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Nouveaux contes de Noël

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IMPRESSIONS DE SEMAINE SAINTE

J’avais fait gras un Vendredi-Saint !

Non certes par ostentation, ni bravade ; mais pourquoi m’étais-je laissé tenter, et pourquoi mon vieux païen d’oncle, avec ses habitudes de chasseur braconnier, ne trouva-t-il ce matin-là, au lieu de fromage ou d’œufs durs dans la poche de son carnier, qu’un gros bout de saucisson d’Arles.

Ce saucisson mangé ainsi en plein soleil, au bord d’une source, tandis que le flacon de vin fraîchissait, avait paru délicieux à mon appétit de la douzième année.

Maintenant, le remords était venu ; et n’osant pas, moi indigne, me mêler à la foule qui, d’église en église, allait visiter les Paradis, après avoir longtemps erré par les rues comme une âme en peine, j’entrai seul dans la chapelle des Pénitents où des fantômes en cagoule célébraient l’office de Ténèbres.

Ici point d’éblouissants reposoirs aux mille cierges reflétés dans l’argent et l’or des orfèvreries ; point de sépulcres ornés de fleurs avec un petit agneau couché parmi la mousse et la verdure ! Des tentures noires : un gigantesque crucifix, ses plaies avivées de vrai sang, étendu à plat sur les dalles nues ; et, au lieu des douces voix des pensionnaires et des nonnes entendues à travers les grilles, les notes funèbres du Dies iræ.

Puis un moine prêcha la Passion, un moine aux yeux méchants qui tout le temps ne nous parla qu’enfer et flammes éternelles. J’eus peur d’abord et j’avais envie de pleurer à l’idée d’être ainsi damné pour toujours. Pourtant cette conception d’une éternité de désespoir, ce déni de toute espérance, répugnait à mon imagination enfantine ; et malgré le Dies iræ, malgré le moine, voyant là-haut sur la courbe bleue de la voûte semée d’étoiles un Dieu le père, en grand manteau qui, les bras étendus comme pour bénir, souriait dans sa barbe blanche, je me disais qu’au fond le moine peut-être se trompait, et qu’avec un tel air de bonté, quels que fussent les crimes des hommes, ce Dieu ne pouvait pas rester à tout jamais implacable.

La nuit venue, j’eus un beau rêve.

Depuis des siècles et des siècles, la terre était morte et glacée, roulant à travers les espaces ses fleuves taris, ses océans vides et ses forêts sans feuilles qu’aucun soleil ne réveillait. De loin en loin, des montagnes de décombres, autrefois des villes ; et, autour de ces décombres, empiétant sur les champs débordant jusqu’à l’horizon, des cimetières obstrués de tombes blanches mais si pressées, mais si nombreuses, qu’entre Paris et Londres, sur les deux rives de la Manche, rangées en ligne, elles se regardaient.

Les étoiles aussi étaient mortes. Et, ne pouvant plus ni récompenser ni punir, il arriva que Dieu s’ennuyait.

Oui, Dieu — un Dieu tout pareil au bon vieillard à barbe blanche peint sur la voûte des Pénitents — se trouvait, comment dirai-je ? un peu à l’étroit dans l’Infini.

Si bien qu’un jour, s’adressant à saint Pierre, assez maussade et désœuvré pour sa part avec sa trousse de clefs rouillées, car personne n’entrait plus au Paradis et jamais on n’en ouvrait les portes :

— Voyons, Pierre, c’est tous les jours la même chose ici et la vie se fait monotone. Que penserais-tu d’un petit tour de promenade ?

Pierre répondit :

— Un tour de promenade m’irait assez, histoire de dégourdir mes vieilles jambes. Mais je suppose que le Seigneur veut rire : où pourriez-vous aller, puisque vous êtes en tous lieux ?

Dieu dit :

— En effet, je suis en tous lieux.

Pierre ayant réfléchi :

— Il y a bien l’enfer où vous n’êtes pas.

— Va pour l’enfer, c’est une idée… Sans compter que depuis longtemps j’avais l’envie de vérifier un peu par moi-même comment les affaires se passent là-bas.

Et voilà le bon Dieu avec saint Pierre qui, abandonnant en cachette le Paradis plein d’anges blancs, de fleurs et de musique, prennent le chemin de l’enfer.

Des montagnes couleur de poix, des rocs soufrés, des précipices ; et çà et là, par des fissures autour desquelles arbres et buissons se crispent et se recroquevillent comme un fagot d’épines à la gueule d’un four, des langues de flammes qui montaient.

— Seigneur, la promenade n’est pas gaie.

— Pierre, il faut se contenter de ce qu’on a.

Cependant, miracle étrange, dans ces endroits maudits où, comme dit le proverbe, Dieu n’était jamais passé, même de nuit ; sur ce sol calciné, fait de craquantes pierres ponces et de cendres ; derrière les deux voyageurs un peu d’herbe fine naissait. La voûte de jaunes vapeurs emportées dans un tourbillon s’ouvrait au-dessus de leurs têtes en éclaircie lumineuse et bleue.

Et une fois arrivés devant le portail béant, entrée de l’enfer grand ouvert, c’est à peine si, l’espace d’une seconde, ils purent entrevoir l’entonnoir rouge pareil, avec ses cercles de plus en plus étroits de falaises flambantes et de vallées, à une énorme rose de braise ; c’est à peine s’ils purent entendre la plainte formidable des damnés ; car, aussitôt que Dieu eut posé le pied sur le seuil, toutes les flammes s’éteignirent. Comme un lingot qui refroidit, la rose de braise en un instant passa du rouge blanc au rouge sombre ; et, tout reprenant sa naturelle couleur, les fleuves de bitume s’arrêtèrent, les cascades de métaux fondus restèrent suspendues au flanc des rochers en stalactites immobiles ; tandis qu’à la tempête des hurlements et des blasphèmes un long silence succédait, puis un soupir de soulagement immense et doux, poussé à la fois par des millions et des milliards de poitrines.

Dieu dit :

— Je n’avais pas prévu l’effet que ma présence en enfer produirait.

— Moi non plus ! répondit saint Pierre.

Dieu et saint Pierre marchaient toujours. Or, à mesure qu’ils marchaient, les pentes arides se revêtaient de fraîches fleurs et de beaux arbres, avec des sources de toutes parts jaillissantes où damnés et damnées, par troupes, venaient apaiser leur longue soif. Quel bonheur, quels transports de joie ! Repentants, les avares jetaient leur or ; les meurtriers cachaient sous des buissons de roses leurs armes ensanglantées ; les victimes d’amour, vol gémissant de colombes blessées ! cessaient enfin de désespérer, connaissant l’amour véritable ; et Satan, farouche sur son trône, s’étonnait de sentir fondre en son cœur son orgueil et sa vieille haine à l’approche de Celui qui est toute bonté.

Mais saint Pierre n’était pas content. Le rude pêcheur de Galilée, le gardien des clefs et du dogme, trouvait irrégulier ce répit, et condamnable cette atténuation à des tortures déclarées éternelles.

Dieu, qui sait tout, le devina :

— Pierre, à quoi songes-tu ?

— Je songe à ceci que Dieu se déjuge, et que, sans tarder, il nous faut tous les deux sortir d’ici, pour que de nouveau, à la place des sources fraîches le bitume enflammé jaillisse, pour que de nouveau le feu ronfle sous les chaudières, et que, de nouveau, et pour toujours, recommence l’expiation.

— Tu as raison, Pierre, mais il est trop tard : maintenant ces âmes ont vu Dieu, ces âmes se sont repenties.

Et, souriant dans sa grande barbe, le Père Éternel ajouta :

— Gronde-moi, Pierre, gronde-moi, j’avoue qu’en descendant ici, j’ai commis une irréparable imprudence.

Pierre insistait, et je m’aperçus à ce moment qu’il ressemblait, mais là trait pour trait, au méchant petit moine prêcheur de Passion.

— Nous allons faire un affreux scandale ! Que diront, en apprenant ce qui s’est passé, les docteurs de la Loi, les Pères de l’Église ?

— Tu vas remonter au plus vite et les réunir tous en grand concile, les anciens et les nouveaux, ceux des Catacombes et ceux de la Rome papale, robes de bure et robes de pourpre, houlettes de bois et crosses d’or. Tu t’expliqueras avec eux. Moi, je ne puis, en conscience, sortir d’ici tant que les peines éternelles n’auront pas été abolies.

Puis, s’étant assis et bénissant, les bras étendus dans son manteau bleu, l’innombrable foule qui versait des larmes, il dit encore :

— Quiconque a vu Dieu et se repent, ne peut pas ne pas être pardonné !

Là-dessus, je me réveillai. Un vieux curé ami de la famille, à qui je racontai la chose, se fâcha tout rouge et me prédit après ma mort, au fond d’un enfer où Dieu ne descendrait pas, la chape de plomb des hérésiarques. Rien n’y fit : parfait croyant pour tout le reste, jusqu’à l’heure où l’on ne croit plus guère, mais hélas ! hérétique sur ce seul point, je gardai toujours une idée vague qu’il n’y a pas de flammes éternelles, et qu’un jour, que saint Pierre le veuille ou non, Dieu pardonnerait, s’il lui plaît, comme dans mon rêve.

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