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Nouveaux contes de Noël

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LA LANGOUSTE

Depuis huit jours on ne célèbre que les chasseurs, c’est injuste. Me sera-t-il permis de rappeler ici l’existence parallèle des pêcheurs, caste plus modeste quoique puissante dans Paris, taciturne comme le poisson qu’elle pêche, n’affectant pas d’allures guerrières, mais qui, sous ses dehors volontairement effacés, cache, elle aussi, de vrais héros aux âmes hautaines et passionnées ?

Car toute passion indique grandeur, et l’humanité, heureusement, est ainsi faite que la poursuite, à travers les ondes frissonnantes, d’une carpe et d’un barbillon met en mouvement des sensations sublimes à l’égal de celles qu’éprouve par exemple un général au matin de la bataille ou même le chasseur lorsque, épaulant, prêt à tirer, il essaie, seconde suprême ! de raffermir son courage, un instant troublé, devant le départ impressionnant et brusque d’une compagnie de perdreaux.

Pour mon compte, je n’ai droit qu’au titre considérable déjà de pêcheur honoraire.

Disciple indigne, trop tard initié à l’art sacré, je n’en connais guère que les plaisirs extérieurs, les joies, si j’ose m’exprimer ainsi, marginales. C’est-à-dire : le plaisir de descendre, dans la paix et la fraîcheur, une rivière dont le cristal reflète l’azur uni du ciel et le frisson verdoyant des berges, aux heures tranquilles de l’effet, aussi justement recherchées des pêcheurs que des paysagistes ; la joie, tout seul sous la saulaie, pendant que les camarades amorcent, d’écouter, répercutés sur l’eau, les vagues appels des mariniers, le bruit du battoir des laveuses, et le cri bref de ce martin rouge et bleu qui, par-dessus les joncs du petit bras, file en flèche d’une rive à l’autre.

Mais je fréquente des pêcheurs qui pêchent, ceci me permet de parler.

Deux surtout : Nestor, qu’il ne faut pas confondre avec le pénétrant et délicat moraliste dont Gil Blas publie les chroniques, mon ami Nestor et Levoir : le premier, pêcheur dans le sang, le second, moins naturellement convaincu, mais faisant son possible pour l’être.

J’eus l’honneur de me lier avec eux dans des circonstances assez pittoresques.

Il y a de cela quelques années, flânant à travers bois, la brise m’apporta comme un son de cor au lointain. Je prêtai l’oreille, mais le cor se tut. Quelques instants après je l’entendis encore. Et je me mis à marcher dans la direction de ce cor mystérieux qui sonnait ainsi par intervalles.

Était-ce l’assemblée des fées ? Ou bien allais-je voir passer, chatoyante entre les bouleaux, sur le fond d’or des mousses et des feuillages rouillés par l’automne, quelque rapide chevauchée de châtelaines chasseresses.

Grande fut ma surprise quand, arrivé sur les bords d’un étang, près d’un moulin à l’abandon dont la roue sommeillait envahie par les herbes, j’aperçus deux hommes occupés à la moins prévue des besognes.

L’un avait la ligne et pêchait ; l’autre portant un cor, le poing fourré dans le pavillon, les lèvres prêtes à souffler, attentif, le regardait faire. Et chaque fois que l’homme à la ligne enlevait un poisson, l’homme au cor sonnait une triomphante fanfare. La pêche à courre, pourquoi pas ?

C’était Nestor qui, donnant une leçon à Levoir, alors néophyte, lui avait permis un peu de musique en manière de distraction.

Car Nestor n’est pas de ces pêcheurs qui, lorsqu’ils pêchent, veulent qu’autour d’eux règne le silence de la tombe. Nestor sait que le poisson, indifférent aux bruits de l’air, ne s’effraie que de ceux qui se propagent dans l’eau. On peut donc avec lui, tout en amorçant, causer, chanter, rire et jouer du cor au besoin ; pourvu que vos pieds ne frottent pas trop fort sur le fond en planches du bateau, Nestor se déclare satisfait.

Ceci par raison, non par faiblesse. Nestor, au contraire, apporte dans les questions de pêche une énergie implacable et froide qui va parfois jusqu’à la cruauté. Je ne l’en blâmerai point : comme la politique, la pêche a sa raison d’État.

Un jour, Nestor et Levoir, devenu son inséparable, roulaient en wagon vers un village peu connu, mais en revanche traversé par une rivière ultra-poissonneuse qu’ils s’étaient promis de dépeupler.

Rien dans leur costume ne les dénonçait comme pêcheurs : Nestor aime peu qu’on le remarque. Les bouts de roseaux et les scions, enveloppés d’un morceau de lustrine verte, se dissimulaient modestement. Les lignes en crin, celles en racine, enroulées sur les dévidoirs, avec leurs hameçons de rechange et leurs flotteurs multicolores, l’indispensable plomb de sonde, la baguette fourchue qui sert à décrocher le poisson ferré trop avant, étaient également cachés dans une trousse assez semblable à une cartouchière que Nestor portait en sautoir.

Ils allaient ainsi sans parler : Nestor calme à son ordinaire, Levoir légèrement inquiet.

Voici pourquoi Levoir était inquiet.

Il s’agissait précisément d’expérimenter ce jour-là un appât dont le secret, prétendait Nestor, venait d’être par lui retrouvé dans un antique manuscrit de la Bibliothèque nationale.

Avec cet appât, d’une portée et d’une puissance incomparables, chevesnes, perches et gardons sollicités à plusieurs kilomètres de distance jusqu’au fond des excavations et des falaises à l’abri desquelles ils ont ordinairement coutume de fuir la lumière du jour, devaient remonter en partant de l’embouchure, et descendre en partant de la source, par bancs de plus en plus voraces et serrés jusqu’au point précis de la rivière où les attendait l’hameçon. Et c’est pour la confection du susdit appât maintenant fourré sous la banquette, que Nestor et Levoir, patients comme des alchimistes, avaient passé toute leur nuit à triturer des drogues bizarres et mal odorantes.

Au départ, Levoir s’était bien hasardé à dire :

— Si, par rapport à l’appât, nous montions avec les fumeurs ?

Mais Nestor, dédaigneux :

— C’est ça ! pour que mes vers de vase, mes asticots et mon blé cuit empoisonnent la nicotine !

Et Levoir, comme toujours, avait cédé.

Or, depuis quelques minutes, dans le compartiment secoué par la marche du train et surchauffé par le soleil, se répandait une odeur indéfinissable. Les dames, sortant leur mouchoir, baissaient la glace des portières ; les hommes s’entreregardaient avec des airs méchants et réciproquement soupçonneux.

Mais les vasistas avaient beau s’ouvrir, engouffrant à torrents avec le courant d’air du train, les effluves des forêts et des plaines successivement traversées, l’odeur n’en persistait pas moins, aggravée plutôt et de plus en plus cruelle aux narines.

Levoir songeait : — Allons bon ! voilà que notre appât travaille… Nestor clignait de l’œil et semblait lui répondre : — Laissons faire, l’appât n’en sera que meilleur.

Cependant l’odeur était devenue physiquement intolérable. On parlait de faire des fouilles. Comment sauver l’appât précieux ?

Nestor paya d’audace :

— Je ne comprends pas, s’écria-t-il, que, par une chaleur pareille, des gens trimballent en chemin de fer des langoustes à ce point avancées !

En même temps, cynique, il désignait du regard à l’indignation de tous une pauvre petite vieille portant sur ses genoux un panier d’où sortaient, en effet, deux longues antennes.

Interpellée ainsi, la petite vieille ouvrit son panier.

— Mais elle est fraîche, ma langouste ; je l’ai achetée vivante aux Halles il n’y a pas trois heures. Elle marchait, sa queue battait.

— Parbleu ! le tour est connu, ma bonne dame. On vous aura changé la langouste en la faisant cuire.

La langouste évidemment fraîche était superbe à voir sous sa cuirasse écarlate, et la vieille enfantinement émue, avec son bonnet à coques roses et ses légers frisons d’argent, soupirait : — Mon Dieu, quel malheur ! et moi qui l’avais payée six francs, oui, six francs, pour faire une surprise.

Ceci eût probablement attendri un tigre, mais Nestor ne s’attendrit pas.

Nestor tranquillement prit la langouste, la flaira, puis, avec une grimace de dégoût, la fit circuler de main en main dans l’assemblée.

Suggestionnés par sa volonté, hypnotisés par son regard, tous répétèrent la grimace, et la vieille dame elle-même ne put s’empêcher de dire :

— C’est pourtant vrai, je n’y comprends rien, elle a comme une légère odeur.

— Légère ? Je vous crois. Flanquez-moi donc votre langouste par la portière, avant que tout le train ne soit asphyxié.

Et la vieille dame, soupirant toujours : « Quel malheur ! » s’apprêtait à flanquer sa langouste par la portière, lorsque Levoir, pris d’un remords tardif, la retint.

— Attendez, madame, tout bien réfléchi, c’est peut-être de notre boîte…

Nestor roulait des yeux terribles.

— Voyons, Nestor, nous pouvons avouer, puisque le train arrive en gare. Voici ton appât, c’est l’important !

Nestor pardonne, mais non sans protester :

— Alors, pour une misérable langouste, s’il nous avait fallu aller une station ou deux plus loin, notre journée se trouvait perdue ?

Et, haussant les épaules, il ajouta :

— Écoute, Levoir, un conseil : dès aujourd’hui, renonce à taquiner l’ablette ! Avec tes sentimentalités imbéciles, tu n’auras jamais l’âme d’un pêcheur !

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