Nouveaux contes de Noël
LES PAQUES DE SYLVANIE
Mon oncle, curé des Trois-Tours, chez qui on m’avait mis pour apprendre un peu de latin, me dit ce soir-là :
— Écoute, Jacques, demain tu me serviras la messe à la première heure, et puis nous monterons, avec le bon Dieu, jusqu’à Météline. Nous voici au jeudi d’après Pâques ; il ne faut pas que la semaine se passe sans que le vieil Homobon ait communié.
Ce vieil Homobon de Météline était un homme à la mode des anciens temps qui m’avait toujours inspiré un grand respect lorsqu’il descendait au village, les jours de foire ou les dimanches, avec son costume tout de cadis blanc ; ses hautes guêtres se bouclant aux genoux ; sa culotte à pont fermée par un bouton en buis de la grosseur d’une belle noix ; son habit à la française sur le collet duquel frétillait, nouée d’un ruban, une queue ; et son énorme chapeau monté, pareil, sauf les galons, à celui des gendarmes.
Mais depuis bientôt quatre ans, à cause des mauvais chemins et de son grand âge, le vieil Homobon ne descendait plus ; et depuis quatre ans, pendant la semaine pascale, mon oncle allait dans la montagne porter la communion au doyen de ses paroissiens.
Le discours de l’abbé me fit grand plaisir. Porter ainsi, par ces premiers jours de printemps, la communion dans la montagne constituait pour moi la meilleure des écoles buissonnières : une école buissonnière sans inquiétude ni remords.
La montée n’était pas bien gaie ; il y a toujours un peu de gêne quand on a le bon Dieu avec soi, enfermé dans une petite boîte. Défense absolue de causer. Mon oncle marmottait des paroles latines, et moi, tant bien que mal j’ânonnais les répons, regardant à droite et à gauche, oubliant de faire tinter ma sonnette quand nous rencontrions des paysans, et m’attardant à toutes sortes de distractions coupables provoquées par un buisson sur lequel des chardonnerets s’abattent, un mur de pierres sèches où des lézards courent, une pente de gazon où il serait doux de se rouler.
Mais je prenais patience et me consolais des ennuis de la montée en songeant aux délices de la descente. Car, voici quelle était la deuxième partie du programme : nos affaires faites à Météline, aussitôt le vieil Homobon confessé et communié, aussitôt le petit ciboire portatif, vide désormais, disparu avec sa boîte dans les profondeurs de la soutane, sans soucis jusqu’au soir et libres comme l’air, nous dégringolions par des sentiers connus l’autre versant de la montagne jusqu’au village de Saint-Trinit dont le recteur, prévenu la veille, nous attendait.
Mon oncle, toujours un peu morose, semblait soudain se détendre et rajeunir à l’idée d’aller revoir un ami de trente ans, un compagnon de séminaire. Il courait avec moi, riait, partageant mes enthousiasmes d’enfant pour un caillou de forme bizarre, une plante curieusement fleurie, un papillon aux couleurs vives, un insecte luisant comme l’acier.
Et quelle joie quand, sur le midi, l’estomac creusé par l’air apéritif de la montagne, nous apercevions le clocher de Saint-Trinit, l’église neuve au milieu d’une cinquantaine de maisonnettes à toits gris comme une mère-poule au milieu de sa poussinée, et, barrant la route de sa bedaine, l’ami de mon oncle, le joyeux recteur Bienteveux qui, du plus loin qu’il pût nous apercevoir, s’écriait :
— Arrivez, traînards ! tout est brûlé : on va être obligé de vous envoyer casser une croûte à l’auberge.
Mais rien n’était brûlé ; et maintenant encore l’image de Saint-Trinit n’apparaît à mon souvenir qu’à travers les appétissantes fumées d’un morceau d’agneau croustillant et doré au four, d’un arrière-train de chevreau en blanquette, d’un plat de morilles qu’avant tout le monde M. Bienteveux savait découvrir dans les allées de vigne non encore piochées ou de quelque truite à chair rose pêchée du matin en notre honneur.
Nous voilà donc, mon oncle et moi, sur le chemin de Météline. Mon oncle grave, tout à ses fonctions sacerdotales, et moi rêvant aux morilles de M. Bienteveux, pendant que, de minute en minute, le ciel matinal s’éclairait, et que le soleil invisible encore à l’Orient mais déjà près de dépasser la crête qui le cache, pour s’épandre soudain sur les vallées comme une large nappe d’or, baignait de ses premiers rayons la cime rose des montagnes.
De temps en temps, essoufflés, nous nous arrêtions. Mon oncle, respectueusement, déposait le bon Dieu sur l’herbe, dans sa boîte, ne se scandalisant pas si des bestioles y grimpaient.
Cette ferme de Météline se trouvait décidément perchée par trop haut, à mi-chemin du paradis comme disait mon oncle.
Partis avec le jour, il pouvait bien être dix heures quand nous arrivâmes. Dès que j’aperçus le corps de bâtiment, je me mis à faire tinter ma sonnette. Un chien aboya, des poules s’effarèrent, le taureau, toujours enfermé, secoua sa chaîne dans l’étable, mais les portes restèrent closes, et personne ne se présenta pour nous recevoir.
Un peu étonnés nous avancions quand même, lorsque tout à coup je m’écriai :
— Mon oncle, mon oncle, il y a un mort. — Comment ? un mort ! — Il y a un mort dans la maison. Voyez ! les abeilles ont le crêpe.
En effet, la demi-douzaine de ruches alignées le long du rocher, troncs d’arbres creux que recouvre une pierre plate, portaient chacune un chiffon noir.
Mon oncle dit, ému : — Le vieil Homobon serait-il mort ?
Le vieil Homobon était mort. Une voisine le gardait. Son petit-fils, qui venait de partir pour les Trois-Tours, avait dû nous manquer en voulant prendre le raccourci. Sur quoi mon oncle décida que l’enterrement aurait lieu le surlendemain et fit les prières.
Où étaient Saint-Trinit, M. Bienteveux, son déjeuner ? La journée s’annonçait funèbre.
Une fois hors de la maison, j’interrogeai mon oncle du regard. — Que veux-tu, me répondit-il, devinant sans doute ma pensée, que veux-tu ? Jacques ! M. Bienteveux, aujourd’hui, se passera de notre compagnie. Nous ne pouvons pas, pour un divertissement profane, promener tout le jour le corps du Sauveur par les chemins. Sa place est dans le tabernacle. Nous allons, au lieu de descendre à Saint-Trinit, retourner chez nous, tranquillement.
Comme les Trois-Tours maintenant me paraissaient tristes ! Et comme Saint-Trinit par comparaison s’embellissait dans mes souvenirs avec ses prés fleuris de narcisses, et ce chemin à travers les prés le long duquel le bruit des eaux courantes vous accompagne. En vérité le vieil Homobon aurait bien pu attendre encore un jour ou deux avant de mourir.
Mon oncle devenait songeur, et je crois qu’au fond il partageait mes regrets : les saints eux-mêmes ont leurs faiblesses.
Nous nous étions pourtant remis en route quand, au premier détour, sous le rocher où s’alignaient les ruches, nous rencontrâmes une gardeuse de moutons qui, nous voyant passer, se signa.
— Je dis à mon oncle : — C’est Sylvanie !
— La Sylvanie des Pierre-Antoine, qui reçut la confirmation en même temps que toi, l’année dernière, et qui avait toujours la meilleure place au catéchisme ?
Mon oncle s’était arrêté. Sylvanie s’approchait, timide. Ayant souvent joué avec elle, je n’étais pas fâché de revoir Sylvanie.
Mon oncle, paternellement, la grondait. Pourquoi ne la voyait-on plus à la messe ? Pourquoi surtout n’était-elle pas descendue aux Trois-Tours pour faire ses Pâques ? — J’avais bonne envie, monsieur le curé, mais les Trois-Tours c’est loin et nos maîtres ne sont pas commodes. — Bien ! Sylvanie, je leur parlerai…
Cependant, Sylvanie réclamait un service. — Est-ce que vous ne pourriez pas, monsieur le curé, avec Jacques, veiller mes bêtes un instant de peur qu’elles n’entrent dans la chenevière, pendant que j’irai jusqu’aux maisons me faire prêter un morceau de pain. Mon chien Labri a mangé la provision de ma journée. Il ne passe ici jamais personne, et je risque de rester à jeun jusqu’à ce soir. — A jeun ! Tu es donc à jeun, Sylvanie, tout à fait à jeun, disait mon oncle. — Tout à fait à jeun, monsieur le curé. — Depuis le souper d’hier, tu n’as mangé ni bu ? — Ni mangé ni bu, monsieur le curé. — Pas même bu une goutte d’eau ! — Non, pas même une goutte d’eau. — Pas même cueilli, sans y faire attention, quelque prunelle, quelque mûre le long des haies !…
Ici, la Sylvanie se mit à rire : — Il y a beau temps, monsieur le curé, que les becs-fins ont picoré les dernières prunelles, et vous savez bien que les mûres ne rougissent guère au mois d’avril.
Mon oncle alors interrogea Sylvanie sur le catéchisme et parut ravi de constater qu’elle se le rappelait à merveille : — Parfait ! parfait !… Puis il ajouta : — C’est la Providence qui le veut, les voies de Dieu sont mystérieuses !
Par hasard, la Providence voulait-elle nous faire déjeuner chez l’abbé Bienteveux ce jour-là ? Je commençai à le soupçonner vaguement quand mon oncle me dit : — Éloigne-toi un peu, Jacques, je vais confesser Sylvanie.
La confession fut courte et l’absolution tôt donnée. La pauvre Sylvanie n’avait pas des péchés bien lourds. — Et maintenant, mon enfant, que vous voilà en état de grâce, après avoir remercié le Seigneur qui, par une faveur spéciale, a daigné venir à vous, tandis que vous n’alliez pas à lui, apprêtez-vous à recevoir dignement la divine Eucharistie.
Il y avait là tout près une manière d’oratoire sur les marches duquel Sylvanie s’agenouilla. Sylvanie, rose d’émotion, baissait les yeux et pleurait. Mon oncle priait à voix basse. L’hostie brillait entre ses doigts dans un rayon de vif soleil. Des oiseaux innombrables s’étaient mis à chanter. Une odeur plus pénétrante que l’encens montait des herbes attiédies. J’avais envie de pleurer moi aussi ; mais tout en pleurant je me disais :
— Pour peu que tout à l’heure on presse le pas, nous pourrons être avant midi à Saint-Trinit, où l’excellent monsieur Bienteveux nous attend avec du l’agneau rôti, des truites, des morilles.
Et, dans un élan de pieuse reconnaissance, je bénissais le ciel qui, plutôt que de nous priver d’une innocente joie, avait voulu que ma petite amie Sylvanie se trouvât ainsi sur notre route, toute prête pour faire ses Pâques à la place du vieil Homobon.