Nouveaux contes de Noël
UN CHASSEUR DILIGENT
Je rencontrai Anseaume hier, dans les Champs-Elysées, au sortir de l’Exposition canine. Sa présence à Paris ne me surprit qu’à moitié : Anseaume est grand chasseur, et qu’il s’agisse d’un mariage de bassets ou d’un essai d’arme nouvelle, rien de ce qui intéresse l’art cynégétique ne lui demeure étranger. Anseaume pourtant me parut triste, il avait le regard mouillé derrière ses sourcils en broussailles, et l’aspect seul de ses moustaches de boucanier eût suffi à révéler les secrets chagrins de son âme, car si la moustache droite retombait toujours magnifique et pleine jusques au-dessus du menton, la moustache gauche, celle qu’il mordille d’un tic obstiné les jours où quelque ennui le préoccupe, se hérissait, déplorablement courte et comme rognée aux ciseaux sur un coin de sourire amer.
Anseaume vint à moi, et me serrant la main à la briser :
— « Tu as sans doute appris la nouvelle… On te l’a écrit ?… »
Je n’avais pas appris la nouvelle et personne ne m’avait rien écrit ; mais à l’accent désolé d’Anseaume je me mis tout de suite en tête que son frère, malade depuis longtemps, était mort ; et, prenant une physionomie de circonstance, j’essayai consciencieusement de lui broyer la main à mon tour.
— « Le coup a été dur, continuait le brave Anseaume, bien dur ! Pendant un mois, j’en suis resté comme abruti : toujours sombre et seul, ne parlant plus, suivant les murs ; et du goût à rien, pas même à la chasse ! Les amis se sont inquiétés ; ils m’ont conseillé de voyager, de me distraire, et, comme tu vois, me voilà… »
Le désespoir nullement joué de ce géant roux me fit peine ; et je cherchais avec la maladresse d’un homme ému des phrases de condoléance, quand, m’interrompant, il s’écria :
— « Et dire que j’en suis la cause !… dire que c’est moi, de ces mains, qui l’ai empoisonné !
— Mon pauvre ami, eh quoi, tu aurais ?…
— Hélas ! sans le vouloir, avec une saucisse à la strychnine que j’avais déposée près de mes bois du Plan-des-Pères, cet hiver, sur la passée du loup. »
Je ne disais mot, ne m’expliquant pas comment M. Anseaume aîné, homme grave, avait bien pu s’empoisonner d’une saucisse déposée à l’entrée d’un bois. Cependant mon interlocuteur ajouta non sans pousser des soupirs qui, dans l’allée claire que nous suivions, firent neiger sur nos chapeaux, ainsi qu’une féerique neige bleue, les fleurs étonnées des sophoras :
— « Un si bon chien !… Il ne lui manquait que la parole… Et encore, affirma-t-il après un silence, encore la parole, il l’avait !… »
Alors seulement je devinai qu’en ce tragique événement il s’agissait non pas de M. Anseaume aîné, négociant notable, mais de Boréas, un chien étonnant qui, sans avoir précisément le don de la parole comme son maître le prétendait, ne connaissait pas son pareil pour garder une lieue durant dans sa gueule un œuf frais qu’il ne cassait point, et rapporter fidèlement, à défaut de lièvre, un mouchoir, une blague, ou même un caillou marqué d’une croix.
Car — on peut le dire à présent qu’il est mort — je ne crois pas qu’en sa longue carrière de chien, Boréas ait jamais flairé poil ni plume. L’envie ne lui en manquait sans doute pas, non plus qu’à son maître ; mais ils étaient du midi tous les deux, et chacun sait que dans le midi chiens et chasseurs se sont acquis une telle réputation d’adresse que les lièvres et les perdrix ont depuis longtemps pris le parti d’émigrer, et que les oiseaux de passage préfèrent faire un grand détour en traversant l’Europe plutôt que de se hasarder dans des contrées inhospitalières où les guette un trop sûr trépas.
Et tenez, puisque la rencontre d’Anseaume a réveillé mes souvenirs, je me permettrai de raconter une aventure où j’eus part, et qui donnera une idée de la façon dont les Provençaux en général et mon ami Anseaume en particulier pratiquent la chasse.
J’étais alors en rhétorique ; c’est vous dire que je nourrissais à l’endroit d’Anseaume, âgé plus que moi de dix ans, une admiration sans bornes. Ses souliers ferrés et ses guêtres, ses vestes de velours relevées de boutons à tête d’ours, de cerf, de sanglier, et portant dans le dos, en guise de poche-carnassière, une double caverne capable de contenir une charretée de gibier, son fusil à culasse perfectionnée, ses coiffures de forme anglaise, son air discret en parlant chasse, le mystère dont il entourait ses expéditions et ses prises, tout jusqu’à sa manière de siffler Boréas par les rues, faisait pour moi d’Anseaume le pur idéal du chasseur. Aussi, figurez-vous ma joie l’après-midi où Anseaume m’arrêtant :
— « Viens-tu coucher au Plan-des-Pères. Nous souperons d’une truite et d’un arrière-train de chevreau que la fermière a préparés ; et je te montrerai en chemin comment on s’y prend pour cueillir un lièvre. »
Anseaume ne disait pas « j’ai tué un lièvre » ; il disait « je l’ai cueilli », voulant indiquer par là la précision scientifique de ses méthodes de chasse. Il disait encore « un lièvre m’attend dans tel vallon, au pied de telle touffe de romarin ou de genêt ; seulement il ne sera mûr que dans huit jours. »
Les mauvaises langues du pays prétendaient bien que les lièvres d’Anseaume ne mûrissaient jamais. Mais j’étais dans l’âge de la candeur et de l’enthousiasme, et j’attribuais à la seule envie d’aussi basses insinuations.
Je dois avouer pourtant que ce jour-là le lièvre en question ne se trouvait pas mûr ou qu’il lui répugnait extraordinairement d’être cueilli, parce que nous eûmes beau parcourir la plaine et les coteaux, lancer Boréas dans tous les taillis et fouiller tous les buissons à coups de pierres, nous n’aperçûmes pas la queue du lièvre.
— Bah ! ce sera pour demain matin, et nous le pincerons au gîte. La vraie heure du lièvre, vois-tu, c’est quand, sentant les premiers rayons, il secoue ses oreilles grises à ras du sol pour faire tomber la rosée.
Ainsi parlait, se répandant en projets pittoresques, mon ami Anseaume tout à fait ragaillardi par le petit vin à fumet schisteux dont nous arrosions largement l’arrière-train de chevreau rôti. Et le moment du repos venu :
— Surtout, dit-il à la fermière, surtout n’oubliez pas de me faire réveiller avant l’aube, comme d’habitude.
— Oui, monsieur Anseaume, comme d’habitude ! répondit la fermière avec un sourire doucement narquois qui me revint plus tard, mais que d’abord je ne remarquai point.
Toute la nuit, je rêvai lièvres, lièvres énormes que Boréas, des quatre coins du pays, rapportait sanglants dans sa gueule et qu’Anseaume, après avoir rechargé le fusil, enfournait impassiblement au fond de sa poche de derrière, devenue grosse comme une montagne.
Quand arriva le matin, un coup de feu — réel ou bien entendu en rêve, je l’ignore — me secoua, et je sautai à bas du lit, m’imaginant qu’Anseaume était parti déjà et qu’il cueillait le lièvre sans moi.
Mais non ! de la chambre à côté, un ronflement sortait régulier et sonore, et j’y trouvai le brave Anseaume en train de dormir tout vêtu.
— « Anseaume, Anseaume, monsieur Anseaume !
— Qui va là ? Présent !
— Il fait déjà clair, monsieur Anseaume, et comme je crois que la fermière…
— Mais oui, il fait clair, coquin de sort !… Pourvu que le lièvre ait attendu. Et te voilà encore en chemise ? Il fallait dormir sous les armes, dormir d’un seul œil, comme moi. Vite ! une goutte de cognac, et qu’on se culotte… le temps presse ! »
Tandis que je me hâtais, un peu honteux de ma paresse, Anseaume, du haut du perron, apprêtait les carniers et faisait jouer la bascule des crosses tout en considérant avec d’étranges froncements de sourcils et une moue d’inquiétude mal dissimulée l’horizon qui se colorait de plus en plus.
— Serions-nous en retard pour le lièvre, monsieur Anseaume ?
— Eh ! c’est bien le lièvre qui m’inquiète…
Déjà vers l’orient de vagues reflets roses couraient à la crête des montagnes, puis de grands trous d’or s’ouvrirent dans la brume ; puis les rayons de l’astre encore invisible se déployèrent comme un éventail vermeil qui couvrit la moitié du ciel… Anseaume était superbe à voir, immobile et debout sur les flamboiements de l’aurore.
Anseaume tout à coup, poussant un juron formidable :
— Coquin de bon sort…! Qu’est-ce qui se passe là-bas ?
J’accourus.
« Mais qu’est-ce que c’est donc que ça ? Un volcan ? Ou plutôt la ville qui brûle ! »
En effet, un globe de feu montait majestueusement derrière les murs de la ville au grand effroi du brave Anseaume, chasseur diligent, qui, à trente ans passés, n’ayant pas encore eu, paraît-il, occasion d’observer si rare spectacle, prenait ingénument le lever du soleil pour un incendie !
Ce qui ne l’empêcha pas, l’autre jour, aux Champs-Élysées, d’ajouter en manière de péroraison à son éloge funèbre de Boréas :
— « Pauvre Boréas ! te rappelles-tu comme il était triste le matin où, t’étant réveillé trop tard, tu nous fis rater un lièvre au gîte ? »