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Nouveaux contes de Noël

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L’HOMME AU COUTEAU

Nu la tête et les bras nus, parfois il traversait la ville avec son tablier, ses sabots sanglants et son grand couteau qui luisait.

Mais soit qu’il emmenât, un bout de corde au cou, quelque pauvre bête condamnée ; soit que, trouvée morte un matin dans la paille de l’écurie, il l’emportât les membres raides, sur son chariot bas, à roues pleines, que traînait un âne velu ; soit encore que, l’ouvrage fait, il revînt vendre la peau, toute fraîche, les poils humides et l’envers nacré, chez les tanneurs des Vieux-Quartiers ; toujours autour de lui un concert s’élevait assourdissant et lamentable. Car du Portail Double au Portail Peint, les chiens de la ville, surexcités soudainement par l’odeur de massacre que l’homme avait, se ruaient, hurlants, à ses trousses, sans oser le mordre pourtant.

On l’appelait Charlot tout court, ou bien encore Monsieur Charlot en manière d’ironie. Pour nous autres gamins, c’était « l’homme au couteau, l’Écorche-rosse », et son couteau nous faisait peur.

Charlot habitait sous les remparts, près de la grève, théâtre de ses exécutions, une masure délabrée qui fut un moulin autrefois.

L’eau depuis longtemps n’y arrivait plus. L’ancien canal, lentement gorgé de limon, était devenu un jardinet où Charlot à ses moments perdus cultivait des fleurs, des arbres fruitiers, des légumes. Et rien dans cette solitaire bâtisse, séparée maintenant du lit vagabond de la rivière par une étendue de cailloux où poussaient çà et là des touffes d’osiers maigres et d’amarines, n’aurait fait deviner le moulin de jadis, sans l’antique roue aux trois quarts envasée dont le bois vermoulu, changé en amadou, verdissait de pariétaires, et sans une meule cerclée de fer, à l’abandon devant la porte.

Blancs et roses au printemps, les arbres du jardin se couvraient, dans la saison, de pêches, d’abricots ambrés, de cerises qui attiraient là des bandes d’oiseaux ; et bien souvent, quand on passait, il y avait, assise sur la meule, une gamine de notre âge, — la Carline, — qui n’avait pas connu sa mère et qui était fille de Charlot.

Mais, jamais, dans l’entraînement des maraudes, l’idée ne nous serait venue de toucher aux fruits de Charlot, et encore moins, pour l’insulter de loin, d’adresser la parole à Carline.

Un peu sorcière, à moitié ogresse, nous nous racontions que Carline mangeait de la chair d’âne les vendredis. Des légendes planaient sur son père dont l’arrière grand-père aurait été bourreau. Aussi faisions-nous de longs détours, les jours d’école buissonnière, pour éviter la grève sinistre semée d’os blanchis, de crânes aux dents démesurées, où toujours flairant quelque chair en train de se consumer au soleil, de grands corbeaux venus des roches s’abattaient d’un vol mécanique et lourd.

Pourquoi, l’autre matin, voyant les chemins pleins de neige, me suis-je rappelé Charlot ? Et pourquoi le souvenir m’est-il revenu en même temps d’une cérémonie d’ailleurs pittoresque, dont ce philosophe qui, sous de macabres apparences, cachait, paraît-il, une âme débonnaire et encline à la joie, fut l’ordonnateur et le héros ?

La masure du moulin n’appartenait pas à Charlot. Immémorialement, lui et les autres Charlots, ses aïeux, la tenaient en location d’une famille noble du pays, alors représentée par un doux maniaque qu’on appelait le vieux marquis ; lequel vieux marquis, avec sa physionomie falote, l’originalité de son costume, m’apparaît à travers mes souvenirs, — et tout au moins autant que le brave Charlot, — comme un survivant d’un autre âge.

Habitant seul, malgré qu’il eût quatre-vingt-dix ans, seul avec ses fermiers et non loin de la ville, dans une métairie décorée du nom de château, le vieux marquis, aux environs de 1850, portait encore fièrement, et sans que personne s’en étonnât, la culotte courte, le tricorne et la queue. Un jonc à pomme d’or, très haut, lui tenait lieu d’épée. C’est la seule concession qu’il daignât faire aux idées du temps.

Avait-il réellement retrouvé le bail primitif parmi les parchemins poudreux de son chartrier, ou en imagina-t-il le texte pour taquiner, dans la personne de Charlot, les républicains de la ville ? Peu importe ! Mais le fait est que, cette année-là, le vieux marquis fit signifier par voie d’huissier, à son locataire étonné, qu’il devrait dorénavant, en outre de quelques écus perçus jusque-là et à titre d’hommage et de redevance, fournir six livres de poissons frais apportés au château, avant le déjeuner, le matin de la mi-carême.

— Le diable l’emporte ! disait Charlot, qu’il m’augmente s’il veut ; j’en serai quitte pour ne pas payer. Mais où veut-il qu’en plein hiver je me procure ainsi six livres de poissons frais à jour fixe !

Le marquis n’en démordit point.

— J’exige mes poissons pour le principe ! Ces poissons perpétuent le souvenir du temps où mes aïeux avaient seuls, entre les deux ponts, droit de pêche sur la rivière. Que Charlot s’arrange : il me faut à la mi-carême mes six livres de poissons frais… Le marquis disait : « poifon frais ! »

Ce fut une joie dans la ville quand on connut les exigences féodales du vieux marquis : « Fix livres de beaux poifons frais ! » et la joie fut double, la mi-carême approchant, quand on apprit que Charlot méditait un coup et qu’il affirmait gravement vouloir porter sa redevance en personne.

Une mascarade, un triomphe !

Par un jour pareil à celui-ci, nous jouions près du Portail Peint, heureux de la neige et du froid qui faisaient la campagne blanche, mettaient des pompons aux buissons, et des barbes d’argent aux lions en bronze de la Grand’Fontaine.

Tout à coup un vacarme s’éleva : abois de chiens et bruit de roues. C’était Charlot, l’Écorche-rosses, qui passait sous la voûte avec son hideux chariot.

Charlot, dans son costume de travail, le coutelas à la ceinture, les bras retroussés jusqu’aux coudes, allait rendre hommage au vieux marquis.

Fier de sa musique de chiens renforcée pour la circonstance d’une douzaine de polissons soufflant, à s’en faire jaillir les yeux, dans ces énormes conques marines, qui remplacent chez nous les cornets à bouquins, Charlot menait son âne velu par la bride, tandis que, dans le chariot, assise sur une planche posée en travers, Carline triste et jolie comme toujours, tenait un panier de poissons et une balance.

Des gens suivaient, nous les suivîmes. Qu’allait dire le vieux marquis ?

Le marquis ne se fâcha point.

Debout, tout en haut du perron, et la main sur sa grande canne :

— Sartibois ! Charlot ! s’écria-t-il, tu exagères le respect, et rien, certes, ne t’obligeait d’apporter le poisson en si magnifique équipage.

Puis il fit un signe à Carline d’approcher, — Carline toute rouge avec son panier et ses balances ! — Il lui donna une piécette blanche et paternellement l’embrassa.

Oui, le vieux marquis, l’ayant soulevée de terre dans ses mains tremblantes, embrassait Carline ! Stupéfaction grande. Les conques s’étaient tues soudain, les chiens restaient silencieux, et les badauds qui avaient suivi, venus pour rire, ne riaient guère.

Un marquis embrasser Carline ! Nos idées, pour huit jours, en furent renversées.

L’année suivante, à mon grand regret, le vieux marquis étant mort dans l’intervalle, l’hommage des poissons ne se renouvela point.

Mais comme ici-bas la bonté n’est pas semence qui se perde, grâce au marquis, depuis, Charlot nous fit moins peur.

On daignait quelquefois jouer avec Carline ; et c’est elle qui, — dans la saison des fruits, quand, sans préjugés désormais, nous nous bourrions bouches et poches de cerises volées, — guettait, grimpée sur la vieille roue, pour que son père ne nous surprît pas.

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