Nouveaux contes de Noël
MOURETTE ET PERDIGALET
Ils n’ont certes pas tort ceux-là qui, aussitôt qu’apparaît à l’horizon décembre, mitouflés de fourrures, prennent le train pour Antibes, Monaco, Nice et tant d’autres coins presque africains de notre Provence. Car elle est charmante cette Afrique d’où l’on voit la neige briller ; d’où l’on peut, assis sous un palmier, entre un clos d’orangers et un champ d’anémones, sur le bord d’une mer riante qu’éclaboussent mille rayons, admirer les Alpes violettes qu’ourle à leur crête une mince ligne d’argent, chaque jour plus voisine et plus élargie.
Mais dans ces climats trop fortunés il est bien rare qu’à force de s’élargir et de descendre, aidée parfois d’un coup de vent, la neige finisse par gagner la plaine. Chez nous, région déjà montagneuse bien que l’olivier y prospère, on a plus souvent sa visite. Et c’est toujours une fête quand arrive la neige, n’y en eût-il qu’un travers de doigt, juste ce qu’il faut, comme disent les Japonais et Philippe Burty, pour qu’un petit chien, se promenant, puisse dessiner des marguerites avec ses pattes.
Quel miracle ! Quelle féerie ! Pendant la nuit tout le paysage a changé. Mais le ciel est pur comme un lapis, le matin s’est levé superbe, et il fait tiède sous les roches, à cet abri connu où le soleil donne. Vous diriez, à voir le temps si doux et les amandiers tout blancs sur les pentes, qu’un nouveau printemps vient de naître et que le vent des fleurs a soufflé.
Un printemps gourmand, par exemple ! Car, dans les champs sans route où marque, noire au milieu d’une nappe blanche, la piste matinale du facteur rural, s’avancent des troupeaux de dindes qu’on mène, gloussant, au marché. Un printemps qui annonce Noël : le grand repas, la bûche bénie ; le nougat au miel, brun tambour-major de tout un régiment de friandises ; et les bouteilles de clairette jetant leur bouchon au plafond dans une éruption de mousse en perles ; et les poires d’hiver à peau glacée qu’on va, pour le dessert de minuit, chercher avec grand’mère, sur la paille où mûrit la sorbe, dans la bonne odeur du fruitier.
Il annonce aussi, ce printemps d’un jour dont les fleurs faites de cristaux fondent déjà en gouttelettes, il annonce aussi le retour des bons contes à la veillée.
En désirez-vous un, de ces contes ? Il parle de neige et ressemble peut-être un peu trop au Petit Poucet. Je n’y changerai rien cependant et veux vous le conter tel qu’une vieille me le conta, un soir de grand froid, au moulin d’huile, tandis que le fourneau flambait emplissant les yeux de cuisante fumée, tandis que l’âne tournait sa meule, que les hommes poussaient à la barre grinçante du pressoir, et que les femmes, debout devant les grandes piéles dressées, recueillaient pieusement, avec des gestes de matrones, la liqueur d’or surnageant sur l’eau.
— La chose, mes enfants, se passait bien avant le temps des consuls ; et c’est l’histoire véridique de la belle Mourette et de Perdigalet.
Vous connaissez le Puy-Pagan, sur la route de Saint-Donnat, près de la chapelle ruinée ?
— Ce rocher roux où il y a des aigles ?…
— Où l’on voit des restes de tours ?…
— Et d’où les gens qui vont aux communaux de Saint-Donnat couper la litière rapportent, à la fin février, de si belles fleurs écarlates ?…
— Ils les cueillent au pied du roc, dans le petit bois qui y verdit ; mais ils les trouveraient bien plus nombreuses et plus belles, là-haut, au milieu des ruines, où les aigles seuls peuvent aller. Des fleurs, mes amis, qu’on n’a vues nulle part ailleurs, des fleurs comme les rois eux-mêmes n’en ont pas ! des fleurs enfin qui sont un peu fées, car elles proviennent en droite ligne, depuis mille et encore mille ans, des jardins de la belle Mourette.
Le château de Puy-Pagan, à l’époque où Mourette vivait, était le plus fort de la contrée. Inaccessible sur son roc et perdu tout au fond d’une forêt immense qu’habitaient les ours et les loups, on ne pouvait y arriver que par de périlleux sentiers emmêlés comme les fils d’un écheveau et connus des seuls propriétaires. L’audacieux qui en aurait rêvé l’assaut était condamné, sans qu’on eût besoin de le repousser par les armes, à périr, son chemin perdu, sous la dent des bêtes ou à rouler dans quelque abîme.
Le père de Mourette, qui s’appelait Bautézar, et descendait du mage de ce nom, ainsi que l’indique sur l’écusson des seigneurs du Puy-Pagan l’étoile à sept rayons qui guida les Trois Rois depuis les pays où naît le jour jusqu’à la crèche, le père de Mourette n’avait jamais voulu que sa fille quittât son château. Elle était si divinement belle avec ses grands yeux noirs et ses longs cheveux roux, pareils à ceux des Madeleines, que quiconque l’entrevoyait s’éprenait, de sorte que, faisant un choix, il y aurait eu, par sa faute, dans le pays, trop d’inimitiés et de guerres.
Cependant Mourette s’ennuyait, toujours seule avec son miroir, entre quatre murs, et n’ayant d’autres distractions que de monter sur la tour la plus haute pour contempler au loin, par delà la forêt, la plaine brune ou verte, puis jaune suivant la saison ; les villes ceintes de remparts, les villages aux cimes des collines ; la route sans fin où passaient les marchands et les cavalcades ; et le grand fleuve désert que descendait parfois une galère parée d’oriflammes.
Deux choses pourtant la consolaient de sa jeunesse prisonnière : un coin de jardin creusé dans le roc vif, — car la terre était rare au château, — où poussaient d’admirables fleurs couleur de feu que le premier des Puy-Pagan, arrivant par mer, avait apportées de Galilée ; et, avec les fleurs, la compagnie de Perdigalet, le fils du gardien de la porte, un aimable petit blondin qui l’aidait à les cultiver.
Quand il eut douze ans, voilà que Perdigalet, — sans le savoir, pauvre innocent ! — se rendit amoureux de Mourette. Le vieux Bautézar s’en aperçut ; et, malgré les larmes de Mourette qui aimait aussi, mais n’osait le dire, il résolut de faire tuer Perdigalet. « Pourquoi le tuer, si gentil et si blond, soupirait Mourette, ne vaudrait-il pas mieux le perdre ? Une fois en bas du château, dans les bois, peut-être pourra-t-il sauver sa vie ? Mais en tout cas, ne connaissant pas les chemins, il ne pourra plus revenir, et ce sera comme s’il était mort. »
Perdigalet, le brave garçon, avait son idée. Il voulait revenir, au moins une fois, en se cachant, jusqu’à la porte, pour reconnaître le chemin et délivrer Mourette plus tard, quand il se sentirait grand et fort. Et, pendant qu’on le descendait, le long des rochers, pendant qu’on l’égarait à travers bois, dans la nuit noire, Perdigalet allait semant une par une, de petites graines luisantes et dures, les graines des fleurs de Mourette qui, à l’arrivée de la saison mauvaise, avaient défleuri puis grainé. « Je me coucherai dans un arbre, songeait-il, aussitôt que les soldats m’abandonneront, et je me lèverai de grand matin, afin que les oiseaux n’aient pas eu le temps de manger mes graines. »
Mais hélas ! sur nos pays où jusqu’alors il n’avait jamais neigé, pendant la nuit, un tel faix de neige tomba qu’au matin on ne voyait plus la terre et qu’on ne la vit plus de six mois. Perdigalet pleura, comprenant qu’il lui serait impossible de retrouver les graines ni le chemin, et que jamais plus, plus jamais, il ne reverrait Mourette.
Comment Perdigalet tout seul et si petit, sans armes et sans espérance, échappa-t-il au péril du bois ? Par suite de quelles aventures, de quels combats, de quelles prouesses, revint-il un beau jour avec casque et cuirasse, en costume de chevalier ? Voilà qui serait trop long à dire ! Qu’il vous suffise de savoir qu’apercevant au loin sur son roc, par delà l’impénétrable forêt, les tours où languissait Mourette : « Ah ! neige, maudite neige, s’écria-t-il, sans toi je saurais mon chemin et délivrerais aujourd’hui mon amie Mourette, qui est enfermée.
Il avait tort, Perdigalet, grand tort de maudire la neige. Car, étant entré dans le bois, il aperçut au milieu des gazons et des mousses une fleur, puis une autre fleur et ces fleurs d’un rouge magnifique, comme il n’en avait plus revu en aucun pays depuis son départ, étaient les mêmes qui brillaient là-haut, dans le jardinet du Puy-Pagan.
Il comprit alors, le cœur plein d’espérance et de joie, que ces graines sauvées du bec des oiseaux par la neige avaient germé, poussé, fleuri ; que pendant son absence, en l’attendant, elles s’étaient multipliées. Et à mesure qu’il avançait, c’était comme un tapis de pourpre qui, se déroulant sous ses pieds, le mena droit jusqu’au château.
— Et puis ?…
— Et puis, mes enfants, il est probable que Bautézar donna son consentement et que Perdigalet épousa Mourette. Mais je vous dirai la fin une autre fois quand vous aurez atteint le sommet du Puy-Pagan en suivant le chemin de Perdigalet, que les fleurs, au retour du printemps, indiquent encore.
Tel fut le conte de la vieille. Et jamais personne ne saura ce qu’il m’a fait user de souliers à clous et de culottes, quand, sur sa foi, aux jours d’école buissonnière, nous cherchions à travers les ronces et les roches, et toujours inutilement, hélas ! malgré la présence des fleurs rouges, le sentier introuvable qui mène au féerique jardin de Puy-Pagan.