Nouveaux contes de Noël
LE BON IVROGNE
Cette vigne m’a fait rêver, s’ouvrant ainsi sur le mur gris, par un triste jour déjà froid, frissonnante et crucifiée. Plus au nord, la vigne cesse de pousser ; celle-ci, dans le pays, est la dernière. Aussi de quel orgueil le bonhomme en sabots dont elle festonne la chaumière, montre-t-il sa vigne à ses voisins : pampres dépouillés et maigres grappes qui pour mûrir ont l’air d’attendre la gelée.
Elle m’a fait rêver, cette vigne en exil, comme le symbole du rustique paganisme d’autrefois et du respect que nos aïeux avaient pour la plante sacrée.
Mais depuis des années, les vignes meurent, et Bacchus irrité s’est retiré de nous.
Il n’y a pas fort longtemps, à la saison des vendanges, quand les charrettes vigneronnes revenaient par les chemins pierreux avec leur chargement de bennes vides, vous auriez dit jusqu’à l’horizon les tambours et les tambourins de quelque lointaine bacchanale ; et, bien avant dans l’hiver, les pressoirs roulants, de forme antique, violets du résidu des cuves, allaient et venaient devant les maisons, à grand bruit, traînés par des hommes.
On gardait pourtant la tradition d’un passé plus riche. Les gens parlaient de mystérieux fléaux qui, très anciennement, du temps des Consuls, peut-être même du temps de la Louve de marbre, — laquelle, d’après le proverbe, mangeait tout, — auraient forcé d’arracher les vignes. Et, comme irrécusables témoins d’une époque où réellement le vin coulait aux ruisseaux des rues, ils montraient dans leur cave, sous les voûtes incrustées de salpêtre, drapées de toiles d’araignées, sentant bon toutes sortes de moisissures, et si hautes que la lampe y dessinait un rond lumineux au milieu de l’ombre sans arriver à les éclairer, ils montraient des cuves de maçonnerie, énormes, pareilles à des tours, et des tonneaux en pierre, en solide pierre de taille, secs maintenant, et que n’eût pas suffi à remplir la récolte d’une province.
Malgré cela, il y avait alors du vin pour tous, même pour les pauvres. Ceux de mon âge se le rappellent encore : dans les quartiers paysans, au seuil des portes, une table recouverte d’une nappe blanche avec un broc d’étain et un gobelet dessus invitait les passants à se rafraîchir sans payer. Chaque soir, à l’heure où l’on rentre des travaux des champs, un gamin s’en allait soufflant dans sa trompe et criant aux carrefours : — « Qui veut boire du vin, du vrai vin nouveau, à deux sous le litre, se rendra chez Antiq, derrière l’Église ; le vin est bon, j’y ai tâté. » Et, sur la foi de l’imberbe dégustateur, les vieux se rendaient un jour chez Antiq, d’autres jours ailleurs, pour boire le vin recommandé, en grignotant des noix fraîches et des olives.
Tout est bien fini maintenant ! Non seulement la Mère-vigne ne produit plus guère, il faut encore que d’infâmes sophisticateurs, d’accord avec nos députés, essaient de mêler leurs poisons aux dernières gouttes de lait pourpré perlant à sa mamelle tarie.
D’ailleurs, qu’on l’autorise ou non, qu’il soit clandestin ou légal, nous n’échapperons pas au vinage. L’habitude désormais en est prise, et les poètes, les philosophes, peuvent dès à présent constater quels sont ses résultats.
Un des plus tristes, assurément, c’est la suppression de l’ivresse. Car l’aimable ivresse d’autrefois est devenue une maladie ; et, remplacé par l’alcoolique au visage plombé, que hantent des visions meurtrières, notre ivrogne, le bon ivrogne, a disparu avec le bon vin.
Vous le rappelez-vous, ce bon ivrogne ? Heureux, inoffensif, on le rêvait couronné de pourpres d’automne aux riches gaufrures, d’un joli rouge comme les rubis de son teint. Il y avait généralement un ivrogne par village ; un seul ! Cela constituait au joyeux homme une sorte de privilège, et, ma foi, presque une fonction. Parfois, en veine de morale ou de controverse, le curé arrêtait l’ivrogne au passage. Gaiement, l’ivrogne se défendait par de hardies calembredaines, citant la Bible et l’Évangile, Noë, les Noces de Cana. Mais le curé, au fond, ne tenait guère à le convaincre, étant bien aise d’avoir ce pécheur endurci sur la planche pour le foudroyer dans ses sermons. Aussi peu respectueux de la Médecine que de l’Église, on racontait encore que, tombé malade et condamné, le bon ivrogne s’était guéri radicalement, sans ordonnances et sans drogues, en s’administrant coup sur coup nombre de rôties au vin vieux.
J’ai connu un de ces bons ivrognes ; et aujourd’hui, après tant d’années, son souvenir m’est resté cher.
Nous sortions de l’école quand, un jour, nous le rencontrâmes. Lui, titubant un peu, mais digne, cheminait prudemment au plus près des maisons.
« C’est Barnabé, il faudrait le suivre !… »
On le suivit donc, cartable au dos, pendant que chez nos parents le dîner attendait.
A vrai dire, la route fut longue ; car, soit calcul ou bien instinct, Barnabé, se méfiant des grands espaces et désireux d’avoir toujours un mur sous la main, nous promena une heure durant dans un réseau d’étroites ruelles.
Nous le vîmes enfin s’arrêter devant une auberge où pendait un buis vert. Il parut hésiter, puis, se fouillant, il jeta au ruisseau les quelques sous qui lui restaient dans la poche. Cette détermination nous combla de joie, d’abord à cause des sous que les moins honteux ramassèrent, et aussi parce que Barnabé — nous le savions — jetait ses sous alors seulement qu’il avait résolu de regagner le logis. Or la rentrée nous promettait, entre sa femme Scholastique et lui, une amusante comédie.
La vieille Scholastique filait sur son perron :
— « Te voilà donc, ô Mange-enfants, Songe-fêtes, Outre-mal-cousue ! »
Silencieux, le bon ivrogne courbait la tête sous l’orage.
Scholastique reprit :
— « Se mettre dans un tel état ? Va-t-en à l’écurie, retrouver tes pareils ! »
Barnabé essaya d’abord, tentative fort hasardeuse, de monter les quatre marches du perron. Mais, ayant buté, il ne s’obstina point, et, résigné, avec un sourire qui semblait dire : — « Après tout le conseil de ma femme a du bon », il leva le loquet et poussa la porte de l’écurie.
Barnabé devait avoir son idée ; quelle était l’idée de Barnabé ?
D’abord, paternel, il caressa l’âne ; il caressa la chèvre occupée dans un coin à ronger l’écorce et les feuilles d’un amandier mis en fagots ; puis, ayant tiré un verrou, il pénétra, courbé en deux, dans le petit réduit qui se creusait sous l’escalier.
Barnabé rendant visite à son cochon : l’aventure devenait drôle !
On entendit des grognements, et bientôt nous vîmes reparaître Barnabé traînant son gros pensionnaire par l’oreille.
Barnabé s’assit sur un tas de paille, près de la fenêtre.
— « La femme a raison, tu vaux mieux que moi !… »
Tout en essayant de presser sur son cœur l’animal qui, désespérément, résistait, Barnabé lui disait des paroles douces :
— « N’aie pas peur, ô unique ami ! Pose ta figure sur mon groin, mets tes menottes dans mes pattes !… Quoi ! tu me grondes, ah c’est mal ! »
Comme frappé dans ses plus chères affections, Barnabé s’affligeait sérieusement et ses yeux se remplissaient de larmes.
Enfin le cochon s’échappa.
Laissant Scholastique qui, sévère, dans l’ouverture de la porte, avait écouté la fin de cette étrange scène, se précipiter à la poursuite du fugitif, la quenouille en l’air et plus échevelée que sa quenouille :
— « Voilà les amis ! » fit Barnabé, consolé instantanément. Puis, s’étant couché dans la paille, il ajouta non sans quelque philosophie :
— « Tout cela n’empêchera pas que tu me serves, vienne la Noël, à me vernisser les babines, car rien ne vaut la chair salée pour faire trouver le vin bon !… »
Là-dessus, un rayon sur le nez, Barnabé s’endormit, ronflant à chavirer les mouches qui allaient et venaient dans le soleil.
Et, tandis qu’il rêvait de quelque formidable réveillon — brocs énormes autour desquels saucisses et boudins s’enlacent en guirlandes — nous, dans l’innocence de notre âge, avec un étonnement sympathique où un peu d’admiration se mêlait, nous restâmes longtemps ainsi à regarder dormir le bon ivrogne.