← Retour

Nouveaux contes de Noël

16px
100%

LE POT DE MIEL

A THÉODORE DE BANVILLE

Il ne s’agit pas, cher maître, de celui que le Chaperon-Rouge portait pour Mère-Grand le jour que le loup le rencontra, mais d’un autre pot de miel en grossière terre de chez nous, vernissé à l’intérieur et s’agrémentant sur les bords de quelques coulures d’émail, modeste amphore paysanne qui a dû vous parvenir par colis postal ces jours derniers, dans un emballage de marjolaines nouvelles dont le parfum montagnard — si pénétrant soit-il lorsque la plante est cueillie verte, — aurait peine à lutter avec le parfum du miel lui-même.

Solide et grenu, et comparable — sauf la couleur — au Falerne que les vieux Romains coupaient par tranches avant de les dissoudre dans la neige, solide à ne pas fondre par les plus chauds étés, grenu à craquer sous la dent, ce miel tellement doux que sa violente douceur a des sensations de brûlure, vous aura sans doute rappelé le classique miel de l’Hymette que les épiciers grecs de la rue de la Darse, à Marseille, vendent, ô sacrilège ! dans de vulgaires boîtes de fer blanc.

Or, je veux vous révéler, car il y a toujours une raison aux choses, pourquoi le miel en question ne ressemble à aucun autre miel, et pourquoi il s’en est échappé, quand on a soulevé le couvercle, un vol de visions idylliques qui, tout de suite d’ailleurs, se sont trouvées comme chez elles dans votre maison à la fois Parisienne et Grecque, cachée dans la tranquillité des vieux ormes de la vieille rue du Jardinet.

La raison, cher maître, la voici :

Ce miel, tel que Rothschild n’en aura jamais sur sa table, cette savoureuse ambroisie faite du suc de toutes fleurs, cet or fluide et divinement sucré qu’il faudrait payer au poids du vrai or, n’était pas, comme vous avez pu le croire, un cadeau de moi, mais un cadeau que vous faisaient, et d’elles-mêmes, les abeilles.

Ce miel ne m’avait rien coûté, ou si peu que c’est presque rien…

Mais il vaut mieux simplement vous en raconter l’histoire qui, bien que d’hier et arrivée en France, nous ramène à la simplicité de ces âges primitifs où, sur la terre pure encore, sans ambition, sans besoins, heureux et bons comme des Dieux, les hommes vivaient en communauté avec la nature.

Un jour, tante Annette me dit :

«  — Voici que la saison approche ; si tu veux, un de ces matins, nous monterons au Mas des Truphème.

— Pour quoi faire ?

— Pour renouveler notre provision de miel. Autrefois, dès les premiers beaux jours, la femme nous l’apportait ; mais, maintenant, elle est trop vieille.

— Et, est-ce loin, le Mas des Truphème ?

— Non, deux petites lieues, à mi-hauteur de Lure. »

Deux petites lieues en montée — et l’on sait combien ces petites lieues s’allongent une fois parti ! — il y avait certes là de quoi faire réfléchir un Parisien. Mais on se souvient d’avoir été montagnard, et quelle belle occasion de renouveler connaissance avec la montagne, à travers les mille changements qui, des oliviers dont le feuillage déjà s’argente, et des amandiers prématurément fleuris, vous conduisent, par d’imperceptibles transitions, aux pentes ombragées de frênes, aux fourrés de grands buis glacés, aux rases étendues de lavandes, et aux sommets que seule égaie la verdure immobile des genévriers.

J’acceptai donc la promenade.

Le lit d’un torrent sert de chemin ; puis c’est un chemin pierreux fort semblable au lit du torrent, un chemin qui n’en finit pas de se tordre aux flancs de la côte abrupte où s’effrite sous le soleil le schiste des lavines ordinairement bleues, mais mouillées et noires ce matin, — car il a plu toute la nuit, — noires d’un velours rayé çà et là par le luisant ruban de sources subitement jaillies.

Et tout le temps je me disais :

— « Certes, la route est pittoresque, mais quelle singulière idée a la tante d’aller chercher son miel si haut ! »

Nous arrivons sous un revers abrité avec quelques traces de culture, un bout de pré, une chenevière : oasis cachée comme en défrichaient jadis, dans ces endroits perdus, les paysans, alors que le seigneur gardait pour lui seul les grasses terres des vallées ; et que peu à peu l’on abandonne depuis les ventes de la Révolution et le parcellement des grands domaines.

Au milieu, le Mas des Truphème, bizarre bâtisse en cailloux roulés, sans crépi, avec un cordon de grès rouge dessinant l’angle des murs, le cadre des étroites fenêtres, et l’arc surbaissé de la porte.

A côté du Mas, une fontaine de deux canons dont l’eau tombe à grand bruit dans un réservoir qui déborde ; et derrière, s’étageant sur un bloc calcaire naturellement coupé en gradins, une centaine de ruches, — troncs d’arbre creux que recouvre une tuile — tout autour desquelles, bourdonnant dans le soleil, tourbillonnent des vols d’abeilles, innombrables, mouvantes et pressées comme les flocons d’une neige d’or.

La vieille, qu’une poule suivait, s’avança timide et prudente :

— Vous m’avez fait presque peur : je vous prenais pour un huissier… Heureusement, j’ai reconnu mademoiselle.

— Vous avez donc quelque procès ?

— Non ; mais on n’est jamais sûr quand on est pauvre.

— Comment ? Pauvre ! avec toutes ces ruches…

— Ah ! mon pauvre monsieur, si vous saviez, cela rend si peu ! »

En effet, la pauvreté, une pauvreté décente, se lisait d’un coup d’œil à tous les coins de l’humble logis.

La vieille nous servit sur un bout de nappe très blanche une collation de pain bis, de noix et d’eau claire, puis on fit marché pour un certain nombre de pots de miel qu’un homme qui travaillait plus haut dans le bois nous apporterait au prochain samedi, en allant vendre ses fagots à la ville.

Les pots pesés, l’argent compté, tante Annette tira quelques menus présents d’un panier dont le contenu m’intriguait.

— « Tenez ! voici pour vous une capeline de laine, et un couteau à plusieurs lames pour votre cadet qui s’est mis berger. »

Un reflet humide et fugitif — c’est ainsi qu’on pleure à soixante et dix ans — brilla dans les yeux de la vieille qui tournait, retournait le couteau, et, de ses mains ridées, palpait lentement la chaude étoffe. Elle hésitait pourtant, avec une enfantine envie d’accepter.

— « Vous êtes de braves gens !… la capeline me tiendrait chaud cet hiver, et Cadet serait bien heureux… Mais j’aurais trop peur que les abeilles…

— Prenez, mais prenez donc ! Les abeilles n’ont rien à voir là-dedans… C’est en dehors du prix du miel, c’est pour votre pain et vos noix. »

Nous étions déjà au bout du champ, et la vieille répétait encore :

— « Pour le pain et les noix ; c’est bien cela ! sans quoi les abeilles se seraient dépitées. »

Quand elle nous eut quittés :

— « Voilà bien du mystère pour l’achat de quelques malheureux pots de miel ! M’expliquerez-vous, tante Annette, ce que veut dire cette vieille avec son histoire d’abeilles qu’on dépite ?…

— Comment ! tu ne sais pas ?… Mais c’est la croyance du pays… Les abeilles, tout le monde ici te l’apprendra, possèdent le don de sagesse et ont l’argent et l’avarice en grande horreur. Elles veulent bien servir l’homme, mais non pas en être exploitées. Aussi ne permettent-elles pas qu’on change le prix de leur miel qui doit rester toujours le même, tel qu’il fut fixé dans l’ancien temps. Et si quelqu’un, par désir de trop gagner, se hasardait à l’augmenter, ne fût-ce que d’un sou, alors ce ne serait pas long, et les abeilles essaimeraient au loin, laissant l’avare seul à se lamenter devant ses ruches vides. »

N’est-ce pas, mon cher maître, que voilà une superstition touchante et une admirable leçon ? non pas seulement pour les épiciers qui, sans craindre de voir les pots sophistiqués s’envoler en brisant les glaces des devantures, continueront, hélas, jusqu’à la fin des siècles, à mélanger le glucose au miel ; mais pour toute l’humanité. Car au milieu des honteux marchandages où on les prostitue, dans le bruit d’écus remués dont on ne cesse de les assourdir, il est à craindre que les derniers dieux consolateurs qui nous restent, c’est-à-dire l’Art et l’Amour, secouent leurs ailes un beau soir, et remontent droit vers le ciel, indignés, comme les abeilles !

Chargement de la publicité...