Pas perdus
ÉPHÉMÉRIDE
1er août.
I. — Ce bourbillon remonté surnage d’un des Paysages Parisiens que je donnais au Mercure de France, avant-guerre. Les épreuves étaient corrigées : la notule devait figurer au no du 1er août 1914. Un hasard malheureux, car la coïncidence eût été belle, le reporta au Mercure du 15, lequel ne parut point. La voici :
« Rue Croix-des-Petits-Champs, un riche balcon forgé joint en accolade les trois centrales des sept baies d’un hautain premier étage que surélève un entresol. Avec un faste langoureux, sa table de pierre s’arrondit, s’incurve, s’arrondit à nouveau : diadème sous-tendu par l’élan fraternel de deux consoles à têtes de béliers. On n’est pas surpris de connaître qu’après s’être nommé l’Hôtel de Gêvres, le logis que cette galanterie de pierre ceinture appartint à Mme de Pompadour, en l’année 1745, où Louis XV et le maréchal de Saxe vainquirent à Fontenoy les Anglo-Hanovriens.
« Une après-midi d’octobre 1906, je croisai sous ce dais deux hommes de mauvaise mine cheminant côte à côte, presque bras dessus, bras dessous. Petits l’un et l’autre ; l’un épais, ventripotent, portait sur un cou gras un masque rougeaud, tout en barbe et en cheveux, pêle-mêlés de roux, de gris, de blanc, de blond. D’une paire de petits yeux ronds bleus, un regard fuyait, insaisissable ; bouche large, sans menton, batracienne, à grosses lèvres rouges. Le second, sec, trépidant, osseux, tout en moustaches (noires, rabattues sur une bouche longue et mince, entre de voraces mâchoires) ; les yeux bruns, câlins, impudents et faux, d’un commis-voyageur pour marchandises interlopes. Je les reconnus aussitôt sans les avoir auparavant jamais vus : l’un était Aristide Briand et l’autre était Jaurès. »
II. — Depuis longtemps je ne fréquentais plus dans les réunions politiques. Pourtant, de grandes diablesses d’affiches annonçant avec véhémence que Jaurès allait soutenir la candidature Camélinat au préau de la rue Fessart : comme c’était à deux pas de ma rue des Fêtes, un désœuvrement m’y poussa. Camélinat m’était sympathique. Il faisait comme partie de mon enfance bellevilloise :
Cet antique ouvrier en bronze, épave de la Commune, était, comme mon père, un de ces révolutionnaires de jadis, qui eussent rougi que les enrichissassent les révolutions : un gâte-métier. Candidat perpétuel, et, crois-je bien, jamais élu. Pour sa gloire. L’intérêt n’était pas dans sa candidature. Elle ne passait qu’en prétexte. Jaurès venait de se rallier à son adversaire direct de la Chambre : au radical, au bourgeois Clémenceau, Clémenceau « l’assassin des ouvriers ». Redite, à 20 ans de distance, du pacte Clémenceau, Ranc et Joffrin contre le général Boulanger, et que les purs avaient à juste titre qualifié de trahison pure. Il s’agissait de le leur faire avaler à nouveau, et tel était le but réel de cette réunion bellevilloise.
L’assistance, toute d’ouvriers, gouailleurs, presque hostiles, écoutait à peine tout d’abord. Elle se roidissait. Quand avait paru le tribun, encadré par une « bande volante », je songeai à la fameuse soirée de la salle Saint-Blaise, où la fortune de Gambetta sombra, et à laquelle, tout enfant, j’avais assisté.
Le tribun parut donc, courtaud, hérissé, petits yeux ronds, luisants. Je n’avais jamais entendu l’enchanteur. Je fus stupéfait, et ravi.
Voix ensemble monotone, tonitruante et nasillarde d’hippopotame ayant avalé un canard, méridionale parfois à en fleurer l’ail. Le discours s’éjaculait par ondées de cinq à six mots, sans souci de ponctuation, bien que le thème du plaidoyer eût été visiblement étudié comme chez tous les grands artistes. Une mélopée à la fois frénétique et gazouillante. Quoi sous elle ? En apparence rien : un tournoiement, un kaléidoscope d’images éclatantes et vagues, transposition sonore de ce miroir à facettes dont le chasseur hypnotise les oisillons. Une remarque : incapable de soutenir la controverse, elle le désempare, le rend brutal aussitôt : — Il faut se taire ! Il faut vous taire ! (Les « bandes volantes » expulsent aussitôt le sacrilège, sans douceur.)
Je me rendis bientôt compte de l’architecture du morceau. Je le dégustai dès lors en confrère, en façon d’un poème, ou symphonie. Ah ! je compris ce qu’est un orateur ! Il ne parla du prétexte Camélinat qu’à l’introït et à la coda ; de l’infâme bourgeoisie et l’infâme Clémenceau que çà et là, évasivement, en apparence. Tout le reste fut un chant, un cinéma, où défilaient, radieuses évocations, la mission du Peuple, l’Humanité de demain toute chargée de fleurs, la Cité de l’Avenir s’achevant, sous le ciel du Progrès, etc… Musique, agaçante d’abord, et puis obsédante, ensorceleuse, à la façon par exemple de La Mort d’Aase de Grieg et son tyrannique fa, si ♭, do. Seulement, les maîtres-mots, insidieusement glissés, s’infiltraient en refrain, ou mieux : en leit-motif à la Wagner. A la coda, l’auditoire, hypnotisé, subjugué, conquis, dompté, acclama.
Où diable ai-je entendu cela, me murmurai-je à la sortie ? Soudain, un trait de feu : C’était dans le Jules César de Shakespeare ! la harangue par laquelle Marc-Antoine, au Forum, empaume, retourne la plèbe romaine et l’envoie mettre le feu à la maison de Brutus. Le charme était rompu. — Non : transposé.
III. — Décidément, je n’ai pas eu de chance avec le tribun. En août 1914, je scribouillais à la Mairie de la Bourse, état-civil. Quatre heures du soir, coup de téléphone : mobilisation. Je passe me faire payer et prends mon chapeau. Le lendemain matin, je devais rejoindre, oh, guère loin pour le quart d’heure : à Saint-Denis, à titre de G. V. C. Les feuilles m’annoncent à la fois que la Belgique est victime d’un incident de frontière, et le tribun, d’accident professionnel. Je vole à mon bureau. Trop tard. Déjà suppléé, mon suppléant avait eu l’honneur de grossoyer l’acte de décès historique. Ainsi passai-je, fonctionnaire, à travers la postérité. Par bonheur il me reste quelque autre ressource.