Pas perdus
RÉCURRENCE
« Ce jour-là, sur les tours de la ville on arboreLe menaçant drapeau du marquis Swantibore,Qui lia dans les bois et fit manger aux loupsSa femme et le taureau dont il était jaloux. »« Soleil, petit taureau, augmente tes transports,Ne crains pas de blesser ta reine. »
Le rêveur se souvient d’un antécédent rêve que son rêve présent continue, enjambant l’intervalle de la journée, voire de plusieurs :
Nous avions fréquemment occasion de suivre certaine rue d’un faubourg isolé, rue solitaire, rue sans trottoirs, toute en jardins maraîchers, devinés derrière un interminable mur gris percé d’une unique porte qui ne s’ouvrait jamais[5]. Une fois, nous poussâmes en rêve cette porte obsédante : et voici que nous nous trouvâmes dans un hôtel somptueux, princier ! Passé le vestibule, de marbre aux lampadaires de bronze, tous allumés, apparut un enchevêtrement fantastique de couloirs et de chambres ; tapis et tapisseries, statues, plafonds caparaçonnés d’or ; et des couloirs encore et puis d’autres couloirs, et les portes que je poussais ouvraient des salles belles comme Versailles et le Louvre : et nul être, et nul bruit. Depuis combien de temps errais-je ? il me semblait avoir franchi le seuil magique durant l’après-midi, et des signes certains m’annonçaient la montée du petit jour : d’où sans doute tant de solitude ? J’entrevis enfin, loin, très loin, au fond d’une reculante défilade de chambres, un domestique, et prestement me dissimulai. Plus loin, un grand vieillard, costumé et très décoré, comme un pair de France du temps de Charles X : l’intrus que je me sentais s’effaça encore, inquiet de plus en plus. Comment m’échapper ? chaque pas m’enfonçait plus avant dans le dédale splendide. J’atteignis, enfin, une chambre à coucher ; une jeune fille y reposait, enfouie dans son lit blanc, et le bras droit replié sous la tête la plus mignonnement jolie, et jolie virginalement, qui se pût rêver. Elle s’éveilla, elle glissa du lit, enveloppée toute d’une longue chemise qui ne laissait voir que de menus pieds roses. Dieu, comment m’esquiver ? la porte s’était refermée mystérieusement : quel scandale ! Je me sentis mourir d’amour et d’angoisse… Ainsi qu’on se précipiterait à l’eau : — Mademoiselle ! dis-je en me jetant à genoux… Elle se retourna, m’aperçut, voulut crier. J’eus un geste si respectueux et si craintif qu’elle se retint. Je lui demandai pardon, tâchai de lui expliquer mon incroyable aventure, déclarai mon subit et incoërcible amour, et que j’étais prêt à mourir, etc., etc… tout cela exprimé en des termes si purs que, même surprise en chemise, une vierge au saut de lit ne s’en pouvait offenser. Elle me laissa tout dire et, souriante, me répondit enfin : « Ceci est fort bien, mais il vous faut demander à mon père l’autorisation de me le répéter devant lui. » Et, fou d’amour et de joie, je m’éveillai…
[5] Rue de l’Orme, à Belleville.
La suivante nuit me rend désespéré. J’ai cherché en vain à retrouver la petite porte mystérieuse, et même la rue solitaire que je connaissais si bien, et je n’ai pas songé à — ou pas osé — demander à ma fiancée son nom. Enfin le hasard me conduit devant le vaste porche d’un richissime hôtel de la rue du Bac : c’est là, je le devine, et devine à la fois le nom du maître. Tout un corps de garde de larbins défend le seuil : le laisseront-ils franchir à un hère en si triste équipage ? Oui, pourtant, le maître est affable autant qu’au grand siècle : et me voici en sa présence, et c’est bien le grand vieillard que j’avais entrevu. Je lui explique franchement ma surprenante aventure, et il ne sourcille point, et lorsque je lui demande enfin la main de Mademoiselle de…, et s’incline avec l’air honoré que commande la courtoisie. Puis, froid et souriant : — « Laquelle des deux, Monsieur ? » Malédiction ! il a deux filles ! Je me souviens alors subitement avoir peint de mémoire en médaillon avec une fantastique exactitude la chambre en ses moindres détails, la jeune fille en ses moindres traits, jusqu’à un signe qu’elle porte sous l’oreille. Le père fronce le sourcil, dévisage alternativement et l’effigie, et moi, puis, sans changer de ton, intime à un laquais, subitement survenu, de prévenir sa fille cadette qu’il l’attend. Elle vient.
Elle me salue cérémonieusement. Le père : — « Monsieur, que voici, désirerait renouveler la joie qu’il eut de vous entretenir, ma fille. » Mais elle aussitôt : — « Mon père, c’est la première fois que je vois ce monsieur. »
Oh, c’est la foudre à mes pieds ! et voici que moi-même je ne la reconnais plus ! et pourtant le pur original du médaillon que le père, les yeux étincelants à présent, lui exhibe en s’écriant : — « Alors, ma fille, expliquez-moi ce que signifie ceci ? » Pourpre d’indignation et de honte, elle prend à témoin Dieu, elle en appelle à mon honneur, m’adjure de dire la vérité. Que dire ? je refais le récit entier de mon aventure : — « Il y a là, terminé-je, les larmes aux yeux, quelque chose qui passe la nature et la raison. » La jeune fille pleure à son tour, mais ne se souvient pas. Et elle s’évanouit, et je m’élance dehors : et m’éveille.
Tout cela est fort dramatique. Seulement, je me rappelai avoir récemment relu Le Rouge et le Noir, et que je réfléchissais à cette lecture et à Stendhal, la journée même qui précéda mon second rêve… et, qui me prouve que le rêve premier, et son souvenir, ne faisaient pas partie de lui ? Suis-je bien sûr qu’il y ait eu une journée d’intervalle ? Je n’ose décider. Tout est possible. Si j’avais le loisir d’être romancier, j’écrirais l’histoire d’un homme vivant en partie double ; le jour, sa vie quotidienne ; la nuit, sa vraie vie, se poursuivant parallèlement, s’y mêlant parfois peut-être, et qui serait, peut-être, le souvenir de quelque vie antérieure. Pourquoi pas : qui sait ? Mais, qui donc réalisa ce vertige ? Gérard de Nerval, et il mourut fou… Ayez pitié de nous, Seigneur !