Nouveaux contes de Noël
COURRIERS D’HIVER
L’autre nuit, pendant que soufflait la rafale et que l’averse battait les toits, j’ai fait un rêve, mais un rêve fantasquement mythologique, comme en dessina le peintre Hamon.
Je voyais venir la Froidure.
C’était une fillette pâle, vêtue d’un long manteau neigeux, où scintillaient et cliquetaient en guise de franges ces fines aiguilles de cristal que la bise suspend aux mousses des fontaines, avec mille broderies rappelant les arabesques d’argent dont le givre ternit nos vitres.
Elle portait une couronne faite d’un feuillage luisant, chargé de noix vertes. Et lentement, elle s’avançait à cheval sur un escargot.
Car il n’y a pas à s’en dédire, depuis plusieurs jours déjà, une fillette — la même que j’ai revue en songe — s’arrête chaque matin sous ma fenêtre, criant : — « Cerneaux cerneaux, cerneaux nouveaux ! » Et déjà, aux grilles des cabarets, les premiers escargots farcis, précurseurs de l’hiver, ont laissé fumer vers le ciel l’encens de leur âme odorante.
Qu’on me pardonne un tel lyrisme !
J’eus le bonheur de naître en Provence : or, plus que le Parisien lui-même, le Provençal est friand d’escargots.
Et cela de temps immémorial.
A ce propos précisément, en lisant Salluste, j’ai fait une importante découverte qui semble avoir échappé jusqu’ici à l’attention des historiens.
J’ai découvert d’abord que l’escargot, à qui on ne soupçonnait guère cette antique illustration, joua son rôle dans les guerres d’Afrique, alors que les Romains avec Marius y bataillaient, et de plus que l’estime particulière dont nos paysans de Provence honorent ce succulent gastéropode tient au sang, à la race, et date d’environ deux mille ans.
Voici en abrégé ce que Caïus Sallustius Crispus nous raconte :
Non loin du fleuve Mulucha (vers l’endroit où est maintenant la frontière du Maroc et de l’Algérie) s’élevait en plaine un roc portant un fort à son sommet. Marius mit le siège devant, sachant que les trésors du roi se trouvaient enfermés là. Mais le roc était à pic ; le fort avait une garnison considérable, du blé en quantité, une source d’eau vive ; de sorte qu’après bien du temps, bien des peines perdues, Marius désespérait quand le hasard vint à son aide.
« Le hasard voulut qu’un Ligurien, simple soldat des cohortes auxiliaires, sorti du camp pour aller chercher de l’eau, aperçût des escargots qui se promenaient dans les rochers, sur le talus de la forteresse. Il en ramasse un, puis deux, puis quatre ; et, tout entier à sa cueillette, arrive peu à peu jusqu’au sommet de l’escarpement… »
Il faut lire la suite dans le vieil historien : comment le bon troupier amateur d’escargots, ayant ainsi constaté le point faible de l’enceinte, alla trouver Marius ; comment Marius lui confia la direction d’une petite troupe munie de cornets et de trompettes, et comment l’ennemi se laissa vaincre, croyant être pris à revers.
Dans l’aventure, un seul fait importe : que le héros est un Ligurien, c’est-à-dire un montagnard de basse Provence, conservant au milieu des camps, en terre lointaine, comme ferait un de nos conscrits, le souvenir du pays natal, et la religion de l’escargot assaisonné d’aïoli ou préparé à la sauce verte.
Et ceci explique pourquoi, aujourd’hui encore, depuis Marseille jusqu’à Vintimille, les gourmets ne jurent que par l’escargot.
Car chez nous, soit dit sans raillerie, l’escargot est compté comme gibier.
Non pas ce gros escargot jaune que la Bourgogne envoie à Paris, mais un escargot du Midi, un petit escargot gris brun, plus maigre, plus fin, en harmonie avec le sol de l’habitant.
L’escargot fait la joie des bastidons, des cabanons, villas minuscules, paradis rôtis du soleil, sans lesquels l’homme de là-bas ne saurait vivre.
Qu’une fraîche ondée tombe du ciel et lave la poussière des feuillages, aussitôt un cri retentit :
— « L’escargot a montré ses cornes ! »
Et les populations se répandent dans les vignes.
Sur la terre détrempée, le long des souches ruisselantes, femmes, enfants, vieillards, les hommes et les demi-hommes ramassent les escargots à pleins paniers.
— « Décidément, la chasse est bonne, et dans huit jours, au premier dimanche, tous les fourneaux seront en fête. »
Dans huit jours au plus tôt : avant de se laisser manger, il faut d’abord que l’escargot jeûne.
On les tient prisonniers dans des vases à fleurs, avec une planche et une pierre par-dessus.
Mais les escargots sont forts ; de plus, malins en diable. Pour sortir de leur noir cachot, ils s’entr’aident, font la courte échelle, unissent mille efforts en une formidable poussée ; si bien qu’il n’est pas rare un matin de retrouver le vase à fleurs vide, les murs de la chambre tapissés de bave argentée, et les escargots en corniche autour du plafond.
Dans les années sans pluie, il y a disette d’escargots. Pourtant on en déniche tout de même : parmi les touffes des grands fenouils dont ils aiment la tendre verdure et dont l’odeur forte les attire, ou bien encore des amas de sarments verts que les gens prévoyants laissent exprès dans l’entre-deux des allées de vigne, pour garder au sol un peu d’humidité.
En hiver, c’est mieux. On les cueille à point, recroquevillés derrière une mince membrane, et prêts à chanter au fond de la casserole sans même qu’il soit nécessaire de les laisser jeûner.
Pour en trouver autant qu’on veut, on n’a qu’à démolir le mur en pierre sèche du voisin. Pas de vains scrupules. Le voisin certainement vous rendra la pareille au courant de la saison, et vous mettrez tous deux ces éboulements sur le compte du gel et du dégel.
Cette idée d’escargots mangés en hiver reste poétiquement liée à un de mes plus doux souvenirs, à une de mes plus pénétrantes impressions d’enfance.
Mis en gaieté par un jour de beau soleil, d’air vif et de neige craquante, nous avions, un ami et moi, déserté l’école, bien résolus à ne pas rentrer jusqu’au soir.
Vers les deux heures, la faim nous prit. Le déjeuner était loin déjà, et nous n’avions trouvé à mettre sous la dent qu’une pomme prise dans la glace sur le bord d’un ruisseau gelé.
Inquiet et le cœur gros d’entendre les oisillons qui pépiaient gaiement en cherchant leur vie dans les arbres, déjà je songeais à la retraite. Mais mon ami, garçon hardi avec des instincts de Peau-Rouge, ne s’effrayait pas pour si peu. Il ne voulait pas se rendre encore. Il réfléchissait, espérait…
Tout à coup, me montrant une fumée à l’horizon :
— « Nous sommes sauvés. En avant ! Je crois que le vieux Marc est en train de brûler sa haie. »
En effet, le vieux Marc avait mis le feu à un amas de ronces couronnant le petit mur qui soutenait son champ, et il attisait le brasier avec une fourche. C’est le procédé que nos paysans emploient pour maintenir les haies à bonne hauteur.
Quand il ne resta plus rien, le vieux Marc s’en alla, et mon ami dit :
— « Maintenant, mangeons des escargots ! »
Quels escargots ?… Je ne voyais pas d’escargots.
Mais mon ami avait raison ; nous en trouvâmes bien deux douzaines, au milieu des charbons, rôtis dans leur coquille.
La cendre les salait un peu ; ils exhalaient une odeur délicieusement appétissante.
Tout en mangeant, nous nous chauffâmes, et nous rêvions de Robinson !