Nouveaux contes de Noël
PLAISIRS D’HIVER
Madame,
Vous me demandez ce que je fais, en plein décembre, dans cet érémitique coin de montagne.
Je fais surtout de grands détours, à travers friches et vignes mortes, pour échapper aux interrogations anxieuses des braves paysans mes frères, lesquels, troublés par les révélations de l’enquête, doutent déjà des représentants qu’ils ont élus et voudraient savoir à quoi s’en tenir, une fois pour toutes, sur la question du Tonkin. Ils n’ont que politique en tête, ils m’attendent comme une proie ; et, quand je passe hors de portée, ils me suivent d’un long regard que je devine chargé de reproches.
Puis l’homme reprend son travail, retournant au louchet la glèbe pierreuse ou s’escrimant de la hache sur un chêne trapu, difforme et tout en tronc à force d’être annuellement mutilé. Moi je gagne le chemin rural ; et, chaussé de façon à ne redouter ni les cailloux, ni les ornières, je jouis avec un sybaritisme ingénu des sensations délicates qu’on éprouve à revenir vieux déjà et ruminant ses jours aux endroits où, tout jeune, on rêva la vie. Il y a là un dédoublement de soi, un envers confus de souvenirs qui jettent l’âme dans un état de trouble exquis, comparable à l’enivrante obsession que laisse après lui un beau rêve.
Ce pays est plaisant plus que vous ne sauriez croire.
Ici le vrai Midi finit ; non pas vaguement, en limbes malades, en frontières flottantes et indéterminées, mais dans toute sa vigueur et sa force, au pied de rochers nus qui se dressent comme un rempart.
Par delà, c’est le Gapençais dauphinois, contrée à noyers et à fourrages, cirque vert, alpestre déjà, qu’enserrent des cimes longtemps neigeuses. Où nous sommes, c’est la Provence, blanche au printemps de fleurs d’amandier et conservant encore quelque gaieté malgré l’hiver ; car, à perte de vue, partout, sur les côtes abritées, s’accrochent des bosquets d’olive qu’argente en passant la tiède brise.
Et tenez, je vous plains, vous autres Parisiens, de ne pas connaître notre hiver !
Chez vous, l’hiver est chose nette : du froid et jamais du ciel clair. Chez nous, au contraire, c’est une saison voluptueusement nuancée, faite de frissons et de sourires, comme les automnes du Nord d’une si poétique mélancolie, et que le Midi ne connaît pas.
Au revers sombre d’un Hubac, la tombée de neige est restée ; les fontaines moussues pendent en stalactites que le reflet du ciel bleuit ; dans son lit d’ardoise effritée, sous une mince vitre de glace, le ruisseau coule silencieux ; et les merles transis se mettent en boule, tristement, au milieu des buissons sans feuillage.
Quelques pas encore : au premier tournant, le soleil devient chaud à se faire sauter la veste ; les sources chantent, dégelées, pour répondre au cri d’oisillons prématurément amoureux ; le gazon s’égaie de brins nouveaux ; et frissonnant un peu, sur le mur blanc du cabanon, à côté de la treille flétrie, un rosier surchargé de roses se redresse dans un rayon.
Telles sont mes joies d’après déjeuner.
Le matin, je chasse… Ne vous récriez pas ! Je chasse malgré mon horreur instinctive du massacre et du sang versé. Non pas à l’ours, soyez tranquille : le dernier ours de la contrée fut tué voici quatre-vingts ans, — un jour qu’il mangeait des poires sauvages, — par un petit berger que j’ai connu vieillard. Au sanglier non plus ; on en connaît un qui déserte parfois les bois de Lure, pour venir la nuit, dans les métairies, fourrager le grain des gerbiers : mais son existence est hypothétique et personne ne le vit jamais. Quant au lièvre, à la perdrix rouge, il faut pour les traquer, en ces cantons ardus, une vaillance de jarrets que Paris a par trop affaiblie.
Le mieux est d’avouer tout de suite. Eh bien, je chasse aux petits oiseaux.
Oui ! ces petits oiseaux, ces gentils chanteurs dont l’autre hiver (avec le docteur, il vous l’a conté ?) nous mangeâmes, la mort dans l’âme, tant d’appétissantes brochettes, non sans maudire la férocité toute romaine, l’horrible atavisme césarien, qui pousse ainsi les bons Provençaux à transformer en comestibles les plus minuscules habitants de l’air… ces petits oiseaux, je les tue, ou du moins je suis censé les tuer.
Et circonstance qui n’atténue rien, je les tue lâchement « au poste ! »
Vous ne connaissez pas la chasse au poste ?
Autour de Marseille et de Carpentras, autour de Carpentras surtout, la chasse au poste est élevée à la hauteur d’une institution nationale.
C’est l’ami César, — Guindon César, — un Sisteronnais originaire des plaines que le Vaucluse arrose, qui le premier introduisit dans nos montagnes ce délectable et détestable passe-temps. Comment a-t-il fait pour m’induire en tentation ? Je l’ignore ! Séduit par son infernale éloquence, je consentis un jour à le suivre, presque à contre-cœur, avec un sentiment de curiosité révoltée. Maintenant je suis pris, j’ai senti le sang, et, comme saint Augustin aux jeux du cirque, je retourne à la chasse au poste pour mon plaisir.
Les préparatifs sont charmants !
On part avec le jour, vers les sept heures ; c’est aux premiers rayons que la chasse est bonne ! Le corps bien couvert, le visage fouetté par un petit frisquet, on chemine gaillardement sur la route sèche et sonore. Là-haut, à mi-montagne, des traînées de brume, blanches comme argent sous le soleil qui les atteint déjà, promettent une belle journée.
Le poste !
Installation pittoresque et simple : une cabanette en planches, au milieu des champs, à l’abri de l’œil des humains, et masquée par quelques branches de chêne dont le feuillage couleur de vieil or frissonne dans le vent avec un bruit sec et métallique.
De chaque côté de la cabane, deux arbres morts qui sont les cimeaux.
A l’intérieur, suspendues à des clous et rangées en manière de corniche, une série de cages étroites dans lesquelles vivent prisonniers les appeaux.
La cabane a des créneaux comme une forteresse.
Le premier travail est de disposer les cages par terre, dans l’herbe gelée, au pied des cimeaux.
Notre collection d’oisillons dressés est complète et l’ami César se montre fier de ses appeaux plus qu’un grand seigneur de sa meute. Quelques-uns, des ténors ! lui coûtent vingt et trente francs.
Voici le pinson solitaire ; le pinson gavot, à bec jaune, au plumage finement teinté ; la passe, une bouchée exquise, que le profane prendrait pour un gros moineau ; le linot, tout gris ; le verdier, en habit vert liséré de jaune ; le tchi ortolan ; le tchi buissonnier, superbe avec sa longue queue ; le tchi-moustache, à qui une raie noire, descendant de l’œil jusqu’au cou, donne une physionomie guerrière ; et enfin le grasset, l’incomparable grasset ! un oiseau tout en or dont le costume resplendissant semble déceler les intimes succulences. Pas de chardonneret, par exemple ! l’ami César a le cœur sensible : il fait grâce aux chardonnerets.
Dès qu’ils se sentent à l’air libre, dès qu’ils aperçoivent un bout de ciel à travers les barreaux d’osier de la prison, les malheureux captifs gazouillent. Est-ce un chant ou bien une plainte ? Les deux, peut-être ! Mais leurs frères des bois, leurs frères des vallons les entendent, et, attirés par une mystérieuse sympathie, ils viennent, gazouillant, causant, répondant, se poser auprès d’eux, le plus près possible, sur les cimeaux.
Alors, bien tranquille dans sa cabane, assis, le canon de fusil appuyé sur l’embrasure, mon chasseur prend son temps et les mitraille.
Mais l’heure marche, enfermons-nous. Quelques gouttes sont tombées hier, et les oiseaux pressés de quitter la feuillée humide vont descendre en plaine.
Silence ! Je guette mon cimeau, César le sien. La bise souffle, les appeaux appellent, la rivière gronde au lointain. Dans l’étroite ouverture par où je regarde, un grand paysage s’encadre : arbres, maisons blanches, rochers ; et ce serait délicieux sans l’obligation de mettre à mort l’infortuné pinson qui vient — tenez ! de se poser là, bien en face, tout en haut de la branche morte, et qui, noir sous le bleu du ciel, ressemble à une feuille qui chanterait.
Car on les tue, pinsons et linots, on les tue par douzaines. Quelquefois, en tombant, le petit cadavre s’embroche à la tige d’un chaume aigu.
Pour mon compte, s’il faut tout dire : Madame, je n’en tuai jamais.
Et même, depuis quelques jours, j’empêche que l’ami César n’en tue.
L’ami César, parfait chasseur, a pourtant cette déplorable habitude de murmurer : — « N’en véla qui maï un !… » en visant, à chaque fois qu’un oisillon vient se percher sur son cimeau. Quand j’entends cela, brusquement, par l’embrasure qui m’est dévolue, pan ! je tire. Le bruit de mon coup inutile effraie la pièce visée par César, et j’ai le plaisir de la chasse sans m’exposer à aucun remords.
César me disait l’autre jour :
— « Je ne tue plus rien, coquin de sort ! Je ne sais pas si c’est un hasard, mais vous tirez toujours juste au moment où j’ai le doigt sur la gâchette, et ça fait partir mon gibier… »
Évidemment César se méfie.
Il ne m’attend plus au départ, il m’accueille sans enthousiasme, et je crains bien qu’un de ces matins, — malgré notre vieille amitié, — il ne m’interdise le seuil sacré du poste.
N’importe ! Ma conscience est tranquille.
J’ai de cette façon, depuis une semaine, sauvé l’avenir d’au moins deux cents nids. On connaît, madame, des hommes d’État qui emploient plus mal leurs matinées.