cinq minutes, et nous avions le temps d’aller faire un tour jusqu’aux remparts.

Les remparts ! séjour digne des dieux l’hiver et les jours de mistral, vraie cheminée du roi René, où se donnent rendez-vous tous les paresseux de la ville pour brûler un sarment gratis, au soleil, en fumant des pipes.

Mais combien ils nous parurent plus agréables cette après-midi-là, sans personne, dans la solitude, avec les violiers couleur de miel qui parfumaient leurs vieilles pierres et les grandes gueules de loup à fleurs blanches qui se dressaient sur le bleu du ciel, entre les créneaux. On entendait le roucoulement doux des innombrables pigeons fuyards nichés dans les brèches. La rivière grondait au loin. On se sentait en lieu d’asile.

Chut ! derrière nous, par-dessus les toits des maisons, l’horloge sonne : Dong !… Dong !… — Deux heures ! s’écrie Firmin. — Nous sommes venus à une heure moins cinq, il n’y a qu’un instant ; tu auras mal compté, il ne peut pas être deux heures. — Alors attendons la réplique.

Mais à la réplique, l’horloge, de sa même voix, compta deux heures gravement. Que faire ? Le temps avait coulé trop vite, à notre insu. Le sort était jeté, la classe était manquée.

Dire que nous fûmes navrés serait mentir. Au contraire, une fois la décision prise, on se sentit le pied plus léger, l’esprit plus libre. Maîtres de nous-mêmes jusqu’à la nuit ! C’est maintenant que le collège semblait loin.

Firmin conclut : — Voilà ! il faudrait cacher nos livres. Et, pour commencer, nous cachâmes nos livres au creux d’un saule poussé sur le talus croulant de l’ancien fossé, au milieu des ronces.

Un garçon de ressource, ce Firmin ! le véritable enfant de la nature, peu ferré sur les participes, mais qui n’avait pas son pareil dans l’art de découvrir les nids ou de dérober les fruits en maraude. Malheureusement, à cause de la saison, nous ne pouvions espérer cerises ni figues, et les oiseaux ne voletaient pas encore de buisson en buisson, méfiants et craintifs, un brin de laine au bec.

La journée n’en fut pas moins délicieuse.

Firmin, pour éviter les mauvaises rencontres, m’avait tout de suite conduit — loin des quartiers trop habités où les bourgeois ont leurs villas, les artisans leurs vide-bouteilles — dans des lieux écartés, par des chemins perdus, derrière des collines qui cachaient la ville.

En revanche, çà et là, sur les cimes, le long des rivières, apparaissaient des taches blanches qui étaient des villages à moi inconnus. Firmin me les nommait : — Ceci est Bevons, et plus loin là-bas, c’est Salignac. Tant de science m’épouvantait, je me croyais au bout du monde.

Nous connûmes toutes les joies. On escalada des rochers dans des herbes qui sentaient bon. On prit le frais sous une grotte. On goûta sur l’herbe, près d’une source. Et comme Firmin avait du tabac au fond de ses poches, un berger à qui nous garnîmes la pipe, en échange, nous donna du lait.

Mais à mesure que le soleil baissait nous sentions peu à peu le remords envahir notre âme. Firmin lui-même semblait moins brave. Le premier il parla de retour.

Un retour triste, à pas alanguis. Nous marchions côte à côte, tête baissée, sans rien nous dire. Mais les mêmes craintes nous tenaient et nos pensées étaient communes.

Tout à coup je tressaillis.

Devant un bastidon, aux abords de la ville, quelqu’un m’appelait par mon nom.

— Cachons-nous, dit Firmin, c’est peut-être ton père !

Ce n’était pas mon père, mais un de ses voisins, l’estimable monsieur Paloque, géomètre et marchand de biens. Je le reconnus à sa voix, à sa redingote, au piquet fiché près de lui en terre et à un instrument de forme bizarre qu’il brandissait.

Il m’appelait et appelait aussi Firmin :

— Approchez, on a besoin de vous.

Que diantre pouvait-il bien nous vouloir ?

Nous approchâmes timidement, moi plus timidement que Firmin, car je venais d’apercevoir, cueillant des fleurs, à quelques pas de l’estimable M. Paloque, la belle Mlle Olympe, sa fille, personne imposante que j’aimais peut-être comme on aime à douze ans, sans m’en rendre compte, et dont le regard noir et railleur entre des cils toujours mi-clos, je ne sais pourquoi, me faisait rougir.

Sa présence ne m’étonna point. L’estimable M. Paloque amenait souvent ainsi avec lui la belle Mlle Olympe, dans ses opérations d’arpentage.

Deux paysans étaient venus, apportant chacun une brique ; et devant eux, à côté d’un trou près duquel gisait une grosse pierre, l’estimable M. Paloque nous expliquait ce que l’on attendait de nous.

Il s’agissait de poser une borne entre deux parts d’héritage, et nous allions, Firmin et moi, servir de témoins. Une joie subite gonfla mon cœur, mêlée d’amour. D’abord l’école buissonnière s’effaçait. Mon père ne pourrait rien dire. On a bien le droit de manquer le collège une fois par hasard pour rendre service à la société et servir de témoin à l’estimable M. Paloque. Puis j’étais fier de faire œuvre d’homme, et heureux que la belle Mlle Olympe me vît.

Cependant les deux paysans avaient cassé leur brique en deux morceaux. Ils en échangèrent un que chacun garda, mirent les deux autres au fond du trou, et plantèrent, par-dessus, la grosse pierre.

Je suivais avec intérêt ce cérémonial étrange.

— Avez-vous vu ?… demanda l’estimable M. Paloque.

— Nous avons vu.

— Alors vous vous rappellerez !

En même temps, deux gifles formidables, deux gifles à nous renverser, tombaient sur la joue de Firmin et sur la mienne.

Firmin hurlait ; et, certes, jamais de la vie la belle Mlle Olympe, — ô désespoir, elle riait ! — n’avait eu l’occasion de me voir aussi rouge.

Triste fin d’une heureuse journée !

On eut beau m’assurer qu’il n’y avait point là déshonneur et que c’était un usage ancien excellent pour graver certains faits importants dans la mémoire. Je gardai rancune, une rancune qui dure encore, à l’estimable M. Paloque, et pendant longtemps, amoureux quand même de la belle Mlle Olympe, je faisais de grands détours, dans mes promenades, pour éviter la pierre, la maudite pierre qui m’avait vu, en sa présence, si durement humilié.

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