Pas perdus
ÉPHÉMÉRIDES
4 février. — Boum ! Mardi gras. Il est sinistre ; non par l’absence à peu près absolue de masques, mais par l’effroyable tristesse de l’incommensurable foule qui piétine le long des boulevards, laissant désertes toutes les autres voies. Cette multitude d’infortunés n’est pas même descendue, comme naguère, dans l’espoir de pêcher entre les pavés fangeux quelques lambeaux de cette vieille gaîté française dont l’entretinrent nos arrière-grands-parents, ainsi que d’une chose lointaine déjà. Plus d’illusions, elle n’attend plus rien, elle n’espère plus. Pourquoi descend-elle ? Pour se fuir elle-même : tel « l’homme des foules » d’Edgar Poë. Ces grands boulevards prennent quelque chose d’un cercle inédit de l’Enfer, où comme l’écrivait Berlioz sous la République deuxième, la Démocratie promène son rouleau de bronze[3].
[3] Le texte : « La République passe en ce moment son rouleau de bronze sur l’Europe. » (Préface des Mémoires)… L’Europe s’est ressaisie…
Comment se retenir de penser à ces périodes de réjouissances énormes, qui jadis séparaient les semaines recueillies de l’Avent (Rorate, cœli, de super ; et nubes pluant Justum !) des austérités par quoi le Carême nous méritait l’explosion de la joie pascale : la Saint-Nicolas, Noël, les Saints-Innocents, Sainte-Geneviève, fêtes des Fous et de l’Ane, Épiphanie, Chandeleur, Saint-Valentin, Mardi gras, Mardi-gras ! Et les magiques divertissements et « momons » de Molière prennent soudain leur sens nostalgique où Verlaine, hélas ! n’a plus rien à voir :
Cependant imperturbables, les employés des mairies enregistrent les déclarations des citoyens se venant, comme chaque année, faire inscrire sur les listes électorales : ce soir expirent les délais impartis. Or un quidam s’est présenté orné d’un faux nez énorme, rubescent et turgescent. Les scribes retenaient leur sérieux à grand’peine, et le chef du service ne savait trop que faire, les règlements non plus que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen n’ayant osé prévoir cet attentat à la majesté du Suffrage Universel : justement ce que répondait obstinément le facétieux aux électeurs conscients, dont quelques-uns riaient, mais dont s’indignaient le plus grand nombre. Et cette indignation décida le scribe en chef, homme spirituel : « Monsieur, prononça-t-il, le livret militaire que vous venez de m’exhiber, porte en signalement : Nez ordinaire ; je ne saurais donc vous inscrire, et mieux, je me demande si je ne dois pas vous poursuivre comme soupçonné d’avoir dérobé ledit livret ! » Le délinquant dut extirper son appendice. Il tint d’ailleurs, à fournir le dernier mot : « Je compte me présenter aux élections prochaines, et voilà pourquoi je me suis muni d’un faux nez ! »
Voici le soir charmant. Le Métro, bondé ni plus ni moins que les autres soirs de l’année d’un funèbre entassement, semble un chapelet de corbillards de cristal, s’enfonçant dans l’enfer. Et voici que montent trois fantômes : ce sont des déguisés, des déguisés pauvres. Ils n’ont pas l’air de s’amuser, ils sont honteux d’eux-mêmes : comme ils peuvent ils se casent sur la banquette que vient de vider une descente de voyageurs, et restent silencieux et immobiles. Et ce n’est plus à Molière que je songe, ni à Verlaine, certes, mais à Mozart : au trio de masques noirs qui viennent signifier à don Juan que son expiation approche. La station suivante s’appelle la « fin du monde ».
Ces créneaux où tonna la bombarde de bronzeOnt vu Philippe-Auguste, Ango, Talbot, Louis onze,Duquesne, et vers ce pont où meurt en chantant l’Arq,La barge qui menait à Rouen Jeanne d’Arc !
10 août. — Dieppe ; 10 heures du matin ; les galériens des « trains de plaisir » débarquent. O tes sortilèges, ô mer ! Ces pauvres citadins, qui sont les citadins pauvres, n’ont ni les loisirs ni les moyens de s’offrir sur les bords de la mer, une saison, fût-elle de huit jours, fût-elle de quarante-huit heures ; il leur faudra réintégrer dès lundi au matin le comptoir, l’atelier, le bureau, d’où samedi soir ils s’échappaient. Aussi, dès avant l’aube, surchargés de provisions de bouche, ces familles s’entassent dans les torrides prisons de métal qui vont galoper sur les rails, et les dégorgent enfin, endormis, poussiéreux, terreux, suants, sur le quai trempé de suie, mais tout imbibé de salines.
Et les voilà qui se ruent sur la falaise, la plage ; l’œil tendu vers la merveille liquide, ils dévorent leurs provisions ; ils comblent les bateaux touristes, les barquettes, les canots ; ils pataugent, ils écorchent leurs chaussures et leurs pieds de citadins sur les cailloux et les rocs, pour la cueillette des moules, le pourchas des crabes ; ils regrimpent la falaise, encore et contemplent le soleil se couchant ; puis s’échouent dans les guinguettes du port, se gorgent de cidre, et enfin, recrûs, regagnent leurs box roulants. Après maints retards accueillis avec une résignation touchante, ils seront reversés, endoloris, tués de sommeil, sur l’asphalte parisien. Alors ils se traîneront (plus de fiacres à ces heures) jusqu’au logis dont il faudra redéguerpir vers l’atelier, l’usine, le bureau. Et ils ne regretteront rien : ils ont vu la mer. Thalassa, thalassa !
10-11 août. — Très avant-guerre. — Le « train de plaisir » roule sous les étoiles vers Paris. Oreste et Pylade étaient montés dans mon vagon ; ils portent des vêtements trop parfaitement simples pour ne pas coûter très cher : eh quoi ! dans ce train de plaisir bruyant, torride, odorant, presque populacier ? Si parfaite est leur politesse qu’elle tient à distance toute familiarité ; chez Oreste, une aisance plus aisée, une bienveillance naturellement protectrice, une tranquille sûreté de soi, — des nuances, — attestent une supériorité de fortune et de rang sur Pylade… Pourtant leur conversation révèle qu’ils sont libres seulement le dimanche, ainsi que de simples bureaucrates. Leur dimanche-ci s’éjouit à Dieppe ; l’un des précédents à Chantilly, où le grand prix se courait ; pour le prochain, ils hésitent entre le Tréport et Fontainebleau… Brusque arrêt de notre train, en pleine campagne, en pleine nuit : des voyageuses s’effarent. — « Ne vous inquiétez pas, Mesdames, dit Oreste : il s’agit de laisser la voie libre au rapide du Hâvre… lequel sera là (il tire sa montre) dans… une minute à peu près… » Une espèce de rugissement passe en effet presque aussitôt, et notre train se remet en marche… — « A combien roulons-nous ? demande Oreste à Pylade ? — Heu… 58 à 60 à l’heure d’après la fuite du paysage. — Pour une auto, ce serait bien ordinaire ; mais de la part d’un train, un train de plaisir, c’est beau. Vous répondez du chiffre ? — A peu de chose près… mais si les bornes kilométriques se tenaient de notre côté… — Vous ne songeriez pas à les déchiffrer au passage ? — Pas précisément : je compterais sur mon chrono le temps qui sépare les apparitions. — Hé, les poteaux télégraphiques rendraient le même office ! — Non, trop rapprochés… ce ne serait pas sûr…
— « … Beau paysage sous cette lune : cela rappelle exactement le trajet entre le lac Ontario et le Michigan. — C’est de nuit que vous le fîtes ? tiens, comme moi. » (Ici, discussion serrée sur la valeur comparée des chemins de fer américains et des français, où ceux-ci emportent nettement l’avantage)…
Oreste : — « Si nous établissions nos comptes ? Heu… balance faite, vous restez me devoir quelque chose comme un louis. — Oui, sans doute. — Pardon, comptez ! » Pylade crayonne ; chemin de fer à part, la journée de chacun représente dix-neuf francs juste. — Voyons ?… Vous oubliez là trente centimes… ici, je n’ai donné que quatre sous de pourboire, et c’était large, convenez-en… Donc 18 fr. 90… — C’est égal, la belle nuit pour panneauter des perdreaux… Si nous étions en septembre. » (Ici ils parlent chasse…)
Soudain Oreste : — « Diable, je me vois mal demain, à 9 heures au bureau. — Et moi à Neuilly, où j’ai un rendez-vous d’affaires ! »
Enfin j’apprends ou comprends qu’ils sont fils : Oreste d’un banquier ; Pylade, d’un négociant ; voulant passer à Dieppe leur dimanche, ils choisirent le train de plaisir et parce qu’il précède d’un quart d’heure l’express, et par curiosité.
Mais le train prend du retard ; il en prend pour trois quarts d’heure. Oreste : — « Bon, nous arriverons à une heure et demie du matin ; plus de fiacre à moins de cent sous… et quels « tacots » ! moi, je ne puis endurer qu’on m’écorche : couchons plutôt à l’hôtel Terminus ; pour un demi-louis, nous reposerons et nous trouverons demain dispos… »
Je savourais avec ravissement la sagesse, le sens pratique, l’à-propos, qui, transposés dans l’histoire, ont fait merveille en France, de Louis XI à M. de Villèle.