Pas perdus
SANS DATE : A QUOI BON ?
« Vous voulez faire entendre qu’il pleut ? Écrivez : il pleut. »
Monsieur quidam me dit : Vous savez, M. On va bientôt raser l’Abbaye-aux-Bois ?
Le 29 septembre, jour de Youm-Kippour, je m’en fus, badaud, contempler dans ce ghetto pullulant et nidoreux du quartier de l’Arsenal, les vieux Hébreux se serrer la main en proférant la menace consacrée… et réalisée : « L’an prochain à Jérusalem ! » Une feuille du soir m’apprit que le lendemain, à l’Abbaye-aux-Bois, « liquidée » de par « la loi », la dernière messe serait dite.
La chapelle regorgeait : nul risque à encourir. C’est — c’était — une salle barlongue, haute de voûte, engagée dans les bâtiments du cloître. Au-dessus de l’entrée, les colonnes grecques supportant l’orgue imageaient avec lui une sorte de porche intérieur. Au fond, un riche autel marbre et or, s’adosse à un haut baldaquin doré à fronton grec.
Pour le reste la nudité. A droite et gauche de l’autel, se dévisagent deux larges baies carrées qu’un grillage de bois, losangé, clôt ; derrière l’une on entrevoit un palpitement de coiffes, blanches, noires : les religieuses. Dans le chœur tout un orphelinat de garçonnets au crâne tondu s’installe, s’assied, s’agenouille, se relève, d’un seul mouvement. Un d’eux entame, d’un violon inexpert, le cantique :
que toute l’assistance accompagne, et chante comme lui joue : plaintif et faux. A l’Élévation, un autre enfant longuement sur un tambour bat « aux champs ». Ce fracas insolite et solennel, et le grincement du violon, et toutes ces voix grêles d’enfants : ensemble bizarre. La messe se poursuit. L’officiant plusieurs fois s’essuie les yeux. A toutes les places, mêlées aux laïcs, des religieuses, de tous les ordres. Le petit violoneux en vient à cet hymne :
Le prêtre tamponne plus fort ses deux yeux. Une voix enfantine psalmodie :
— Aux derniers jours de novembre, sur l’évasif appel d’une feuille catholique, j’ai fait un pèlerinage dernier à la mélancolique Abbaye-aux-Bois. Du périmètre de hauts bâtiments et de vastes jardins, plus rien qu’un vide boueux encombré de tas de moellons, d’amas de solives vermoulues ; çà et là un arbre dénudé, un arbuste, un grand pan de bâtisse, violée, éventrée, fenêtres devenues des trous, combles désardoisés. Pluie fine qui noie tout, suaire translucide, tissu de toiles d’araignée. De la galerie des cloîtres, subsiste ce chicot de dent : un fragment d’arceau ; de la chapelle, rien. Les Annonciades de Louis XIII, les chanoinesses-Saint-Augustin de la Restauration, les vieilles douairières retraitées et les petites filles de l’école, et Chateaubriand, et Mme Récamier, la chambrette à la harpe muette, et la fenêtre d’où ces deux vieux contemplaient les collines bleues et grises de Sèvres : le grand hourvari monotone de la neuve rue de Sèvres a d’un coup tout emporté. La pluie tombe toujours. En travers de la grille, une banderole de calicot annonce 3.000 mètres cubes de moellons à vendre (Marty entrepreneur, pourquoi pas Lévy ?). Un écriteau offre du bois de chauffage à 40 francs les 1.000 mètres cubes. Un ouvrier débite ce bois, sa grinçante scie raye l’air gris, parallèlement à la pluie fine. Quel lendemain d’incendie ! Les démolisseurs vont et viennent ; d’autres, haut perchés, abattent d’un seul coup de pic un pan entier de mur. Le long d’une barricade de décombres, des plaques de cheminées armoriées, fleurdelysées, et quelques grandes belles glaces, songent au viol du brocanteur. Un groupe de vieilles gens, mêlées aux gamins, tombent stupides devant cette navrance, et comme parmi eux sont des prêtres, un ouvrier qui passait est parti d’un ricanement.
Mais la grande croix de fer forgé s’obstine encore au sommet de la grille, comme d’un navire s’engloutissant, le capitaine adossé au tronçon du grand mât[2].
[2] L’abbaye est devenue mi-partie cinéma (le Cinéma-Récamier), mi-partie club franc-maçon, et c’est plus sale.
Je passe en m’en allant devant quelques vieux beaux hôtels de la rue de Grenelle-Saint-Germain, que le boulevard Raspail et le Métropolitain ont condamnés.
L’autre jour je fus voir abattre l’église de Suresnes, où l’honnête Henri IV prépara son retour au catholicisme de son enfance. On marchait sur les tableaux, on piétinait des épaves de chemin de croix. Demain, j’irai voir à Aubervilliers, si de Notre-Dame-des-Vertus s’est définitivement écroulée la délicieuse nef, plus belle que Saint-Séverin, et naguère incendiée par les anarchistes, la nef où Philippe VI, Louis XI et Louis XIII, avaient pèleriné, et prié.