Pas perdus
SOUS LA VOUTE D’UN PONT
Non loin de mon village, sur la route de Palaiseau, il se construit un pont, afin que passe un chemin de fer. Un modeste pont d’une seule arche, mais pont de maçonnerie. Or la tranchée se présentant de biais, les pieds-droits et la voûte en anse de panier, et l’armature de charpente qui provisoirement retient les assises de pierre sont contraints de s’étirer obliquement. Cela complique le problème.
Pourtant, chacun, passants, ouvriers, contremaîtres, trouve cela parfaitement naturel : et en effet, l’édifice s’élève peu à peu, sans accident, sans surprise, automatiquement. C’est pourtant un beau spectacle, et tonique, cette double géométrie agissante, mécanique paisible, immobilité active ; les croisements de toutes ces pièces de bois, droites ou cintrées, dont chacune porte son nom à soi, chacune ayant sa fonction, la coupe précise de chaque pierre, maintenue par ses voisines et les maintenant, et toutes suspendues à la clef de voûte vers laquelle toutes convergent. Que de siècles, tâtonnements, études, repentirs, et que de calculs, pour arriver à cette simple merveille : une voûte ! La voûte d’arêtes romane enfantée par la voûte en berceau romaine, et produisant la voûte ogive et son arc sublime : tant d’obscurs inventeurs ! Et saint Bénazet et ses « frères pontifes », bienfaiteurs de la Provence, et puis de la chrétienté entière ! Quelle reconnaissance ! et sans que nous nous en doutions !
Et quelle reconnaissance parallèle à tous ceux-là, qui, de la Cantilène de sainte Eulalie :
ont chantourné, forgé, orfévri cette phrase française, souple, ductile, sonore, précise, clairvoyante, magnifique, instrument sublime !
Octobre. — Un arrière-goût de pluie voyage ; les arbres des Champs-Elysées laissent tomber leurs larmes de rouille, d’or et de cuivre. Sous un tunnel de cristal, une cohue endimanchée bourdonne, une multitude de mouches emprisonnées dans une bouteille : l’exposition des chrysanthèmes vient de s’ouvrir. Le remuement noir des habits masque les splendeurs multicolores des corbeilles et des plates-bandes ; un mélange d’aromes fruités, de fragrances étourdissantes, d’odeur de foule et de parfums de dames alourdit l’air mou. Des mondaines ni moins ni plus artificielles que les orchidées que voici promènent leurs robes adorables, leurs bijoux et leur grâce souveraine. Au seuil, la haie de leurs valets de pied les guette, et plus loin, l’escadron des coupés, l’artillerie des automobiles, tout cela hérissé comme de lances par les fouets immobiles des cochers impérieux. Mais font foule les jardinières et maraîchères de banlieue, très maigres ou très grasses, faces cuites de soleil et comme vernies, mains larges, toilettes paysannes, ou bien riches à l’excès. Et aussi les messieurs carrés, rougeauds, fortement moustachus ou débordant de favoris, et le revers de la redingote pavoisé d’une rosette verte, ou violette, ou rouge. Tout le monde fraternise. — « Où trouve-t-on, zézaye vers un gros homme d’apparence rustique, officier de la Légion d’honneur, la voix de cristal émanée d’une menue bouche plus carmin que nature, et parallèlement à un effluve de parfums chimiques, où trouve-t-on votre catalogue des Bégonias ? — Le v’là, Madame. » Un ruban rouge, une rosette verte, soupèsent des pommes de terre gigantesques, « variété nouvelle ». — « Ça n’tiendra pas. » Les dames, redevenant soudain ménagères, s’extasient sur les fruits plus que sur les fleurs, si belles, pourtant, presque inhumainement belles ! Ma foi, aux splendeurs maladives de certains chrysanthèmes superbes par trop, je préfère leurs parents pauvres, ceux-là qui, dans mon jardinet de Verrières, croissent en plein air, à la bonne franquette, bonnement blancs, cernés de rose, de roux, de jaune d’or. Mais les voici eux-mêmes, car tout est représenté ici : et la foule s’extasie sur l’inouïe variété qu’en exhibe la maison historique Vilmorin-Andrieux ; et je m’extasie aussi, et cependant pris d’une rancœur soudaine : N’ai-je pas lu récemment que Philippe de Vilmorin a établi, à la suite d’expériences impitoyables, que le fameux blé des Pharaons, ce blé extrait des sarcophages d’Égypte, et qui, assurait-on, germait encore après quatre mille ans, eh bien, que ce blé avait en réalité perdu, absolument, toute sa vertu germinative. Ah ! faut-il nous donner de si belles fleurs (car celles de mon jardin viennent de là aussi), et faucher ainsi nos dernières légendes ?
Sur le Pont-Neuf, sur le Pont-Royal, sur tous les ponts, sur les quais, une foule attend et guette. Un cri passe d’un pont à l’autre, descend le fil de la Seine, se répercute, par télépathie : — « Les voici ! » Et apparaît une espèce d’obus : un canot automobile : il affleure l’eau juste assez pour s’empanacher d’un double jet d’écume ; il ne vogue pas, il voltige, il vole ; le temps de l’apercevoir, il est déjà passé. Et il a évité, à cette allure délirante, je ne sais combien de bateaux, je ne sais combien d’arches de pierre… et puis plus rien, il s’est évanoui. Et un autre arrive, est arrivé, a disparu de même. Puis un autre encore. J’apprends aussitôt que quatre ou cinq minutes leur ont suffi pour écharper Paris, du pont d’Austerlitz au pont Alexandre. L’audace et le génie humains prennent vraiment un aspect terrifiant. Mais je me rassure, en contemplant, du terre-plein où je suis, l’inébranlable nef de la Cité, où se dandine sur son cheval, la statue de bronze du roi Henri, de qui nous descendons tous, par les dames.