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Nouveaux contes de Noël

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LA PAYSANNE

Il y avait une fois à Luzancy, pas très loin de la Ferté-sous-Jouarre, une vieille femme, si vieille que tous ses parents étaient morts. On l’appelait la Sempiterne malgré que son vrai nom fût veuve Gogüe. La Sempiterne possédait pour seule fortune une chèvre dont elle vendait le lait dans la saison, et que les bonnes gens la laissaient nourrir, comme par aumône, du maigre gazon des bords de champ, ainsi qu’aux troënes de leurs haies.

De temps en temps aussi, pour gagner quelques pauvres journées, elle s’en allait laver lessive à la fontaine de Cranlin où les fées reviennent. C’est une eau qui sourd au bas des coteaux, par dessous une pierre moussue, et puis s’étend en claire nappe à l’ombre de treize tilleuls.

Un jour — c’était l’année passée à peu près vers cette saison, quand l’épine franche a passé fleur et quand, sur les buissons, commence à blanchir l’aubépine — un jour la Sempiterne eut une surprise. Dans cet endroit solitaire d’où la crainte écartait le monde, à côté de la pierre moussue, une belle dame était assise, la figure si blanche avec de si fins cheveux d’or, que la Sempiterne s’arrêta la prenant au moins pour une fée. Mais un garçonnet jouait près d’elle, et la Sempiterne comprit que ce ne pouvait pas être une fée, parce que les fées n’ont pas d’enfants.

Alors, ayant attaché la chèvre au bord de l’eau, — les chèvres comme on sait sont friandes de cresson et de menthe, et ces herbes leur font le lait bon — elle mit le linge tremper, et s’installa un peu plus bas pourtant qu’à sa place habituelle pour ne pas déranger la belle dame.

Mais, tout en lavant sans rien dire, elle levait parfois la tête et regardait sournoisement la belle dame et son garçon.

La dame lisait dans un livre, au grand étonnement de la Sempiterne, qui n’avait jamais vu faire cela qu’au curé ; le garçon, voulant lier connaissance avec la chèvre, avait franchi le ru où se déverse la fontaine. Quelquefois, quand il s’approchait trop, la chèvre tirait sur sa corde et le front baissé, menaçait. Alors le garçon s’enfuyait, peureux et content d’avoir peur.

Courant de la sorte, il tomba.

— « Henriquet !… Henriquet !… » s’écria la belle dame.

Mais déjà la vieille Sempiterne s’était dressée, et elle relevait l’enfant, tout en menaçant la chèvre de son battoir.

— Ah la païenne, ah la sans-cœur !… C’est le diable et ses cornes, cette bête !… T’as pas honte, dis ? t’as pas honte de faire ainsi frayeur au petiot ! »

La chèvre écoutait le discours. Henriquet émerveillé et qui n’avait plus peur du tout, osa lui caresser les poils de sa barbiche.

Cependant la belle dame demandait si on ne pourrait pas, le matin, apporter au hameau des Hautes-Feuillées un verre de lait pour Henriquet.

— « Pas avant un mois, tout au juste ! Faut auparavant que la chèvre chevreaute ; mais sitôt le biquet sevré, nous garderons le lait pour vous. »

A partir de ce moment, Henriquet prit en grande amitié la vieille Sempiterne et sa chèvre. Il venait à leur rencontre tous les jours sur le chemin de la fontaine. Mais ce fut bien autre chose encore lorsque la chèvre eut chevreauté et que son biquet la suivit. Henriquet le prenait dans ses bras ; il tétait au pis comme lui, et la chèvre le laissait faire.

Si bien qu’après cinq mois, lorsque, octobre annonçant l’hiver, la dame parla de regagner Paris, Henriquet pleura tant et tant qu’il fallut amener aussi la chèvre, le chevreau et la Sempiterne.


Effrayée par le vacarme des wagons et le fourmillement de cette grande ville où, tous les jours que le soleil fait, le monde est en habits des dimanches, la bonne vieille Sempiterne avait d’abord voulu repartir : — « Y a trop de maisons et point assez d’arbres ! » Puis, la nuit, lorsqu’elle regardait de sa fenêtre à mansarde les milliers de becs de gaz étincelants comme des étoiles : — « Les gens par ici sont fous, ben sûr, de gaspiller ainsi leur huile. » Et elle concluait par sa phrase de prédilection : — « Tout ça, c’est le diable et ses cornes ! » Formule vague, mais commode, qui lui servait à exprimer les sensations les plus diverses.

Peu à peu cependant la Sempiterne s’est habituée.

Le Luxembourg, les Tuileries, les arbres des quais et des squares l’ont réconciliée avec Paris. Elle a appris le chemin des rues. Et maintenant c’est elle qui, toute seule, conduit Henriquet en promenade, regrettant, à la vue des parterres toujours en fleurs et des pelouses bien arrosées, de ne pouvoir également y conduire la chèvre et le chevreau prisonniers dans le coin d’un petit jardin.

Henriquet l’appelle maman Gogüe, et n’échangerait pas pour la nounou la mieux pomponnée avec des rubans de bonnet si longs qu’ils en traînent par terre et des boules d’or dans les cheveux, cette paysanne sèche comme du bois sec, crevassée comme un sarment de vigne, dont la peau sent la terre et l’herbe, et qui lui conte de si beaux contes, le soir, quand vient l’heure de s’endormir.

Elle se trouve heureuse, la Sempiterne ! C’est pour elle, à soixante et dix ans passés, une enfance qui recommence, aussi lumineuse, aussi féerique que la première fut triste et terne.

Un jour, on l’a menée à la comédie ; et tout de suite elle s’est signée, croyant entrer dans une église. Au jardin d’Acclimatation, au Jardin des Plantes où son Henriquet la promène, elle a de naïves terreurs devant les bêtes des pays étranges et de grandes joies à reconnaître un arbuste, une fleur qu’elle nomme de son nom rustique. Tout cela, sans doute, est pour Henriquet, mais plus qu’Henriquet elle en profite. Parfois même — on n’est pas parfait, et les vieillards devenus enfants reprennent goût aux friandises — parfois, quand elle achète quelque gâteau pour Henriquet, il lui arrive de l’écorner, oh ! légèrement, du bout des doigts, et de se régaler des bribes.

Si vous l’aviez vue l’autre après-midi devant la baraque à Polichinelle ! La pièce avait un succès énorme ; l’héroïque et féroce bossu frétillant, frappant, baragouinant, était en train d’assommer le commissaire, et c’étaient des fusées de rire chaque fois qu’un fort coup de trique résonnait sur un crâne en bois. Mais dans l’auditoire enfantin, personne, pas même Henriquet, ne s’amusait, soyez-en sûrs, à l’égal de la bonne vieille, applaudissant de ses mains dures et dans les yeux de qui — des yeux ridés, petits et clairs — les larmes du plaisir brillaient.


Mais le printemps est revenu. On retourne à Lusancy dans huit jours.

Henriquet en rêve la nuit. Il se voit jambes nues dans les hautes herbes, avec la chèvre et le chevreau, près de la fontaine de Cranlin où les fées reviennent.

La Sempiterne est contente aussi, pauvre Sempiterne ! très contente ; mais son contentement ne va pas sans regrets :

— « Vot’ grand Paris, voyez-vous, c’est quasiment le diable et ses cornes ; pourtant s’il fallait, tout de même je m’accoutumerais ben à y mouri ! »

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