Pas perdus
MAIS NE TE PROMÈNE DONC PAS…
Le temps passa, les jours, les semaines, les mois :Elle se sentit vierge une seconde fois.(Marion Delorme, acte VI.)
Voici bien des années, des artistes, dont notre Jean Baffier, et Lucien Schnegg — autre grand sculpteur enlevé soudain, tout jeune, par une fièvre typhoïde — offrirent à Auguste Rodin un banquet dans les bois de Vélizy. Au dessert, le peintre norvégien Thaulow (encore un mort) prit son violoncelle, le sculpteur Bourdelle son violon et Isidora Duncan, amenée là je crois bien par la Loïe Fuller, dansa sur l’herbe, sous les arbres, pieds nus, devant un Faune de Rodin que Bourdelle avait voituré. Ce fut délicieux, et tous les assistants en garderont le souvenir ; comme quelqu’un avait songé à nettoyer le terrain des cailloux et brindilles : — « Non, non, ordonna le malicieux vieux maître ; il faut qu’Eurydice appréhende la présence du serpent. » Et cette appréhension fut sans doute pour quelque chose en effet dans la grâce, dans le naturel exquis de la jolie danseuse, encore timide et intimidée : cela se passait dans des temps très anciens.
Peu après, miss Isidora dansa devant deux mille personnes, au Trocadéro, sur des planches. Certaines danses parurent aussi charmantes que sous les ombrages de Vélizy, mais il faut bien avouer que l’Allegretto de la Symphonie en La, commenté par des ronds de bras et des ronds de jambes, sembla (même à nos yeux favorablement prévenus) quelque chose — il faut lâcher le mot — quelque chose d’assez « toc » et prétentieux[4].
[4] Le programme, emprunté tout à Beethoven, comportait une glose de Hans Merian (?) (descend-il du Bâlois qui dressa en 1615 le plan de Paris ?) où on lit : « … A ces premiers accords (de l’Allegretto)… s’ouvrent les portes du monde souterrain, les âmes à peine défuntes passent, encore accablées du tourment de mourir… dans le presto en fa majeur, des Faunes, des Sylphides et des nymphes gracieuses en ronde folle se taquinent et se poursuivent… enfin apparaît Galathée elle-même, avec sa suite : on perçoit clairement… la conque des Tritons ; Galathée semble glisser sur les vagues… »
Et patati et patata… C’est le cas de le dire : que de choses dans un menuet ! Beethoven en fût mort.
Puis voici miss Isidora Duncan revenue, après un apostolat européen, revenue accompagnée de M. Raymond Duncan, de miss Pénélope Duncan et tout un conventicule de girls et de frauleins, toute la mission vêtue de peignoirs de bain et d’espadrilles. Il faut bien dire mission ; il faut dire : apostolat ; et c’est cela qui choque, et non l’imagination de déambuler jambes nues, même lorsqu’on a les vilaines jambes de M. Duncan. Depuis tantôt deux mois, une nuée d’interviews, de chroniques, de déclarations, de communiqués avec ou sans images, nous préviennent qu’à nous autres, piteux Béotiens de France, on va apprendre à danser, à marcher, chanter, parler, manger, nous vêtir, aussi gouverner notre conscience… quoi encore ? Naguère un autre Yankee enseignait à Lépine ravi comment s’y prendre pour assurer la circulation des rues ; un autre nous expliquait, par raison démonstrative, l’art et la manière de mastiquer les aliments.
Nouveautés indiciblement vieillotes. M. Raymond Duncan a découvert les rapports, d’ailleurs problématiques, des gammes grecque, écossaise, chinoise… Mais cela est dans Helmholtz, vieux de quarante ans, mais cela est dans Fétis l’ennemi de Berlioz ; mais cela traîne partout ! Saint-Saëns, Bourgaut-Ducoudray, ont écrit là-dessus et récrit, et même Salomon Reinach. Quant à la fantaisie (se référant au mot fameux de Wagner, l’entendait tout autrement, toute musique revient à une danse) quant à la fantaisie de transporter l’ouverture d’Iphigénie en ballet, ou bien L’Héroïque, il est par contre heureux pour leurs auteurs qu’elles se produisent maintenant : c’étaient des gaillards peu patients que Louis de Beethoven et le chevalier Glück.
Aussi, bien que nous soyons, nous autres Français, devenus des êtres fort soumis, n’est-il pas étonnant que lorsque miss Duncan dansa l’autre jour la Bacchanale de Thannhauser, un spectateur ait joyeusement proféré le cri populaire : « Mais ne te promène donc pas toute nue ! » Cela déplut à d’aucuns ; cela nous a ravi : revanche du bon sens contre la barbarie. Certes, chaque soir, certains café-concerts exhibent de jeunes ou vieilles célibataires encore moins vêtues que miss Duncan : puisque pas du tout. Seulement ces pimprenettes n’ont jamais prétendu nous moraliser. Tout au plus une fois traînées devant les Héliastes, jurent-elles qu’elles faisaient œuvre d’art, ce qui, en somme, enferme du vrai.
Et justement quelle est la valeur artistique de ces pseudo-restitutions de la chorégraphie grecque ? Elle est nulle ; aussi nulle que dans les dessins néo-antiques de l’Anglais Flaxmann ou les étonnantes machines bâties dans le même dessein par les sculpteurs et architectes teutons. Calquer les moments d’attitude figés sur les amphores et les statuettes de nos musées, cela n’est pas de l’art, même funéraire : c’est un tressautement de figures de cire. Précisément l’Amérique (elle nous inonde de danses et bientôt connaîtrons-nous les beautés du pas du dindon et du pas de l’ours gris) nous affolait naguère avec le cake-walk. Cette espèce de bamboula était assez rustaude mais, bonne enfant, joyeuse, sans prétention, comme une brave danse de nègres (et soutenue par une musique irrésistible) elle arrivait, par la grâce de jolies fillettes, à devenir gracieuse : un vague souvenir vous lancinant, on courait au Louvre et retrouvait cette même danse dans telle statuette de Tanagra.
N’est-ce qu’une rencontre ? Non : nous aussi découvrîmes un jour la danse grecque ; sans l’avoir cherchée : en Bretagne près de Tréguier une douzaine de jeunes filles dansaient une « dérobée » au bord de la mer, simplement. Peu après, ce furent les Panathénées : les mêmes jeunes filles ou leurs sœurs, drapées de blanc et bleu, menaient en procession la statue de la Vierge. Nous eussions fait pareille découverte en Provence, en Savoie. « Car rien ne vaut !… l’instinct populaire discipliné par la culture », écrit M. Alfred Capus (cité par Criton). Que la mission Duncan veuille donc nous laisser à notre perdition.
Au demeurant, nous avons sous les yeux un portrait de M. Duncan en costume. Ce Grec ressemble irrésistiblement à un Peau-Rouge : ceci soit dit sans l’offenser, car les Indiens furent un fier peuple. Mais enfin cela nous éloigne un peu des figures de Tanagra ou même du bas-relief de Carpeaux.