Pas perdus
OVIGNY…
… ou le soldat inconnu, je dis : soldat des lettres.
On a épilogué « poètes maudits », « destinées mauvaises », « étoiles enragées ». A bon droit. Pourtant, nous n’y songeons pas, il y a pis. Et que plus dramatique, plus humiliant pour nous tous ! Somme toute, Léon Deubel, Degron, auront eu leurs amitiés, leurs admirations — leurs lecteurs, d’abord — , leur légende. Tout quoi ils conserveront. Et tout d’abord ils purent se lire tout vifs. Voici vingt-cinq ans, un doux poète, Albert Cuvilliez, bientôt mort poitrinaire, put semer du moins, dans quelques périodiques mort-nés, quelques belles poésies : dont je retiens çà et là un vers, accrochés à ce nom. Et lui aussi se put lire tout vif, avant sa mort. Trois ou quatre fois. C’est déjà quelque chose. C’est déjà suffisant. Oui, car nous ne comprenons plus ce que ce comporte d’être imprimé, nous vieux galériens sybarites qui ne lisons plus même nos coupures de journaux, ceux qui s’abonnent à L’Argus.
Charles Ovigny et moi nous rencontrâmes à la guerre, vers 1916 ou 17, dans un de ces Dépôts d’Éclopés faits pour mener au cafard même un chasseur à pied. D’autant que ces hôpitaux bâtards n’avaient droit à nulle permission. Achevés les quinze jours de désœuvrement morne, l’homme descendu du front réembarquait pour le front. L’officier, capitaine de Ricqlès fit dresser un théâtre-concert de fortune. Ovigny était artilleur, moi fantassin, et il avait trente ans environ. Il donna, fit représenter un acte, et en vers ! et intitulé La Muse des Tranchées ! Griffonné là-haut. Il fallait que ce fût vraiment très bien, et même rudement bien, pour avoir emporté l’enthousiasme du noir pêle-mêle ramassé ici ! Ce l’était. Et couleur locale parfaite, puisque des bombes nous descendirent dessus pendant la répétition, démolissant à droite et à gauche.
Puis, nous repartîmes, chacun notre tour, chacun vers son destin. Plus de nouvelles. Je le pensai tué comme tout le monde.
Je fus démobilisé. Un matin, voici peut-être deux ans, Ovigny vint me surprendre en ma tanière de scribe municipal. (Comment m’a-t-il pu repérer ?) Un manuscrit sous le bras : un roman. Après les effusions, il réclama mon jugement. Ce roman de débutant (inutile d’en divulguer ici le titre) m’apparut excellent. Cependant, par scrupule, je tins à requérir l’avis du sage Pierre Billotey, car Montfort m’eût remis de semaine en semaine. Billotey conclut comme moi, avec davantage de chaleur. Or, admirez la déveine : l’unique éditeur familier de moi, comme de Billotey, s’apprêtait juste à lancer un roman établi sur un sujet tout analogue, quoique traité dans un esprit tout inverse : les thèmes circulent ainsi dans l’air comme les nuées, et, Gœthe l’a dit, nos ouvrages valables sont tous œuvres de circonstance. Ovigny préféra ne pas débuter par une concurrence et paraissant venir second. Il achevait d’ailleurs un autre roman.
Celui-ci, je le crois supérieur au premier. Oui, mais, dans l’intervalle, mon éditeur m’avait battu froid. C’est mon ami qui en souffrit. Il ne réussit pas même à prendre rendez-vous. Je lui dis : « En attendant que nous dénichions un autre merle blanc, confiez-moi donc une ou deux « nouvelles » ? » Il m’en adressa deux. La revue à laquelle je les présentai me répondit : « Excellentes, seulement, pas dans le ton de la revue. Et d’abord, trop brèves. »
Je me retournai vers le providentiel Léon Deffoux. Deffoux me répondit :
« 19 juillet 1925.
« Je suis resté quelques jours sans passer au Mercure. C’est seulement samedi que j’ai trouvé votre pli du 8, et qui contenait la jolie lettre de M. Charles Ovigny et ses deux contes.
« Ils me plaisent beaucoup ces contes (plus particulièrement M. Cirolles) mais ils ont 3 ou 4 pages de trop pour passer dans un journal. Autrement j’aurais pu essayer de donner Monsieur de Cirolles à L’Intran ou à L’Œuvre. Tels que les voici, je ne sais trop qu’en faire… Ah ! ce n’est pas chose facile, mon cher Fagus, que de faire accepter, dans les circonstances présentes, un nouveau venu, qui ne connaît pas les trucs du métier ! Jamais les revues et journaux n’ont été plus fermés. Et pour cause : ceux qui y sont trouvent tout juste de quoi croûter… Les conditions actuelles du journalisme sont sans joie, même pour celui qui a une « situation ».
« Oui, votre étude sur la Poésie épouvante Dumur, qui me dit : Fagus devrait plutôt me donner des vers… »
Faute de loisir, je ne voyais guère Ovigny, et remettais de jour en jour de retirer du Mercure les nouvelles, pour essayer de les caser autre part. (Où ?)
L’autre matin, raide balle, m’arriva le billet bien connu, trop connu :
« … ont la douleur de vous faire part de la perte cruelle qu’ils viennent d’éprouver en la personne de
« Monsieur Ernest-Charles OVIGNY
décédé à Lyon le 12 août 1925, dans sa 41e année… »
Je n’en sais pas plus. Sinon qu’il avait irrécusablement du talent, cet inédit. Moi seul le sais. Lui-même l’a ignoré : puisqu’il ne s’est jamais lu imprimé.
Pauvre Madame Ovigny !
Et à présent, jeunes débutants, soyez instruits.