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Nouveaux contes de Noël

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CHIEN D’AVEUGLE

— Monsieur ! hé, monsieur !…

Je me retournai à cet appel jeté d’une voix hésitante, et je vis debout au milieu de l’herbe un vieil homme qui battait l’air de son bâton.

— Excusez-moi, monsieur, continua le vieil homme, mais je suis aveugle et depuis plus d’une heure que me voilà à cette place, vous êtes le premier dont j’aie entendu le pas dans les cailloux.

Des cinq ou six cours ou boulevards qui, plantés sur les anciens fossés, font une ceinture verdoyante aux remparts croulants de la ville, le boulevard des Lices — avec son triple rang d’ormeaux bossus d’où l’été pleuvent d’énormes chenilles et ses allées envahies par une herbe épaisse au travers de laquelle l’habitude des rares passants trace à la longue un réseau d’obliques raccourcis — était certes le plus solitaire.

En outre, le voisinage du cimetière alignant là-bas ses cyprès, une cahute peinte en rouge, jadis demeure du bourreau, et deux maisons toujours étrangement closes, mais qui, le soir, allument dans l’ombre — phares de quelque artilleur ivre — une double lueur de vers luisants, laissaient planer sur ce quartier une inquiétante renommée. Les promeneurs bourgeois l’évitaient, préférant d’ailleurs, par simple goût, l’avenue correcte, toute neuve, qui mène du pont à la gare ; et je ne m’étonnai point qu’un malheureux aveugle échoué là fût resté longtemps sans trouver personne à qui parler.

Cependant, l’aveugle me demandait si je connaissais le pays, et, sur ma réponse affirmative, il me pria de le conduire à la fourrière aux chiens.

La fourrière, en effet, n’était pas loin ; et j’avais tort de l’oublier dans la liste des établissements plus ou moins répugnants et louches qui sont l’ordinaire décor de nos suburres provinciales.

Chemin faisant, l’aveugle me raconta son aventure.

Chercheur de pain par métier (hors de Paris les aveugles n’en exercent guère d’autre), l’avant-veille, en compagnie de son chien qui souffrait de la chaleur, lui aussi, et tirait la langue, il avait eu l’idée de se rafraîchir en passant devant un cabaret modeste où l’on vend un petit vin gai qui a goût de raisin et ne coûte pas cher. « Si pauvre qu’on soit, on peut avoir soif quand on court depuis le matin de ferme en ferme, dans la poussière des grandes routes. »

Malheureusement, il s’était endormi, et des vauriens avaient profité de son sommeil pour couper la laisse du chien et l’emmener. « Car ils l’ont emmené, Monsieur, emmené de force ; de son plein gré, la brave bête ne m’eût pas quitté pour les suivre… Un si bon chien, monsieur !… Je l’appelais Bourriquet en manière d’amitié et parce que des fois, dans nos discussions, quand il se mettait en tête de me conduire où je ne voulais pas aller, il était têtu autant qu’un homme. »

Bref ! le cantonnier avait vu trois particuliers assez mal mis, à mines de gueux de faubourgs qui, en riant comme après un mauvais coup, traînaient un chien mouton du côté de la ville. Et comme resté seul notre homme se désespérait, des rouliers avaient consenti à lui faire une place sur leur voiture. Aussitôt arrivé, il s’était informé un peu partout. Des gens lui dirent qu’en effet un chien effaré, sans collier, ayant tout l’air d’un chien d’aveugle, courait les rues. Il cherchait ainsi Bourriquet depuis deux jours, et Bourriquet ne se retrouvant pas, quelqu’un venait de lui conseiller de s’adresser à la fourrière. « Je n’en savais rien, monsieur, il paraît que c’est un endroit où l’on enferme les chiens sans maître. On les tue, comprenez-vous ça ? s’ils ne sont pas réclamés dans les vingt-quatre heures. Pourvu que Bourriquet n’y soit pas d’hier ! Mais Bourriquet est fin, il ne connaît que moi, et le gaillard ne se sera pas laissé prendre si vite. »

L’aveugle marchait, parlant toujours, cherchant à s’étourdir, à se tromper lui-même ; mais je voyais bien qu’au fond de l’âme il était fort inquiet du sort de Bourriquet.

A mesure que nous approchions du but, sa parole se faisait plus émue et il devint soudain tout pâle, quand m’arrêtant, je dis : « C’est là ! »

Cette bâtisse était sinistre, et son aspect, s’il avait pu le voir, eût achevé de désespérer le pauvre homme. Une petite cour précédant une tour ronde, qui jadis avait sans doute fait partie des fortifications. Sur la porte, une inscription en lettres noires : Fourrière des chiens. Et les chiens en entrant devaient, comme on dit, sentir leur mort, car la fourrière se trouvait contiguë à un chantier d’équarrissage.

Nous sonnâmes ; un employé à casquette galonnée vint ouvrir. Il me reconnut, et tout de suite fut aimable.

— « Un chien d’aveugle, tondu en lion, avec une houppe au bout de la queue ? Non ! je ne me rappelle pas de chien d’aveugle… Mais on peut toujours voir ; vous comprenez, il nous en vient tant. Les ordres, depuis quelque temps, sont très sévères à cause de la rage. »

Et souriant, il nous guidait vers l’angle de la cour où, dans un chenil à claire-voie, quelques malheureux toutous, non réclamés encore, attendaient leur sort.

Ils n’aboyèrent point à notre approche. Résignés et mélancoliques, ils nous regardaient d’un œil doux.

L’aveugle appela Bourriquet, mais Bourriquet ne répondit pas.

— Voilà, dit l’employé, tous les chiens capturés dans la journée d’hier.

— Et les autres, ceux d’avant-hier ?

— Oh ! pour ceux-là leur compte est bon ; et depuis ce matin ils n’ont plus besoin de pâtée.

Alors, ne pouvant dissimuler davantage ses funestes pressentiments, l’aveugle, d’une voix que l’émotion rendait plus suppliante, demanda :

— Me permettrait-on de les voir ? pour être bien sûr… si par hasard…

— Rien de plus facile, ils sont là ; justement le garçon d’à côté se trouva en retard et n’a pas pris livraison encore.

Dans notre province honteusement arriérée, on n’emploie pas pour tuer les chiens les procédés civilisés mis en honneur par la science. On ne les asphyxie pas avec l’oxyde de carbone, on les étrangle comme au bon vieux temps.

Tout autour de la salle voûtée et ronde, à des crocs fixés dans le mur, une demi-douzaine de chiens pendaient, le cou serré d’un nœud coulant, le corps raidi, la langue tirée, avec ces attitudes lamentablement comiques que la potence donne, paraît-il, aux animaux ainsi qu’aux hommes.

Un rayon de soleil pénétrait par une meurtrière, aveuglant et mince comme une tige de fer rougie au feu ; et ce rayon éclaboussant d’or le pavé rouge et mal lavé ajoutait à l’horreur macabre du spectacle.

Écœuré pour ma part, j’essayai d’entraîner l’aveugle :

— « Sortons ! votre Bourriquet n’est pas là. »

Mais l’aveugle refusa, se méfiant. Il avait son idée, et voulait savoir par lui-même.

Lentement, de ses mains tremblantes, il palpait, l’un après l’autre, les cadavres. Et il hésitait parfois, craignant de reconnaître Bourriquet.

Au troisième — un caniche à toison frisée — je le vis tressaillir et recommencer, très ému, son investigation muette. Un nouvel examen plus attentif le rassura. Il nous dit : « J’ai eu bien peur. Celui-ci lui ressemble, mais ce n’est pas lui. »

Puis, quand il en fut au dernier, avec un soupir soulagé :

— Vous êtes de braves gens, je vous remercie. Voyez-vous : de penser que Bourriquet pouvait être mort ainsi, je n’aurais pas dormi de la nuit… Mais maintenant, s’il vient un chien mouton et que ce soit Bourriquet, on ne le tuera pas, puisque d’avance je le réclame !

L’employé promit et ajouta :

— Dame ! c’est votre droit, si vous voulez venir ici tous les matins. Et tenez ! je vous conseille d’attendre. Le soleil baisse et la charrette ne tardera pas à rentrer avec le gibier de la journée.

Il avait raison : la charrette arrivait précédée du bruit d’une sonnette énorme qui, derrière les grilles, sur le seuil des portes, éveillait au passage un concert d’abois furieux. Deux hommes l’escortaient armés de lacets et de cordes.

Une fois devant le chenil on abaissa la trappe à bascule qui faisait ressembler la charrette à une sourcière géante. Mais les prisonniers, devinant, ne voulaient pas sortir.

— Bourriquet ! es-tu là ?… fit doucement l’aveugle.

Un chien s’élança, hurlant, fou de joie.

— Ah ! Bourriquet ! ah ! l’imbécile ! qui s’est laissé prendre à la fin.

Bourriquet tendait déjà son cou à la laisse, léchant les mains qui l’attachaient. Et, tandis que je soldais discrètement les frais de fourrière, j’entendais l’aveugle crier :

— Va, Bourriquet, va devant nous, toujours tout droit, dans la campagne. Va, Bourriquet, loin de ces villes, où les hommes pendent les chiens !

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