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Zig-zags en Bulgarie

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CHAPITRE VII

Un quartier général au calme. — Bukarest ou Plojesti ? — A l’hôtel de Moldavie. — Une aventure de voyage. — Histoire d’un véritable espion et de deux autres espions prétendus. — Un aventurier. — Chez le grand-prévôt. — Une dépêche à double sens. — La villa du Grand-Duc. — Le colonel de Hasenkampf. — Les attachés militaires. — M. le colonel Gaillard. — Un café-concert. — Conférence de journalistes. — Un exigeant. — Le camp des Bulgares.

Ce qui a dû frapper surtout le voyageur arrivant à Plojesti au mois de juin 1877, c’est la physionomie calme et placide de cette ville de province. Le mot de quartier général éveille toute une mise en scène de drame militaire de l’ancien Cirque. Quartier général ! ces deux mots sonnent la charge ! on croit entendre battre les tambours, retentir le clairon et il semble que le pavé s’effondre sous le trot d’innombrables et de fringantes ordonnances courant dans tous les sens, bride abattue, pour porter des ordres urgents dont dépend peut-être le salut d’une armée, d’un État. Quartier général ! ne voit-on pas caracoler à ce mot le commandant en chef, celui qui tient dans sa main la destinée de cent, deux cent, trois cent mille hommes, ne se figure-t-on pas un étincelant état-major juché sur une colline et suivant à travers une excellente lorgnette les évolutions de sa propre armée et de celle de l’ennemi, tandis que la poudre donne de la saveur à l’atmosphère et que le canon gronde dans le lointain ?…

Le quartier général de Plojesti avait tout ce qui était nécessaire pour détruire les illusions. Disons d’abord ce qu’est Plojesti et comment le grand-duc Nicolas fut appelé à s’y installer. Le quartier général de l’armée qui, depuis le mois de novembre 1876, était destinée à opérer contre la Turquie se trouvait parfaitement à l’aise (sauf la boue atroce qu’il y faisait) dans la spacieuse capitale de la Bessarabie, Kischeneff. Le général en chef, l’intendance, tous les bureaux, les officiers étaient répandus dans les auberges, les hôtels et les maisons particulières de la ville. Les troupes campaient en grande partie dans les environs. La guerre était considérée par tous comme inévitable et on s’attendait à entrer en campagne dès que la température le permettrait. Aussi l’ordre de marche n’avait surpris personne, seulement on s’était demandé où l’on porterait ses pénates. Tout d’abord Bukarest paraissait l’endroit le plus rationnel pour installer le commandement et l’administration militaire. On était là près du Danube qu’il faudrait franchir et on avait sous la main toutes les ressources développées d’une véritable capitale. Le prince de Roumanie, devenu par la fameuse convention du 15 avril l’allié du tzar, avait été au devant des intentions du grand-duc en lui offrant la résidence princière de Cotroceni, magnifique maison de plaisance des environs de Bukarest où le prince et sa femme se réfugient pendant les grandes chaleurs de l’été. Tout d’abord le commandant en chef russe accepta avec beaucoup d’empressement cette offre et il se mit en devoir de s’y installer, non pas en invité, mais comme dans sa propre maison. Le cabinet de Bukarest, qui voulait éviter tout ce qui aurait pu donner à la présence des Russes en Roumanie le caractère d’une vassalité, mit certaines conditions à la résidence du grand-duc à Cotroceni. Il y eut, en particulier, un chapitre de sentinelles qui gâta tout. Les Roumains tenaient absolument, je crois, à monter la garde aux portes extérieures du palais ; le grand-duc ne voulait avoir à sa poterne que des sentinelles russes. Il rompit brusquement les négociations entamées et fit louer pour son compte une très-jolie villa appartenant à un négociant de Plojesti. Là il serait complétement chez lui, pour son argent, et pourrait se faire garder par des cosaques à l’exclusion de toute autre troupe. Plojesti (prononcez Ployeschti) est à une cinquantaine de kilomètres de Bukarest. La ville est traversée, c’est là son importance stratégique, par la grande route de Cronstadt (frontière de Transylvanie) à Bukarest et par la chaussée qui coupe en long toute la Moldo-Valachie. Avant l’établissement du chemin de fer qui passe également à Plojesti, cette voie fut la principale, sinon l’unique artère du transit.

Comme ville, Plojesti peut compter environ 5 ou 6,000 habitants. L’espace compris entre la gare et le centre a un aspect tout à fait rustique, le pâté central de maisons, au contraire, qui se groupent autour de la place du marché est des plus moderne. Les constructions sont assez élevées et d’une architecture correcte. Il y a aussi quelques bâtiments de luxe et je dois ajouter à la louange des habitants de Plojesti, que la plus belle de ces maisons neuves est une école. Derrière la place du marché il en est une seconde qui possède comme ornement le principal café de la ville et deux hôtels, l’un d’apparence élégante, un faux air de villa, avec un jardinet soigneusement entretenu, et l’autre dénotant de suite l’hôtellerie primitive, où il ne faut pas regarder de si près au confort et surtout à la propreté ! Le propriétaire, cela va sans dire pour quiconque connaît un peu l’intérieur de la Roumanie, était juif, et il avait recruté son personnel de service parmi ses coreligionnaires. Le garçon d’écurie seul était Roumain.

Après bien des embarras et une foule de discours pleins d’importance sur l’encombrement de son immeuble, le gargotier de « l’Hôtel de Moldavie » consentit à me louer, moyennant 6 francs par jour, un petit réduit de deux mètres et demi de long sur cinquante centimètres de large. Cette cellule prenait jour sur une sorte de vérandah-balcon en bois grossier qui faisait le tour du premier étage. Le peu d’air qu’il pouvait y avoir au dehors arrivait par conséquent à travers la cloison de bois brûlée par le soleil et chargée des miasmes qui se dégageaient d’un respectable tas de fumier amoncelé dans la cour. C’était donc un brasier empesté que cette pièce, dont l’ameublement se composait d’un lit de fer délabré, d’une table de toilette bancale dont le pot à eau était absent. Après des prodiges d’habileté et à force de réclamations diplomatiques, j’obtins aussi une petite table cousine germaine de celle de toilette et un vase contenant une eau assez saumâtre. C’est pourtant dans ce logis, plus que modeste, qu’il était arrivé à un confrère une aventure des plus piquantes. X…, qui nous conta lui-même l’historiette quand nous l’eûmes trouvé devant une table de café de l’hôtel Victoria, venait d’arriver très-fatigué et tout couvert de la poussière de la route. A l’imitation de nos confrères anglais, X… voyageait muni d’une de ces baignoires en gutta-percha qui se déploient et se resserrent à volonté au moyen d’un piston avec lequel on insuffle l’air. De cette façon on a les thermes chez soi. X… se fait apporter de l’eau, remplit à moitié sa baignoire et, avant de s’y plonger, il descend la jalousie mais sans fermer la fenêtre elle-même ; puis il se déshabille et entre dans « l’onde liquide ». Il a à peine goûté les premières délices du bain, qu’il entend, sur le balcon, un caillement de voix de jeunes filles ; puis, à sa grande surprise, une main délicate soulève la jalousie pour la laisser retomber immédiatement en poussant un cri effaré que deux ou trois voix répètent à l’instant. Or, dans l’hôtel, demeuraient deux familles de banquiers de Bukarest, composées, en dehors des parents, d’une quinzaine de jeunes filles de dix à vingt-deux ans, les plus petites sous la surveillance d’une gouvernante française. L’appartement occupé par les Plutus roumains et leur progéniture féminine était à l’extrémité de la vérandah, c’est sans doute une de ces demoiselles, curieuse comme Ève en personne, qui avait soulevé l’extrémité de la jalousie. On sait comment elle fut punie ou récompensée de cette fatale curiosité. Du reste, il paraîtrait que l’examen involontaire dont X… avait été l’objet n’était nullement à son désavantage, car il vit à plusieurs reprises les curieuses passer deux par deux sur la vérandah et s’arrêter devant sa fenêtre en souriant d’un petit air futé. A son tour, X… sentit sa curiosité s’éveiller, il se demandait laquelle ou lesquelles des quinze l’avaient vu ainsi dans ce costume dépouillé d’artifice. Et le hasard voulut que deux fois par jour, pendant notre séjour à Plojesti, X… se trouvât nez à nez avec la smala dans les restaurants-jardins où nous déjeunions et dînions. C’était alors, à la table des deux familles, des chuchotements, des regards moqueurs ; de son côté, en songeant à la situation, il se sentait tourmenté d’une telle envie de rire qu’il était forcé de changer de place avec l’un d’entre nous pour ne pas éclater au nez de ses voisins.

Voici maintenant une aventure moins plaisante qui arriva le surlendemain de mon arrivée à un négociant de Brême venu en Roumanie dans l’espoir d’y gagner gros avec des fournitures.

Cet opulent Hanséate avait fait, dans un café de Bukarest, la connaissance d’un autre Allemand qui s’était occupé de fournitures pendant la guerre de 1870-71. Il offrit ses services au Brêmois et le mit en rapports avec un certain baron de K…, homme de très-bel air, de grandes manières, se prétendant correspondant militaire d’une importante agence télégraphique de Berlin, et faisant état de ses relations avec les grands personnages de la Cour et de l’armée en Russie. Ce gentleman proposa au Brêmois de le présenter à son ami, le général Nepokotschisky, chef d’état-major de l’armée russe. Avec la protection d’un semblable personnage, on ne pouvait manquer d’obtenir les plus belles fournitures. On but force champagne à la réussite des beaux projets qui avaient germé dans la cervelle des deux Allemands et dont le baron de K… devait faciliter l’exécution. Rendez-vous fut pris pour le lendemain à la gare afin d’aller à Plojesti. Le trio y débarqua dans la matinée ; on s’en fut d’abord à l’hôtel où attendait un confortable déjeuner probablement commandé par télégraphe, grâce aux soins du Brêmois. A deux heures de l’après-midi, un fiacre, rudement cahoté, s’arrêtait auprès d’une maisonnette devant laquelle se promenaient, l’arme au bras, deux factionnaires. Le baron de K…, ganté de frais, vêtu avec recherche et le chef orné d’une casquette plate qui lui donnait un faux air d’officier, sauta lestement en bas de la voiture en recommandant à ses deux compagnons de l’attendre peu d’instants. « Je vais vous annoncer à Son Excellence, dit-il, et demander, pour la forme, la permission de vous présenter ; attendez-moi, je reviens de suite, on me connaît ; j’ai mes petites et grandes entrées. »

Le Brêmois alluma un des excellents cigares qui sont une des spécialités de son pays, il en tendit un autre à son compatriote, et tous deux, mollement renversés sur les coussins de la voiture, suivaient les spirales bleues de la fumée. Un quart d’heure se passe, une demi-heure, puis une heure. Les messieurs commencent à s’impatienter, la longueur de la conférence leur paraît inusitée ; mais, enfin, le chef d’état-major peut bien être occupé, et se voir forcé de faire faire antichambre à son ami. Un quart d’heure, puis une demi-heure se passent. Pour le coup, le Brêmois, qui aime avant tout ses aises, déclare qu’il veut retourner à l’hôtel, il ne saurait remettre plus longtemps sa sieste. Ordre est donné au cocher, qui rebrousse chemin. Toute l’après-midi, les deux Allemands attendent leur introducteur, mais en vain. Enfin, ils se décident à sortir pour avoir des nouvelles. Sur le pas de l’hôtel ils trouvent un officier de gendarmerie avec deux de ses hommes : « Lequel de vous, demande-t-il, est M. R…, négociant de Brême ? » Le personnage ainsi interpellé s’avance et se fait reconnaître. « Alors, au nom du grand-duc, je vous mets en état d’arrestation. » On peut s’imaginer la stupéfaction et la terreur qui se peignirent sur les traits du malheureux Hanséate. Il ne put faire usage de la parole. L’autre Allemand s’avança alors : « C’est une erreur, messieurs, c’est une méprise sans doute, veuillez attendre un instant, je cours rejoindre mon ami, M. de K…, qui doit être chez le général Nepokotschisky, et je reviens à l’instant pour faire éclaircir ce malentendu. » Il voulut sortir, mais sur un signe de l’officier, les deux gendarmes s’étaient mis en travers de la porte.

— Vous connaissez aussi M. de K…, fit-il.

— Parfaitement, puisque c’est avec lui que nous sommes venus ici.

— En ce cas, je dois vous arrêter également.

Les deux Allemands se regardèrent comme deux augures, à cette différence près qu’ils n’avaient nulle envie de rire. Ils voulurent protester. « Vous vous expliquerez devant le grand-prévôt de l’armée. Je vais vous y conduire. »

Le Brêmois était littéralement atterré, et les consolations que son compagnon d’infortune s’efforçait de lui prodiguer restèrent sans résultat. Au contraire, pendant toute la route, il fut hanté par toute espèce de terreurs, il rêvait casemate et fusillade sans jugement. Enfin, on arriva tout au bout de la ville, dans le bâtiment où avait été installée la prévôté. C’était une maison avec large perron et donnant sur une grande place plantée d’arbres. Une plaque de métal couverte de caractères russes indiquait la destination du local.

Le grand-prévôt, général Stein, campait au fond de la maison dans une pièce assez vaste, encombrée de malles et de valises de toutes dimensions, et dont le meuble principal était le lit de camp sur lequel s’asseyaient les visiteurs du grand-prévôt. Celui-ci avait tout à fait le physique et le tempérament de son emploi. La figure était « mauvaise », pour nous servir d’une expression populaire, et le tempérament cassant, tracassier, désagréable au possible. Comme au début de toutes les campagnes, les cervelles étaient hantées par des histoires d’espions. On se croyait surveillé et épié de toutes parts, bien à tort, comme l’a prouvé l’événement, puisque les Russes ont pu franchir le Danube presque sans être inquiétés. Mais enfin, au commencement de juin 1877, on voyait des espions un peu partout, et le grand-prévôt ne demandait qu’à en faire fusiller le plus possible. Je m’empresse d’ajouter que son envie était quelque peu contrariée par le grand-duc Nicolas, peu partisan des exécutions sommaires. En résumé, malgré les airs de fier à bras du général Stein, on n’avait exécuté personne à Plojesti. Quand on lui amena les deux Allemands, le général était de l’humeur la plus maussade qu’il fût possible de voir, — il s’était aperçu, en faisant couler le thé de son samovar, que la qualité en était gâtée… L’officier des gendarmes lui dit quelques mots en langue russe ; le général fouilla dans des papiers et en tira une carte de visite portant le nom du Brêmois. Puis, pour faire durer chez les prisonniers le plaisir de la première incarcération, il mordilla sa moustache, huma quelques gorgées de thé brûlant, et fit une scène horrible à un vivandier ou marketender, dont la patente n’était pas tout à fait en règle.

Les Allemands purent juger ainsi de l’extrême irascibilité du grand-prévôt, et ils ne pouvaient pas augurer grand’chose de bon de leur entrevue avec ce terrible homme. Après avoir infligé une très-forte amende aux vivandiers défaillants, qui s’en furent tout penauds, le général adressa très-brusquement la parole aux prisonniers. « Vous connaissez M. de K… », demanda-t-il. Le Brêmois ne bougeait pas ; son ami dit d’une voix assez assurée : « Oui, Excellence. Mais quel crime y a-t-il dans le fait d’avoir des relations avec un personnage qui connaît les généraux, qui est au mieux avec S. Exc. le général Nepokotschisky ? »

Le grand-prévôt se fâcha sérieusement. « Silence, vous, là-bas ! Me prenez-vous pour un enfant que vous me contiez de telles sornettes ? Tout est découvert, on a les preuves que votre compagnon est un espion. On sait qu’il se faisait passer à tort pour un correspondant de journal. — Mais, général, ce n’est pas possible. — Nous avons les preuves, vous dis-je. — Mais, général, protestait l’Allemand, nous ne connaissons M. de K… que d’avant-hier ; même, s’il y a des charges contre lui, nous sommes innocents… — Certes, certes, innocents, grommelait le Brêmois. — Allons donc ! les amis des espions sont quelque peu espions eux-mêmes ; d’ailleurs on a trouvé de vos cartes sur lui ! Et puis qui vous a autorisé à venir au quartier général ? Où avez-vous eu votre permission ? » Le Hanséate était toujours de moins en moins à son aise ; son compagnon répondit pour les deux qu’ils croyaient n’avoir pas besoin d’autorisation, puisqu’ils étaient venus avec une connaissance du chef d’état-major.

Le général Stein ne s’apaisait point. « Comment, s’écria-t-il avec colère, vous êtes Allemand, monsieur, vous devez, par conséquent, avoir servi et vous ne savez pas qu’il est défendu de pénétrer dans une ville où se trouve, en temps de guerre, l’état-major général ? Mais votre présence ici suffit pour vous faire fusiller ! » — Sur un signe du général, les deux Allemands furent conduits dans la prison militaire provisoirement installée dans les combles d’une auberge. Les prisonniers s’empressèrent d’écrire au consul allemand à Bukarest, envoyèrent des lettres à des connaissances qu’ils avaient dans cette ville et qui pouvaient répondre d’eux, mais tout cela en vain. On les oublia pour ainsi dire pendant huit jours, puis on leur offrit de les relâcher s’ils voulaient signer une demande en grâce qui couvrirait l’état-major russe contre toute réclamation diplomatique. Le Brêmois, qui gémissait sur l’absence de toute espèce de confort dans sa cellule, s’empressa de signer de deux mains ce qu’on lui demandait et rentra à Brême.

Son compagnon voulut faire le fier et l’indigné et se refusa d’abord à toute transaction. Mais enfin, voyant qu’il n’y avait pas moyen de sortir autrement des griffes de la prévôté, il se résigna et signa. Quant à K…, il ne fut pas fusillé, comme le bruit en courut quelques jours plus tard à Bukarest, mais les charges relevées contre lui (il avait dessiné les plans des batteries construites à Giurgewo), parurent assez graves pour motiver son internement dans une forteresse de l’intérieur de la Russie. Il a dû y séjourner jusqu’à la fin de la guerre.

Avant de continuer notre promenade dans Plojesti, je veux raconter une autre historiette d’espions qui me fut communiquée plus tard à Bukarest.

La police avait remarqué que, parmi les dépêches adressées à deux fournisseurs, il en était qui contenaient des indications par demi-mots accompagnés de chiffres. On surveille les deux munitionnaires, et, comme les dépêches mystérieuses ne cessaient pas d’arriver, un beau soir on les arrête tous deux. De plus on découvre chez eux des cartes à jouer sur lesquelles se trouvaient reproduits les chiffres et les mots des dépêches. Plus de doute : il s’agit d’une communication secrète ! Les dépêches partant d’Odessa donnent des renseignements sur les mouvements de troupes en Russie ; ces renseignements sont transmis à Vienne et de là en Turquie. Les prévenus cependant fournissent une explication assez plausible de leur mystérieuse correspondance : les dépêches ont pour but unique de faire connaître aux intéressés les variations de la bourse des céréales, et, pour faire des économies, de même que pour ne pas donner l’éveil aux autres spéculateurs, ces messieurs avaient imaginé de se servir d’un langage particulier.

Bien entendu on ne voulut pas ajouter foi à cette version, mais une enquête minutieuse faite sur les lieux mêmes démontra que les négociants avaient parfaitement raison. Ils furent relâchés au bout de huit jours. Je n’ai pas entendu dire qu’on ait trouvé et fusillé un véritable espion.

La villa habitée par le grand-duc Nicolas était située au centre de la ville. Le bâtiment un peu petit avait un aspect fort gentil et propret. Deux tourelles toutes blanches dans lesquelles sont percées des fenêtres en ogive lui donnent un faux air de château. Devant l’aile du milieu, l’aile principale, règne une balustrade en stuc agrémentée de vases ornés de belles fleurs. La porte d’entrée est grillée ; devant la grille se promène majestueux à défier Artaban en personne un heiduque de taille gigantesque, avec des moustaches de cinquante centimètres de long de chaque côté, un costume doré sur toutes les coutures et bariolé sur tous les tons. Ce magnifique chien de garde à face humaine lance de tous les côtés des regards excessivement féroces ; il semblerait qu’il veuille dévorer tous ceux qui approchent de trop près de la demeure de son auguste maître. Tandis qu’un bouledogue n’a que ses crocs, ce gardien a, dans la ceinture de son opulente tunique, tout un arsenal entier composé de pistolets damasquinés, de poignards à longue lame et de coutelas dont l’un est plein de pierreries. A côté de lui des cosaques en petite tenue, des Tcherkesses engoncés dans leurs longues houppelandes et suant à grosses gouttes faisaient également sentinelle devant le quartier général dont l’attribution spéciale était marquée par un grand drapeau russe — l’aigle à deux têtes se déployant sur fond jaune — hissé au haut d’un mât colossal.

Pour entrer dans ce sanctuaire, il fallait passer au milieu de cette double haie de gardes de tous grades dont les yeux vifs et ardents vous fouillaient jusqu’au fond de l’âme. Pourtant après un long et minutieux examen l’un des cosaques me prit des mains la carte de visite que je lui tendis ainsi qu’une lettre pour M. le colonel de Hasenkampf. Il la remit à un domestique en livrée, qui, au bout de peu d’instants, revint accompagné d’un officier auquel il me désigna.

Cet officier avait une tête d’expression singulière. Toutes les finesses, toutes les ruses, tous les sous-entendus semblaient s’être donné photographiquement rendez-vous sur sa figure. Avec ses petits yeux de chat en éveil, dont il comprimait l’éclat par des lunettes, avec son nez pointu s’avançant comme le museau correctement taillé d’une fouine, avec ses lèvres minces et sa barbe soyeuse, le crâne légèrement bombé — complétement rasé, avec les deux oreilles se tenant droites de chaque côté comme des sentinelles, M. le colonel Hasenkampf avait un air tout à fait méphistophélique.

Un acteur hors ligne ayant à jouer au naturel un personnage fatal ne se fût pas fait une autre tête.

Il y avait de tout dans ces traits — sauf du militaire. M. de Hasenkampf pouvait passer, selon qu’il contractait ses lèvres, qu’il plissait son front et voilait ou découvrait ses yeux, pour un diplomate, un professeur ou un viveur un peu éteint. N’allez pas croire que M. de Hasenkampf était un invalide ; bien loin de là, à en juger par la figure, par la membrure nerveuse du corps que faisait valoir avec avantage l’uniforme collant dans lequel il était sanglé, le colonel pouvait avoir à peine quarante ans.

Ses fonctions étaient des plus délicates, des plus importantes et des plus multiples, il était à la fois le chef du bureau des renseignements, euphémisme qui signifie directeur de l’espionnage, il avait les rapports officiels avec les journalistes attachés au quartier général et enfin il servait de secrétaire au grand-duc, étant également habile à manier la plume en français, en allemand et en russe. La première entrevue fut courte. Le colonel prit connaissance de mes lettres de recommandation et me pria de venir le voir le lendemain dans son logement particulier en ville.

J’allais me retirer quand la porte de l’une des pièces donnant sur le vestibule de la villa s’ouvrit. Le grand-duc Nicolas commandant en chef de l’armée d’opération contre les Turcs, parut. « Monseigneur », comme l’appelait officiellement M. de Hasenkampf, est le second frère de l’empereur Alexandre. Il a quatre ans de moins que son souverain et, par le fait, il ne paraît pas son âge. C’est de la tête aux pieds une vigoureuse nature de soldat. L’attitude, la tenue, les mouvements, tout est « d’ordonnance ». La tête rasée selon les règlements, toute rude, sévère et même brutale qu’elle puisse paraître, ne manque pas d’élégance. Le cachet particulier lui est imprimé par la moustache fortement fournie et qui se termine des deux côtés par d’amples bouquets de poils. Quant au costume, rien de plus simple, un « complet » de toile blanche et pour complément une casquette plate et de hautes bottes à l’écuyère. Le colonel Hasenkampf se rangea sur le passage du prince et salua militairement. Le grand-duc parut l’interroger des yeux. « Quel est ce civil ? — Monseigneur, répondit le colonel, Monsieur est un correspondant qui nous est chaudement recommandé par des amis de Saint-Pétersbourg. » « Ces Messieurs seront tous les bienvenus », dit le grand-duc, résolvant ainsi toutes les questions qui paraissaient si graves et si difficultueuses à la chancellerie du ministère des affaires étrangères et au ministère de la guerre. Puis le grand-duc se retira et sortit sur la terrasse pour voir défiler un régiment qui débouchait par la route de Moldavie, musique en tête, drapeaux déployés et en poussant des hourrahs vigoureux.

Pour la première fois je vis des troupes de ligne russes sans leur affreuse capote grise, en tunique verte et pantalon blanc. La présence du quartier général avait attiré à Plojesti les attachés des nations étrangères, et parmi ceux-là l’attaché français, M. le colonel Gaillard, jouait le principal rôle. M. Gaillard, un vieux soldat d’Afrique, d’Italie et de Crimée, avait su gagner à Saint-Pétersbourg, où il était attaché à notre ambassade, la confiance la plus complète du grand-duc Nicolas. Sur sa demande expresse, M. le colonel Gaillard partit pour Kischeneff à l’époque où le frère de l’empereur prit le commandement de l’armée. Cette préférence accordée à un militaire français à l’exclusion de tous les autres attachés donna beaucoup d’ombrage à la Prusse, il y eut même des réclamations ; mais le grand-duc tenait énormément au colonel, dont la science militaire unie à une humeur enjouée, une rondeur de bon aloi et une grande élégance de manières, lui plaisaient énormément. Le colonel dînait tous les jours à la table de Monseigneur et on assure que son avis était d’un grand poids dans la balance. De cette façon, M. le colonel Gaillard était mieux qualifié que qui que ce fût pour juger les qualités et les défauts du soldat russe ; il se trouvait également aux premières loges pour suivre les événements et en rendre compte au ministère. Si M. le colonel a déployé, bien plus à propos cette fois, le zèle et l’activité pleine d’acharnement dont il fit preuve comme directeur de la justice militaire auprès des conseils de guerre en 1871, assurément on a dû être instruit mieux que partout ailleurs à l’hôtel du boulevard Saint-Germain sur les leçons utiles de la guerre d’Orient. M. le colonel Gaillard, que nous aurons du reste occasion de retrouver souvent dans le cours de ces récits, est un homme d’environ cinquante ans, de belle prestance, figure moitié militaire moitié diplomatique, portant l’empreinte de l’énergie contenue mais pouvant être poussée au dernier degré. Lors de la visite que je lui fis dans son appartement de la place du Marché, il me raconta une excursion qu’il venait de faire en compagnie du prince Charles aux batteries de Kalafat, petite ville roumaine sur le Danube, d’où l’on échangeait force coups de canon avec les retranchements élevés autour de Widdin.

Le prince Charles s’était rendu à Kalafat avec tout un état-major auquel s’étaient joints les reporters de beaucoup de journaux. Le voyage avait été interrompu par un incident. A quelque distance de Bukarest, le pont du chemin de fer sur la rivière de l’Aluta avait été emporté par les flots. Peu s’en fallut même que tout le train et ce qu’il contenait, prince, escorte, journalistes ne culbutât dans le fleuve. On dut passer la nuit très-mal à l’aise dans un village à moitié inondé et tout à fait envahi par les troupes. Le lendemain seulement des voitures furent prêtes à emporter le prince et ses « invités ». A Kalafat il y eut un véritable essai de bombardement. Le prince voulut diriger lui-même le pointage de plusieurs pièces et l’un des projectiles lancés suivant ses indications mit le feu au milieu d’un pâté de maisons dans la ville. Aussitôt l’ennemi riposta à toute volée. Carol fit courir à ses « invités » un danger très-sérieux, car des bombes éclataient l’une après l’autre sur le gazonnement de la batterie, des éclats commençaient même à joncher l’intérieur et à malmener les servants. L’excuse du prince était qu’il courait lui-même et le premier le danger.

Enfin, après deux heures d’échange actif de politesses internationales, la représentation fut achevée, la cavalcade retourna dans la capitale. M. le colonel Gaillard s’exprima en termes très-favorables, chaleureux même, sur le compte de la jeune armée roumaine, pronostiquant très-justement le rôle efficace et glorieux même qu’elle pouvait être appelée à jouer prochainement. « On ne peut jamais juger le soldat, dit le colonel, qu’au lendemain d’une bataille ; mais les cadres sont bons, les officiers sont instruits, pleins de bonne volonté, affamés de travail. » Je quittai le colonel Gaillard pour aller rejoindre quelques camarades que j’avais retrouvés entre temps, et après dîner, pour achever dignement la soirée, nous nous laissâmes allécher par le programme d’un café-concert installé dans un jardin-restaurant. Les « artistes » débitaient leurs couplets au fond du gradina, sur un petit théâtre coquettement et rustiquement orné. A la chaleur accablante du jour avait succédé une nuit tiède et étoilée. Aussi le spectacle ne manquait pas d’amateurs, qui savouraient la musique en dévorant des biftecks et en ingurgitant force boissons variées. Naturellement, les trois quarts des spectateurs étaient des officiers, et tous, même les plus âgés et les plus barbus, s’amusaient comme des enfants en écoutant le répertoire de l’Eldorado et de l’Alcazar. Les cabotins et les cabotines, tout à fait suffisants comme articles d’exportation, avaient un succès énorme, — que dis-je ! Thérésa et Judic n’ont jamais eu d’ovations aussi tapageuses.

Une petite Parisienne pouponne et rondelette, à l’air fort éveillé, dut répéter au moins quatre fois une vieille chansonnette du répertoire : la Clef. Il est vrai qu’elle était passée maître dans l’art de souligner ses effets, et que sa moue au refrain était d’un croustillant à réveiller les futurs morts de la campagne. J’ai encore dans les oreilles ces marques d’enthousiasme et d’allégresse, qui retentissaient à quelques lieues seulement du théâtre de la guerre, poussées par des auditeurs qui pourraient être appelés, d’un moment à l’autre, à risquer leur peau… C’est vers une heure seulement que les amateurs quittèrent le jardin en fredonnant :

Ma clef ! ma clef !
On m’a chipé ma clef !

Le lendemain, de bonne heure, je ne manquai pas de me rendre à la villa, où le colonel Hasenkampf avait installé le bureau volant de la presse. L’institutrice de la famille à laquelle la villa appartenait, faisant office d’introducteur, me conduisit au fond d’un jardin, devant une tourelle.

Autour d’une table en bois et assis sur des escabeaux, je retrouvai une dizaine de mes confrères ; le colonel en petite tenue, tout vêtu de coutil blanc, présidait ce cénacle et expliquait méthodiquement, comme il avait du reste l’habitude de le faire tous les matins, qu’en fait de nouvelles on ne savait rien, absolument rien. Libre à nous de broder des variations sur ce thème peu nourrissant. Pourtant, si les nouvelles étaient aussi rares que la marée le jour du suicide de Vatel, M. Hasenkampf daigna nous dédommager en nous faisant part des conditions définitives concernant l’admission des reporters au quartier général.

En premier lieu, il fallait justifier d’un répondant diplomatique, c’est-à-dire ministre, ambassadeur ou attaché militaire ; en second lieu, l’admission ayant été prononcée, il fallait déposer trois portraits carte-visite, dont l’un revêtu de la griffe du prévôt, le général Stein, devait servir de passeport, le second serait incorporé dans l’album du commandant en chef, et le troisième déposé dans les archives du ministère de la guerre.

En outre, le reporter s’engageait purement et simplement, sur l’honneur, à ne révéler aucun mouvement de troupes, ce qui était bien naturel, puisque nous étions journalistes et non pas espions ; enfin, comme on avait reconnu que la plaque de cuivre, marquée aux armes impériales, et qui devait tout d’abord nous servir de signe de ralliement, manquait totalement de prestige, un dessinateur français avait été chargé de confectionner un brassard d’un modèle plus élégant, mais que les intéressés devraient acquérir de leurs deniers. Ce brassard nous fut servi plus tard moyennant 35 francs, à Bukarest, chez un marchand d’équipements militaires. Finalement, M. de Hasenkampf nous dit qu’on statuerait dans la huitaine sur nos demandes d’admission. Cette dernière partie de sa communication ne parut être nullement du goût d’un nouvel arrivant. C’était le correspondant d’un journal anglais, d’origine grecque ou levantine. Il pouvait avoir soixante ans à peu près, et il devait être content de cet âge comme, du reste, de sa barbe grise, de ses cheveux de même couleur, de son costume, qui le faisait ressembler à un capitaine de steamboat par un gros temps, satisfait de la large rosette tricolore de l’ordre de Tacova, qui s’épanouissait sur sa poitrine, aussi large que le sourire de béatitude sur ses lèvres. Bref, ce personnage était plein de complaisance pour lui-même, et on devait s’apercevoir aisément que lorsqu’il avait ouvert la bouche, les paroles qui en sortaient étaient des perles précieuses qu’il fallait soigneusement recueillir, de même que ses prières étaient des ordres. M. M… exprima d’abord à M. le colonel son mécontentement de ce que l’on n’avait pas jugé à propos de statuer le pied levé sur l’admission d’un aussi important personnage. Et comme le colonel invoquait la règle :

« Mais est-ce qu’il peut y avoir une règle pour moi ! Est-ce que je ne dois pas être admis d’emblée ? Est-ce qu’il y a besoin de formalités pour un homme qui a rendu des services à la cause slave, des services signalés ? Vous me parlez de recommandations, mais est-ce que celle-ci n’est pas la meilleure de toutes ! » Et d’un geste fiévreux il montrait l’immense ruban de Tacova, qui ornait sa boutonnière.

— Vous croyez que cette décoration vous recommande ? fit le colonel en souriant finement.

— Mais certainement, et si cela ne vous suffit pas, continua l’impétueux réclamant, n’ai-je pas des lettres de M. Ristisch ? n’ai-je pas les meilleures attestations ? ne suis-je pas l’ami du général Fajedeff ? Est-ce que par hasard la recommandation de M. Fajedeff ne vaudrait rien non plus ? mais voilà, on n’a des égards que pour les adversaires de la Russie. Je rencontre ici des gens qu’on devrait mettre à la porte, tandis que moi, un défenseur de la cause slave, je suis forcé de me poser en quémandeur ! » Et il allait, allait toujours sans s’arrêter… C’est le colonel, dont la mine, depuis quelque temps, montrait une certaine inquiétude, qui arrêta ce débordement de paroles.

— Pardon, monsieur, dit-il à son interlocuteur… je crois que vous êtes assis sur mon uniforme.

L’Anglo-Grec se leva instinctivement. Et en effet, il s’était assis sans crier aucunement gare sur la tunique de gala du colonel, et depuis un quart d’heure il se trémoussait à l’aise dessus, car pour donner à son éloquence une plus grande force, il l’accompagnait d’une gesticulation effrénée. La tunique était dans un pitoyable état, et en homme soigneux de ses effets, le colonel ne songea pas à dissimuler sa mauvaise humeur. Je ne fus pas étonné, plus tard, d’apprendre que lorsque nous eûmes obtenu notre autorisation, l’Anglo-Grec, malgré sa faconde et ses services rendus à la cause slave, courait toujours après la sienne.

On avait établi à Plojesti un camp de réfugiés bulgares, composé de 6,000 hommes, tous commandés par des officiers russes et destinés à former le noyau, ainsi le disait-on alors, de l’armée de la principauté de Bulgarie. Ces apprentis guerriers campaient sur une colline en dehors de la ville. Ils portaient un uniforme de fantaisie de couleur sombre, et une petite croix rouge sur leur bonnet fourré. L’armement était de premier choix et il ne restait qu’à les exercer dans le maniement des Vetterli qu’ils avaient entre les mains. De plus, pour les stimuler, on leur avait remis de très-jolis drapeaux, brodés, disait-on, de la main des dames et bénits par les popes. L’emplacement du camp était très-pittoresque, et à travers les monticules et les arbres, messieurs les légionnaires pouvaient aisément voir ce fleuve aimé, le Danube, qu’ils avaient passé pour la plupart en proscrits fugitifs, et qu’ils allaient repasser les armes à la main et en conquérants. Ce moment ne devait pas trop tarder à venir, car le camp était levé et les légionnaires partis en vertu d’ordres secrets pour une destination inconnue.

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