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RACHEL, QUAND DU SEIGNEUR…

Mon Dieu, que cet enfant est donc désagréable !

(Mme Léautaud mère.)[14]

[14] Cet harmonieux alexandrin, et si vrai (un vers doré, dirait Charles Maurras) est le seul et unique que nous ait produit « Maurice Boissard » : et il n’est pas de lui !

« Rachel, quand du Seigneur la grâce tutélaire… » Eh, vraiment une grâce tutélaire s’épanche sur les filles d’Israël. Tandis que par un juste retour le commun des comédiens illustres paie le fracas dont il éclaboussa ses contemporains par un oubli glacial aussitôt qu’il abdique la scène, cette petite juive, laide, avare, cupide, rapace et parfaitement amorale, aura réussi à capter la badauderie mondaine plus d’un demi-siècle après la mort.

Sacrifions donc à la mode, et comme tout le monde, allons-y de nos anecdotes. Celles-ci, nous les tirons d’un livre de souvenirs peu connu, Un Anglais à Paris, dont l’auteur anonyme semble bien être Sir Richard Wallace, le philanthrope mal inspiré qui dota Paris de fontaines qui ne versent que de l’eau.

Rachel dînait un soir chez le comte Duchâtel, ministre du commerce de Louis-Philippe ; elle y admira les fleurs, puis le splendide surtout d’argent qui les contenait, avec tant d’insistance que son hôte fut forcé de lui offrir et contenu et contenant. Comme elle était venue en fiacre, le comte mit pour le retour son équipage à sa disposition. Rachel, battant le fer pendant qu’il était chaud : « Oui, cela m’ira parfaitement, je n’aurai pas à craindre ainsi qu’on me vole votre cadeau, que je vais emporter avec moi. — Vous me renverrez la voiture, Mademoiselle, dit le comte en souriant ? »

Au reste, tout lui était bon. Remarquant une guitare, dans le cabinet d’un de ses amis : « Donnez-la-moi : on croira que c’est celle dont je jouais pour gagner ma vie, place Royale et place de la Bastille ! » Et comme telle, en effet, Achille Fould la lui paya mille louis. Le financier faillit avoir une attaque quand, à la mort de Rachel, il apprit la vérité : lui aussi avait cru « faire une affaire » ! Il n’y eut du moins pas de chrétien dupé dans cette petite transaction, ajoute philosophiquement l’Anglais.

Le baron Taylor la sollicitait de paraître à certain concert de charité ; le billet était de cent francs : la Sontag, l’Alboni, la Stolz, Lablache, avaient déjà promis leur concours gracieux. Rachel refusa net, sous le prétexte mensonger qu’Arsène Houssaye, son directeur, ne le lui permettrait pas. — « J’en suis très peiné, dit Taylor : votre nom sur l’affiche eût fait monter la recette de plusieurs milliers de francs. — Oh bien, mettez mon nom : à la dernière heure, vous annoncerez que je suis malade ; le public des concerts de charité est habitué à cela… A propos… mon nom vaut bien dix ou vingt billets ? » Taylor, nullement surpris, déposa dix billets sur la cheminée. Dans l’après-midi, il rencontre le comte Walewski, lui propose des billets : « Désolé, cher baron, mais cette pauvre Rachel ne sait comment se débarrasser des deux cents dont vous l’avez accablée comme dame patronesse : elle voulait m’en faire prendre vingt… — Et vous vous en êtes tiré avec dix ? — Précisément. » Taylor continue sa tournée ; il va voir le comte Le Hon, le mari de « la célèbre Mlle Mosselmann » : « Cher baron, j’en suis navré, mais je viens d’en prendre cinq à Rachel, qui, en sa qualité de dame patronnesse… (On devine la suite.) Taylor se creusait la tête : d’où venaient ces cinq autres billets : elle se les était simplement fait offrir par Walewski sur les dix à lui vendus, — après qu’il les lui eut payés, bien entendu. Quant au comte Le Hon, de lui elle n’en avait exigé qu’un, « et, chose étonnante, ne l’avait pas revendu ». C’est le sublime de cette sublime histoire.

Elle faisait des cadeaux cependant, parfois, mais… Mais Alexandre Dumas fils, à qui elle offrait une bague, s’inclina très bas, lui prenant la main, lui remit la bague au doigt : « Permettez-moi de vous prier à mon tour de l’accepter, Mademoiselle, je vous éviterai ainsi la peine de me la redemander. » Elle répliqua avec candeur : « N’est-il pas bien naturel de reprendre ce qu’on a donné quand on a donné ce qui vous était cher ? »


5 novembre. — Comme chaque matin, sitôt installé dans le vagon qui m’emporte vers Paris, je m’absorbe, ainsi que tous mes voisins, dans l’étude de mon journal. Mes voisins sont tumultueux, aujourd’hui ; je n’y prends garde, et entame la première colonne de la première page : « Les députés de Cucugnan » de Maurras : la dernière ligne dûment lue, je passe au second article, et puis au troisième, et ainsi de suite. Mon train pénètre en gare du Luxembourg : tout mon monde descend, lorsque, ma première page assimilée, je déplie la feuille, et découvre, en troisième, Dernières Nouvelles, qu’une épouvantable catastrophe s’est produite, nuit dernière, en gare de Melun. L’émoi des voisins est expliqué. J’adresse au passage à ma bonne vieille locomotive de cuivre de ma ligne de Limours une œillade reconnaissante ; elle ne « fait pas du » 100 kilomètres à l’heure, elle, mais du 30 ou 40 : ne tentons pas Dieu.

Privilège de la richesse que circuler prodigieusement vite. Oui, mais j’en perçois la rançon : ne soyons pas envieux, et ne tentons pas Dieu.

Pourtant, les riches ne sont pas les seuls amenés à voyager dans ces bolides montés sur roues ; n’ai-je pas souvent usé, le dernier hiver, du « train des Anglais », qui m’amenait de Dieppe en guère plus de deux heures, parfois ? Et les postiers qui viennent de rencontrer une noble mort dans cette affreuse nuit, ce n’est pas pour le plaisir qu’ils enfourchaient la foudre. Nous sommes tous solidaires, et, comme exprime Shakespeare, tels, « dans la main des Dieux, que des moucherons dans la main d’enfants cruels ». Ne nous enorgueillissons pas.

Le plus cruel de ces dieux est le Moloch nommé Progrès. Bien vil de l’adorer, mais à quoi bon le maudire ? Utilisons-le, si possible.

Il était nuit quand je repris le train. Mes compagnons de captivité et moi dévorions les feuilles du soir ; la catastrophe est décidément plus terrible qu’on n’avait cru ; on lit, mais en surveillant les portières. Hélas :

Monsieur La Palisse est mort,
Est mort à la guerre :
Un quart d’heure avant sa mort
… Il n’y songeait guère !

Au diable les nouvelles, au diable les journaux et les angoisses qu’ils procurent ! « Il y a une providence pour la mort d’un moineau », et nous n’y pouvons rien.

Une religieuse est montée à Bourg-la-Reine ; elle esquisse un discret signe de croix ; ses lèvres se meuvent : qu’un train adverse nous mette en charpie, elle est en règle, et le sait. N’est-ce pas elle qui est dans le vrai ?


10 novembre. — Je déjeune avec l’ingénieur Schiltz, retour du Maroc. Une anicroche l’empêcha d’embarquer à Casablanque le jour qu’il désirait : et il échappa ainsi au raz de marée ; son horaire s’en trouva retardé, et il ne put prendre le train prévu, précisément celui qui s’est écrasé à Melun. Interrogeons nos souvenirs après chaque catastrophe, et nous serons stupéfaits du nombre de personnes qui ont, je dis réellement, échappé. Et si nous étions davantage attentifs à nos propres faits et gestes, nous remarquerions que mille fois par jour nous passons le long de la mort. Nous ne nous en doutons pas, heureusement : sinon nous ne pourrions plus vivre.

Après tout, qui sait ? ce ne serait qu’une habitude à prendre, et nous la prendrions. Tel cet infortuné mécanicien qui, sûr, et à bon droit, de son chronomètre, ne songeait plus aux signaux. Il est cependant un signal d’arrêt final, à l’apparition duquel il faudrait toujours se tenir prêt.

— Dès demain, j’entre en danse avec tout mon orchestre.
Taxes partout. Payez. La corde ou le séquestre
Des trompettes d’airain seront mes galoubets :
Les impôts, cela pousse en plantant des gibets !

20 janvier. — Un de mes amis, scribe au service de l’État, me dit : « Je n’ai pas les palmes. Je viens de compulser dans les gazettes la liste des citoyens palmés, et je n’y figure point. — Vous aviez donc sollicité ? — Eh non. — Alors ? — Mon Dieu, j’achète pareillement, fort ponctuellement, les listes complètes des numéros gagnants de nos loteries, bien que je ne prenne jamais de billet. — Pourquoi donc, encore une fois, pourquoi donc ? — Sagesse, dévotion au dieu Hasard, laquelle représente l’un des plus beaux caractères des bipèdes à deux pieds et sans plumes, et sagesse, elle aussi : n’est-ce pas la plus mirifique manifestation du hasard que faire toucher le but au coureur qui n’a pas couru ?

— Paradoxe savoureux, mais qu’a le hasard à démêler avec la distribution des rubans, laquelle favorise uniquement les citoyens dont la République vérifia le mérite, et d’autant plus sévèrement qu’il s’agit du mérite républicain ? — Grand est le hasard ; lui seul attribua les palmes à la cuisinière de feu Edgard Combes : n’aurait-il pas été suave qu’à la veille de l’historique procès de Versailles il en décorât l’énergumène qui écrivit Anthinea ? Autre point de vue. Comment le régime que l’Europe avec tout l’univers, Norvège comprise, nous envie, et tant qu’ils nous le réservent jalousement, comment ce régime n’a-t-il jamais songé encore à utiliser le hasard quant à la dispensation des palmes, comme de tant de décorations mirificques ? Je veux dire à édicter que : — outre celles décernées comme il est équitable aux « bons républicains » — un certain nombre seraient, à chaque promotion, attribuées, par le sort lui-même, en loterie, à l’universalité des citoyens et citoyennes, par l’intermédiaire du Bottin, des listes électorales, de l’Argus, des registres d’état-civil, des registres d’écrou ? Ce serait aussi beau, et facilement aussi fructueux, que le « concours du Litre d’Or ». Le jour de la solennité, par devant le chef de l’État (car un simple académicien comme feu M. de Heredia c’était bon pour le Journal), aux sons de la Marseillaise, un nourrisson de l’Assistance publique pêcherait dans l’urne…

— Arrêtez-vous, et l’avouez bonnement : vous enragez.

— Oui, j’enrage de ne les avoir reçues : parce que je sais que je les recevrai, inéluctablement, et sais exactement quand je les recevrai. Car je suis fonctionnaire, Monsieur, et ne saurais échapper à la loi, que dis-je ? à quelque chose de supérieur à la loi : à la tradition. Les temps révolus, mon chef de bureau inscrira mon nom, suivi de tout mon état civil, provoquera la confection d’un dossier, où, dans la colonne « attitude politique », nécessairement la seule qui importe, il certifiera, de sa main à lui, que je suis un épatant républicain ! Hélas, si la coutume est immuable, le temps marche ! Le chef de bureau aura eu lieu de crier : Vive le Roi ! depuis huit jours, le Roi se trouvant installé depuis sept, et cependant je me verrai, inéluctablement, et in æternum, classé excellent républicain. Et je serai déshonoré administrativement, car un loyal fonctionnaire est le fidèle serviteur de tous les régimes, dès la veille de leur intronisation, Talleyrand l’a dit. Et le plus triste est que les palmes me seront équitablement refusées, et pour jamais, never more ! »


31 janvier. — J’attends avec impatience que mon fiston ait achevé, non de lire, mais de relire son livre d’étrennes : Les Trois Mousquetaires, afin de, moi, le relire une fois de plus. Je goûterai là, outre une ondée de cette bonne humeur énorme dont les œuvres du père Dumas sont la source intarissable, ce sens de la physionomie d’une époque, qui fait de lui un historien méconnu.

En attendant, je me replonge, toujours par la même occasion, dans Les Enfants du Capitaine Grant ; c’est aussi pour m’amuser (disons le vrai : me rajeunir !). Et voilà que je découvre là, pour m’instruire encore, des morceaux de style qui valent sans le faire exprès Chateaubriand et mieux : justement parce qu’ils ne le font pas exprès.

Les héros (nous les connaissons tous), surpris dans la Patagonie, par une inondation subite et formidable, se réfugient sur un arbre, une espèce de noyer gigantesque, un « ombu ».

« Cet arbre au tronc tortueux et énorme est fixé au sol non seulement par ses grosses racines, mais encore par des rejetons vigoureux qui l’y attachent de la plus tenace façon. Aussi avait-il résisté à l’assaut du mascaret. »

Le beau début, sans description oiseuse, sans pittoresque, où tout coopère à la conviction à implanter : un syllogisme ! Le développement suit :

« Cet « ombu » mesurait en hauteur une centaine de pieds, et pouvait couvrir de son ombre une circonférence de soixante toises[15]. Tout cet échafaudage reposait sur trois grosses branches qui se trifurquaient au sommet du tronc large de six pieds. Deux de ces branches s’élevaient presque perpendiculairement, et supportaient l’immense parasol de feuillage, dont les rameaux croisés, mêlés, enchevêtrés comme par la main d’un vannier, formaient un impénétrable abri ; la troisième branche, au contraire, s’étendait à peu près horizontalement au-dessus des eaux mugissantes… L’espace ne manquait pas à l’intérieur de cet arbre gigantesque : le feuillage, repoussé à la circonférence, laissait de grands intervalles largement dégagés, de véritables clairières, de l’air en abondance, de la fraîcheur partout. A voir ces branches élever jusqu’aux nues leurs rameaux innombrables, tandis que des lianes parasites les rattachaient l’une à l’autre, et que des rayons de soleil se glissaient à travers les trouées du feuillage, on eût vraiment dit que le tronc de cet « ombu » portait à lui seul une forêt tout entière.

[15]

Ou le fruit du tuba, de cet arbre si grand,
Qu’un cheval met, toujours courant,
Cent ans à sortir de son ombre !!!

« A l’arrivée des fugitifs, un monde ailé s’enfuit sur les hautes ramures…, et quand ils s’envolèrent [ce sont des oiseaux-mouches, ç’aurait pu être chardonnerets et mésanges], il sembla qu’un coup de vent dépouillait l’arbre de toutes ses fleurs. »

Cependant le vent chasse le ciel, comme dit Rimbaud, et la nuit apparaît, nuit australe :

« Le fond noir du soir était déjà scarifié d’incisions vives et brillantes que les eaux du lac réverbéraient avec netteté. La nue se déchirait en maint endroit, mais comme un tissu mou et cotonneux, sans bruit strident, etc… »

Quelle sobriété dans la richesse, quelle précision de termes, et…, quand on songe que Jules Verne n’a jamais quitté sa Picardie, et qu’il nous décrit peut-être, tout simplement, quelque fier vieux noyer de la banlieue d’Amiens, quelle leçon pour les malades !

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