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Pas perdus

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« D’UN VOL FAMEUX… »

S’il est vrai que seul, un besoin de vengeance ait poussé au vol le tardif émule de cet aimable collectionneur de trésors artistiques italiens que fut Napoléon Ier, la Joconde aura servi à illuminer d’un rayon de sympathie…

(La Stampa, de Milan.)

Dans une première déclaration, dont les termes ont été lénifiés après coup, le ravisseur vrai ou supposé de notre Joconde s’est vanté d’avoir voulu « venger l’Italie des vols commis par les armées françaises lors de la campagne d’Italie ». Ce sont propos qui ne s’inventent pas : ils témoignent d’une rancune, d’une haine, plus que séculaires, soigneusement entretenues là-bas, et prenant prétexte d’événements dont nous-mêmes avions perdu le souvenir.

Voyons cela d’un peu près. Il est exact que la Convention songea fort promptement — dès 1794 — à étendre à l’étranger le système d’accaparement artistique qu’elle avait inauguré en France. Pourtant la cupidité fut loin d’être son seul motif. Un peuple libre seul est apte à comprendre les productions de l’art ; or la France est la terre de la liberté ; donc, etc. C’est brutalement naïf, mais ne manque pas de quelque grandeur. Un autre argument est invoqué par le journal La Décade philosophique :

C’est une belle conquête que celle des productions du génie ! C’est la seule qui soit digne d’un peuple ami des arts… La première conquête de la Belgique fut ruineuse et dérisoire. Elle absorba nos trésors et la fleur de nos armées… rien ne dédommagea la République de ses pertes… Paris doit être en Europe la métropole des arts…[20].

[20] C’est en somme la pensée implicite des Italiens… et c’est aussi l’argument allemand des « compensations ».

Cependant ce procédé un peu trop sommaire est bientôt abandonné, précisément à l’occasion des campagnes d’Italie :

On ne prend plus par voie de conquête, mais diplomatiquement. Quels que soient les besoins de l’armée, on n’exige pas exclusivement des gouvernements et des villes de l’argent. On emporte des chefs-d’œuvre, mais en défalcation sur l’impôt de guerre[21].

[21] Charles Saunier, Les Conquêtes artistiques de la Révolution et de l’Empire.

Les Goncourt décrivent avec enthousiasme la fête à quoi donna lieu l’arrivée à Paris du cortège triomphal, et quoi qu’on puisse dire sur la légitimité de l’acquisition, il y a quelque chose de noble et de grandiose dans cet hommage de tout un peuple aux merveilles du génie humain :

Fête nouvelle et prodigieuse ! Promenées par les boulevards de la petite ville de l’empereur Julien, les merveilles de l’Italie et de la Grèce. Un char portant les quatre chevaux de Venise ; un autre Apollon et Clio : un autre Melpomène et Thalie… un autre la Vénus du Capitole ; un autre le Mercure du Belvédère… un autre le Tireur d’épine et le Discobole… un autre encore la Transfiguration de Raphaël, un autre encore Titien et Véronèse !… Et les boulevards parcourus, et les chars rangés en cercle sur trois lignes, au Champ-de-Mars, autour de la statue de la Liberté, les chars étageant pour les adieux d’or du soleil couchant, tout un Olympe de marbre…

L’étendard précédant les chars portait un distique susceptible de nous rappeler à propos que l’origine de ces richesses ne fut pas elle-même toujours absolument pure :

La Grèce les céda ; Rome les a perdus ;
Leur sort changea deux fois…

Ces richesses d’ailleurs étaient assez mal défendues contre un esprit de lucre plus fort que le patriotisme « italien » (aussi bien il n’existait pas alors d’Italie, puisque c’étaient nos armées qui à ce moment même versaient leur sang pour la constituer) ; et il en alla toujours ainsi, puisque le gouvernement royal dut plus tard édicter une loi sévère contre l’exportation des œuvres d’art. Et voici, en effet, comment s’exprime un groupe d’artistes français dans leur pétition au Directoire :

… N’avons-nous pas déjà vu disparaître de Rome une foule de monuments précieux, qui formeront cette prétendue série sur le démembrement de laquelle on a avec si peu de raison voulu apitoyer le gouvernement français ? Le roi de Naples n’a-t-il pas enlevé du palais Farnèse l’Hercule, la Flore et le groupe colossal du Taureau et d’Antiope ? L’empereur n’a-t-il pas dépouillé la Lombardie de ses chefs-d’œuvre et Léopold enlevé à Rome la fameuse collection de Médicis ? Un Anglais n’a-t-il pas acheté la collection des Negroni ? Celle des Justiniani et des Barberini n’a-t-elle pas été totalement enlevée ? Hâtons-nous donc de faire arriver en France ce qui, dix mois plus tard, n’existera plus à Rome, et que la cupidité romaine vendra d’autant plus vite à nos ennemis qu’elle aura été plus voisine de s’en voir privée.

Mais le point sur lequel il importe d’insister, c’est que — sauf pour la Belgique et la Hollande — les œuvres cédées à la France le furent en vertu de traités réguliers et en défalcation d’impôts de guerre. Aussi Stendhal pourra-t-il écrire dans son Histoire de la Peinture en Italie :

Les alliés nous ont pris [c’est Stendhal qui souligne] onze cent cinquante tableaux : J’espère qu’il me sera permis de faire observer que nous avions acquis les meilleurs par un traité, celui de Tolentino. Je trouve dans un livre anglais, et dans un livre qui n’a pas la réputation d’être fait par des niais ou des gens vendus à l’autorité : « The indulgence he showed to the Pope at Tolentino, when Rome was completely at his mercy, procured him no friends and excited against him many enemies at home[22] (Edimburgh Review, décembre 1816, p. 471). J’écris ceci à Rome le 9 avril 1817. Plus de vingt personnes respectables m’ont confirmé ces jours-ci qu’à Rome l’opinion trouva le vainqueur généreux de s’être contenté de ce traité. Les alliés, au contraire, nous ont pris nos tableaux sans traité

[22] L’indulgence qu’il (Bonaparte) montra à Tolentino quand Rome fut complètement à sa merci ne lui procura aucun ami, et excita contre lui beaucoup d’ennemis.

Stendhal s’exprime avec une réserve diplomatique. La vérité est que, à part l’Autriche qui se montra courtoise, les alliés exercèrent les droits du vainqueur avec une brutalité touchant à la grossièreté, maladroite au surplus, car elle donnait à ce qui pouvait être qualifié de restitution une allure de pillage. Béranger traduisait exactement l’indignation des artistes et du public, dans ses chansons :

D’un vol fameux prompts à venger l’offense…

Mais les Italiens, avec les Prussiens, furent les plus âpres. Le statuaire Canova, « l’ambassadeur Canova », comblé d’honneurs par la France, apparut particulièrement odieux ; d’où ce mot de Talleyrand : « Ambassadeur ? c’est sans doute M. l’Emballeur qu’on a voulu dire ! »

Malgré les efforts réellement héroïques de nos conservateurs, Denon et Lavallée, les alliés emportèrent 2.065 tableaux, 130 statues, 150 bas-reliefs, 289 bronzes, 2.000 émaux, etc., etc. Sur quoi les Italiens prirent 260 tableaux, 80 statues, 65 bas-reliefs et bronzes (non comprises les œuvres italiennes confisquées par l’Autriche).

Le ministre de l’instruction publique italien déclara avec calme qu’en restituant la Joconde (achetée par François Ier à Léonard de Vinci) l’Italie en fait deux fois cadeau à la France : il manifeste le même état d’esprit que son compatriote Perugia : et c’est purement celui des Italiens de 1815 « se restituant » ce que nous avions littéralement acheté aux traités de Tolentino et autres ; c’est celui des Italiens de 1913 délibérant d’ouvrir une souscription en faveur du martyr Perugia, c’est…

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