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Pas perdus

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PROPOS D’UN PROFANE

L’Hiver, Noël, l’Épiphanie

L’accoutumance rend tout familier ; l’insolite, le contraste ravivent, renouvellent nos impressions amorties par l’accoutumance. Les citadins de plus en plus ne connaissent l’hiver que comme une époque de conforts, de lumière chaleureuse et d’une fièvre de plaisirs ; la neige virginale ne leur apparaît qu’à l’état de boue noire où naviguent les automobiles étincelantes ; leurs appartements feutrés, où la cheminée et son brasier de bûches est à peine un lointain souvenir, s’emplissent de la respiration imperturbable des radiateurs.

Mais la saison froide se manifeste d’autant plus poignante au citadin, quand elle le surprend dans les lieux qu’il n’a connus jusqu’alors que comme des décors de soleil et de joie. La campagne conserve pourtant encore une âpre majesté ; mais quoi de plus désolé l’hiver, et de plus désolant, qu’une station de bains de mer ?

Nous nous trouvâmes à Dieppe en un pareil moment. En été, le Parisien ne soupçonne de la patrie de Duquesne et de tous les corsaires, du « port damné » des Anglais de jadis, que la vasque superbe d’une rade vaste de plus d’une demi-lieue, une plage grouillante de toilettes claires, l’immanquable Casino hispano-chinois-mauresque et juste assez de bateaux pour rappeler qu’il est tout de même l’hôte d’un port… Football, golf, tennis, musiques, fêtes de fleurs, etc. Cependant l’automne survient, puis l’hiver ; Casino et hôtels ferment, tout s’éteint, se dépeuple, devient silencieux et mort, et la plage n’est plus qu’une grève immense et morne ; tandis qu’à l’autre bout se ranime le vieux port par la saison du hareng et l’arrivée des lourds bateaux scandinaves chargés de bois et de charbon. Le ciel se fait bas, tel qu’un infini champ de bataille de nuages noirs ; la mer est livide et terreuse, tourmentée perpétuellement ; la bourrasque devient l’état permanent, et c’est un incessant et sinistre dialogue entre la mer qui, formidablement mugit et le vent qui gémit et siffle. Sa bise froide envahit les rues noires, puis c’est la pluie interminable, puis les rafales de neige, puis la gelée terrible. En plein novembre, en plein décembre, surgissent de soudaines trombes de grêle, véritables mitrailles traversées de tonnerre et d’éclairs. Et la tempête s’en mêle, qui jette la mer jusque dans la ville, balaie le port, soulève l’eau des bassins, fracasse les barques, enlève comme des fétus les malheureux pêcheurs et même les passants qui s’approchent imprudemment des quais. On éprouve, tout grelottant et terrifié, cette sensation de fin du monde qu’a si mornement exprimée Nicolas Poussin dans le tableau du Déluge. C’est alors qu’apparaît un bienheureux refuge, l’obscure maisonnette des marins, qu’emplit un maigre feu de houille, que signale une faible lumière palpitante, à travers et neige et brume !

Comment ne pas songer de suite à la Crèche, à l’étoile de Noël ?

Et ils y songeaient nos bons aïeux, alors que les logis, les villages, les cités même, grelottantes et noires sous leur blanc linceul de neige, apparaissaient en hiver pareilles à cette ville, à ces maisonnettes que nous venons d’évoquer, image de l’étable où ils se ressouvenaient que leur Sauveur avait voulu voir le jour.

Aussi, tout ce mois de décembre — les quatre semaines de l’Avent — leur était une période de recueillement, d’attente, d’anxiété, de désir qu’exprime avec un si grand sentiment dramatique l’hymne admirable : « Rorate, cœli de super, et nubes pluant Justum ! » « Faites descendre, ô cieux ! votre rosée ; nuées, faites descendre le Juste ! » Chaque grande solennité de l’Église possède en effet et surtout possédait sa personnalité propre, et l’allégresse de Noël n’est pas absolument la joie bondissante de Pâques, là où toute la nature s’unit pour chanter le Resurrexit. Cette période, dont la nuit de Noël représente le sommet, semble célébrer particulièrement la virginité dans ce qu’elle offre de plus émouvant : la virginité martyre. Ne s’ouvre-t-elle pas en quelque sorte par la commémoration de sainte Catherine, dont son père se fit le bourreau ? Puis après celle de saint Nicolas, patron des jeunes garçons, elle s’achève au lendemain même de la nativité du martyr suprême, par celles du jeune saint Étienne et des saints Innocents, laquelle inspira au poète Prudence de si suaves accents, dont notre traduction donne une faible idée :

Salut, ô fleurs des martyrs
Qu’au seuil de votre journée
A moissonnées l’Ennemi !
Salut, ô fleur des hosties,
Vapeur, neige, cœurs de roses,
Tendre troupeau décimé.
Sous l’autel du divin Maître
Vous jouez avec vos palmes
Et vos guirlandes de fleurs !

Ceci dotait la fête de Noël d’une solennité spéciale : à la fois qu’elle célébrait la venue du martyr par excellence, elle célébrait la rédemption en quelque sorte de toute la nature.

A-t-on remarqué comme les grandes dates liturgiques revêtent un caractère météorologique, pour ainsi dire ? — Rien là d’insolite. Sans parler des Bacchanales grecques, les Saturnales romaines tombaient aux Calendes de janvier, comme on sait. Là, les artisans, les soldats, les enfants, travestis en femmes, en bêtes à cornes (honni soit qui mal y pense, ne pensons qu’au Bœuf gras), envahissaient tumultueusement les rues ; les esclaves, libérés pour un jour, se voyaient servis par le maître : cette « liberté de décembre » n’était-elle pas, en quelque matière, une préfigure de rédemption ? Et pour le besoin de se déguiser, origine du Carnaval, il semble indiqué par Janus, le Dieu au double visage, qui ouvrait l’année romaine.

De même, aux moyenâgeuses fêtes de l’Ane, on n’a pas oublié comme un baudet, harnaché, mitré, monté à reculons par un diacre crossé, était mené par le peuple en plein chœur de la cathédrale, et chacun connaît au moins le début de l’illustre Prose de l’Ane, lequel âne évoquait à la fois le prophète Balaam, la Crèche, la fuite en Égypte et la dernière entrée à Jérusalem.

Peu après, l’Épiphanie provoquait la Fête des Rois et la Fête des Fous, où les clercs inférieurs, travestis comme de juste et masqués, nommaient un Évêque des Fous. Et le Carnaval reprenait haleine pour donner son suprême élan au Mardi-Gras où Carême-Prenant et son auguste famille, étaient, mannequins géants, promenés par la ville, à travers mille et une folies et, finalement, brûlés le matin des Cendres ; usage conservé dans nos provinces d’Artois, de Flandre, du Brabant, où les géants, tel le fameux Gayant, sont demeurés des héros locaux, traditionnels, symboliques, espèces de palladiums dont la fête est un motif à réjouissances… gigantesques, lesquelles attirent des milliers de fidèles d’on ne sait combien de lieues à la ronde. Ce ne semblait pas trop à nos ancêtres de deux mois de folies pour se payer de la gravité de l’Avent, et prendre des forces en vue des austérités — réelles alors — du Carême, qu’aidait d’ailleurs à supporter l’espoir de la fête par excellence, Pâques.

Ce qu’avait de touchant la joyeuse Fête des Rois, c’est son côté familial et hospitalier. A l’instant solennel, le plus jeune des enfants se cachait sous la table, et un étrange dialogue s’échangeait entre le père de famille, maître de la cérémonie, et lui : — « Phœbé ? — Domine ! — Pour qui ? — Pour Dieu. » Cette première part, la « part à Dieu », c’était le pauvre, représentant de Dieu, qui venait la réclamer. Le pauvre était parfois plusieurs, qui touchaient au nom de la Sainte Vierge, des Rois Mages, etc…, et le faisaient souvent par quelque complainte tantôt touchante, tantôt malicieuse :

… Ah ! si vous pouvez
Pas ben le couper,
M’y faudra donner
L’gâtiau tout entier.

La Révolution, qui abrogea tant de coutumes séculaires, millénaires, n’a rien pu contre les Rois… de la Fève. Dès décembre 1792, le citoyen-maire Nicolas Chambon, décréta que cette fête au nom séditieux serait remplacée par une Fête des Sans-Culottes ! et considérant que les pâtissiers qui persistaient à offrir des galettes « ne sauraient avoir que des intentions liberticides », invita la police à faire son devoir. Hélas ! ce fut en vain. Ainsi donc, cette fois-ci encore, crions joyeusement : Le Roi boit !… et songeons à la « part à Dieu. »

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