Zig-zags en Bulgarie
CHAPITRE V
Départ pour Moscou. — Des voyageurs qui vont loin. — Vive le printemps ! — Un coup-d’œil au Kreml. — Une évocation du passé. — Visite au prince Dolgorouki. — Au consulat de France. — Confusion musicale. — Un ami de vingt-quatre heures. — Une économie inopportune. — Un compartiment de première entre Kirsk et Kiew. — Un boulevardier en capitaine russe. — « Ce que les Polonais appellent la Pologne. » — Kiew. — Les ambulancières. — De Kiew à la frontière roumaine.
Le canon de la forteresse Pierre-Paul qui avait éveillé la ville dès le matin, recommence à tonner à cinq heures du soir quand nous entrons dans la salle d’attente du chemin de fer Nicolas. Le train express de Moscou est sous vapeur ; dans la salle d’attente, sur le quai de la gare où chacun pénètre librement, on s’embrasse et on se serre la main. Les yeux sont mouillés, beaucoup de ces voyageurs vont en Sibérie, pas comme déportés, bien entendu, dans l’Oural, en Perse, jusqu’à la frontière du Japon. Ce sont des voyages de cinq, six semaines, auxquels les trois à quatre journées de chemin de fer servent seulement de préface. Je pus me convaincre moi-même combien, sous ce rapport, le tempérament du Russe ressemble à celui de l’Américain. On me présenta à la gare à un jeune homme très-blond et très-correct de tenue et d’allures, admirablement soigné, imprégné d’eau de senteurs et vêtu à la toute dernière mode. Ce gentleman, d’origine allemande, mais établi en Russie depuis son enfance, s’en allait tout bonnement au delà de Tobolsk dans une ville sibérienne dont je ne retrouve pas le nom sur mes notes, arranger une affaire d’héritage excessivement embrouillée. Il s’agissait de mines d’une valeur de plusieurs millions laissées par une dame très-âgée qui devait une somme fort ronde avec des intérêts à une banque de Saint-Pétersbourg, dont mon compagnon était administrateur.
Les héritiers, qui avaient très-bien su s’emparer des mines sans plus de retard, refusaient absolument de purger les hypothèques. Il fallait donc, à trois mille lieues des tribunaux de Saint-Pétersbourg, faire admettre légalement les prétentions résultant de documents que mon élégant partner portait à nu sur la peau, cousus dans un gilet de flanelle, ainsi que la somme très-respectable destinée aux besoins du voyage et à l’achat des juges, des autorités politiques et administratives qui, dans ces régions éloignées, ne se font pas le moindre scrupule de trafiquer de leurs offices. J’appelle les choses par leur nom, parce que ces messieurs ne se donnent pas même la peine de dissimuler, sous des apparences hypocrites, la corruption parfaitement organisée, et on se moquerait joliment du naïf qui s’embarquerait sans biscuits pour soutenir là-bas un procès ou une revendication quelconque. Mon intention n’est pas de faire des révélations, c’est par des Russes mêmes que j’en ai appris long sur l’intégrité et l’honnêteté tarifées des gens de bureau et des magistrats sibériens.
Ne me demandez pas ce que l’on voit entre Saint-Pétersbourg et Moscou. — Je dormis pendant le trajet avec toute la conviction résultant d’un noctambulisme effréné de trois semaines. C’est seulement une dizaine de verstes avant d’arriver dans la seconde capitale de la Russie (qui se vante volontiers d’être la première politiquement), que je revins à la vie active. Le trajet avait duré dix-sept bonnes heures, de cinq heures du soir à dix heures du matin. Regardons par la vitre du coupé. Enchantement ! surprise pleine de délices ! voici de la verdure, des arbres touffus, des coteaux couverts d’une végétation luxuriante. Quel contraste avec les arbres tristes, décharnés, maigres et sans une seule feuille, que j’avais eus sous les yeux à Saint-Pétersbourg où l’hiver régnait encore à la fin de mai. Non, jamais, malgré un goût prononcé pour la villégiature, je ne me serais supposé aussi enthousiaste de la nature qu’en retrouvant ce feuillage. Cela fait l’effet d’un baume ; les poumons se dilatent, le pouls bat plus fort, on respire avec volupté l’air chargé des senteurs encore toutes fraîches et pénétrantes du printemps.
Mais, pareille à une coquette parée de tous ses atours, qui se fait un jeu d’exciter l’admiration, puis qui se dérobe au moment où elle vient d’allumer les désirs, le printemps éblouissant s’était changé en trombe d’eau avant même que nous eussions atteint la porte cochère de l’hôtel Slowensky-Bazar qui est à Moscou ce que Dehmouth est à Saint-Pétersbourg. Quelle averse ! En un instant, le pavé moscovite fut changé en une vaste mare boueuse, le pavage mollit visiblement et les roues de la voiture (nous avions retrouvé le fiacre classique après les éternels droskis) s’enfonçaient à demi dans la fange.
Quel dommage ! Comme nous eussions préféré pénétrer à pied dans la « ville sainte » par la poterne percée dans la vieille muraille mogole, comme nous eussions voulu nous mêler à la foule des Russes de vieille souche, dévoués au Dieu orthodoxe et au Tzar, qui sortaient de la messe !
Comme nous aurions voulu détailler une à une les bizarreries de cette architecture où, par un caprice qu’on retrouve d’ailleurs dans d’autres villes aussi, la petite cabane s’accoude familièrement au palais et où toutes les écoles, tous les siècles sont représentés par des échantillons des plus biscornus, depuis le style ultra-moderne de nos architectes constructeurs de boulevards et partisans déclarés de « la ligne », jusqu’au style chinois transplanté ici par des enfants de l’empire du Milieu qui ont fait souche de marchands rusés et chançards et dont le teint jaune de citron, les yeux caves et les cheveux de jais trahissent l’origine !
Mais le style dominant, grâce aux chapelles, aux églises, aux couvents, c’est le style byzantin. Hélas ! le temps nous est mesuré et la pluie nous gâte le peu de temps donné à l’admiration. Soyez tranquille, lecteur, nous ne découvrirons pas Moscou. Tout au plus, vous prierions-nous de rester en admiration comme nous le fûmes nous-même, comme nous le sommes au moment où la plume évoque ce souvenir, devant les splendeurs du Kreml.
Après avoir copieusement déjeuné dans le restaurant-serre de l’hôtel au milieu des plantes rares, à une petite table dressée sur le rebord de marbre blanc d’un vivier où nagent insouciants les poissons les plus savoureux, — en attendant le couteau du sacrificateur, — nous pénétrâmes dans le château par la « porte sainte ». Le cocher en traversant la voûte se découvre et de sa main restée libre fait maints signes de croix en marmottant des Pater.
Tout bon Russe est tenu d’en faire autant. Les étrangers se découvrent autant par politesse que pour ne pas être exposés à des coups de poings, car la bonhomie très-réelle du Slave fait place à la fureur s’il suppose qu’on a manqué d’égards à la vierge Marie. Par la haute muraille qui l’entoure, par sa position élevée, le Kremlin est une forteresse ; — des canons se dressent d’ailleurs sur la plate-forme et l’œil se heurte contre les pyramides de boulets, — par l’agglomération de constructions de luxe, le Kremlin est une ville, mais une ville de palais ! Le joyau de cette agglomération est la chapelle du couronnement. Vue du dehors encaissée au milieu de constructions de toute espèce, cette chapelle n’a pas trop grand air. Mais à l’intérieur c’est une débauche de métaux précieux, une éblouissante cascade d’or, de platine, d’argent et de pierreries. Les statues des saints, les noires madones byzantines sont couvertes du haut en bas de diamants, de turquoises, de perles, de rubis à approvisionner l’amphithéâtre de l’Opéra un vendredi.
Mais cela ne suffit pas ; outre les statues et les images, les pierreries garnissent aussi toutes espèces de reliques et les cadavres embaumés des métropolitains. Le guide, très-consciencieux, ne veut pas nous faire grâce d’une seule de ces momies, — à mon grand déplaisir, car je ne suis pas de ceux qui s’abîment dans la contemplation de la mort, même quand des diamants enchâssent les cadavres et quand ces cadavres sont des dignitaires de l’Église orthodoxe. C’est par millions qu’il faudrait chiffrer la valeur des pierres de toute espèce qui sont enchâssées dans le velours de la Coupole et dans la couronne qui la surplombe. Voici le dais où, à l’issue de la guerre de Crimée, l’empereur actuel est venu s’agenouiller pour recevoir la couronne. La cérémonie, au dire des témoins qui y ont assisté, a dépassé en éclat tout ce que l’on peut rêver. Les puissances s’étaient fait représenter avec un appareil de très-grand luxe, comme pour montrer qu’elles tenaient à saluer sincèrement l’avénement du règne nouveau. La France, ce récent adversaire, ce vainqueur qui venait de coucher l’Alma et Sébastopol sur son livre d’or, tenait à briller au premier rang, et le duc de Morny, le roi des élégants, s’en chargeait mieux que qui que ce fût au monde. Le souvenir de son faste merveilleux surnage encore aujourd’hui au milieu des réminiscences de la fête ! Mais ce qui domine dans ce Kreml, même pour celui qui n’a pas sur cet homme du destin le jugement de ses admirateurs passionnés, c’est l’ombre de Bonaparte. Involontairement on aperçoit le conquérant, pris à son propre piége, se promener sur ces remparts, la redingote grise jetée sur son uniforme vert et blanc des chasseurs à cheval, la tête coiffée du petit chapeau, les mains derrière le dos et regardant d’un air vaguement inquiet l’océan de maisons étendu à ses pieds, qui s’étage sur les collines jusqu’à ce que les constructions se perdent dans les bois. Sur la place carrée du milieu, la foule sémillante des aides-de-camp s’agite, contrastant par son attitude enjouée avec la gravité chagrine et grognonne des maréchaux, qui commencent à se demander ce qu’ils font en définitive si loin de leurs hôtels de la place Vendôme, de la rue du Mont-Blanc, de leurs commanderies et de leurs terres sénatoriales. Aux poternes des grenadiers au vaste bonnet à poil se promènent devant les guérites, et au haut du palais, où se balance maintenant le drap jaune avec l’aigle noir à deux têtes, flottent les trois couleurs. Malgré les souvenirs de six siècles d’histoire très-pittoresques et très-terribles, malgré les noms retentissants d’Ivan le Terrible et de Pierre le Grand, c’est un parfum de 1812 qui frappe le visiteur de cette étrange construction. Cette date pourrait être incrustée dans la pierre des murailles ; les yeux la cherchent et l’esprit en est obsédé.
1812 ! à cette évocation les torches s’agitent au-dessus de nos têtes, l’étincelle voltige au-dessus de nous de place en place, de rue en rue, de maison en maison. Elle se change en lueur et en flamme. Par l’effet d’une hallucination, on croit voir le feu lécher les maisons qui ont été construites à la place de celles réellement brûlées. La colonne de feu se porte partout et dévore partout. Comment se fait-il que ce spectacle se retrace d’une façon aussi vive en présence de cette ville si calme, si sereine alors, et surtout lorsque la pluie tombe ? C’est que cet incendie nous l’avons réellement vu, non pas ici en Russie aux approches de l’hiver, mais à Paris, en plein printemps, sous le soleil radieux de la Pentecôte de 1871…
Quittons le Kremlin. Nous avons deux visites à faire : l’une est pour le plus puissant personnage de la ville et de la province, M. le prince Dolgorouki, gouverneur général de la seconde capitale russe et du vaste territoire dont Moscou est le chef-lieu. M. le prince Dolgorouki est un des grands seigneurs les plus riches de la Russie ; on dit de lui qu’il serait embarrassé d’évaluer ses propres revenus. Cela ne l’empêche pas, au contraire, de nous recevoir, nous un inconnu pour lui, simplement recommandé par notre qualité de journaliste, avec beaucoup plus d’affabilité que beaucoup de merciers retirés des affaires et adjoints de leur commune ne l’eussent fait à sa place. Le commandant de Moscou est un homme d’environ cinquante ans, bien pris de la taille, l’air sagace et bienveillant. Des yeux grands ouverts et une assez abondante chevelure couleur blond pâle donnent à sa personnalité le cachet du Russe sui generis. La façon de parler, un peu pâteuse, est pleine de douceur, le ton bienveillant. Son Excellence habite l’hôtel du Gouvernement, palais d’un aspect sévère et meublé avec une somptuosité réglementaire. Il faut traverser une immense enfilade de salons qui se distinguent tous par des œuvres d’art qui y sont éparpillées, peintures, bustes, statuettes ; sur la table, de magnifiques albums à la reliure rutilante, fortement dorés sur tranche et splendidement calligraphiés à l’intérieur. La plupart de ces albums contiennent des adresses de félicitation et de dévouement dont les comités qui siégent à Moscou et chauffent si souvent l’atmosphère de cette ville sont très-prodigues. M. le prince Dolgorouki fut assez gracieux pour exprimer le regret que je ne restasse pas davantage son hôte dans « sa ville ». Pour le cas où j’y aurais séjourné quelque temps, il mettait à ma disposition un aide-de-camp pour me piloter, ni plus ni moins. Je vous le demande, la tentation n’était-elle pas un peu forte ? Le temps me fit défaut pour y succomber.
« Eh bien ! dit mon interlocuteur, ce sera pour votre retour, si le bon Dieu permet que cela finisse bientôt et bien là-bas. » M. le gouverneur m’engagea à visiter, avant de quitter Moscou, le train des ambulances qui venait d’être formé en gare sous les auspices de la municipalité de Moscou (elle venait de voter 7 millions de francs pour la Croix-Rouge), et il me donna tous les détails par écrit. Je voulus serrer précieusement le papier sur lequel il venait de coucher ces indications ; mais, avec une fermeté très-polie, mon interlocuteur me pria de prendre copie. Le diplomate reparaissait ; on peut être poli et affable pour tout le monde, mais quant à laisser traîner son écriture, c’est une autre guitare. On ne lâche cette proie qu’à bon escient.
La seconde visite, qui me coûta deux courses, puisque j’y dus retourner le lendemain, ayant trouvé d’abord visage de bois, fut pour la ravissante oasis du consul de France, M. Mariani. La colonie française, à Moscou, est très-nombreuse, très-distinguée et, en moyenne même, très-riche. Le consul est quelque peu l’inspirateur, le conseiller, — et passablement l’enfant gâté de cette colonie. La haute société et le monde officiel de Moscou affichaient, avant la guerre actuelle, des sympathies très-hautes en couleur pour la France, et naturellement la position du consul en bénéficiait. Mais toute médaille a son revers : c’est le climat. Bien peu de ces représentants de la France peuvent le supporter ; à la longue et malgré les attraits un peu absorbants et fatigants du séjour, ils s’empressent, au bout de quelque temps, de réclamer leur renvoi dans une zone plus tempérée.
M. Mariani était sur le point d’en faire autant et il avait obtenu, à sa grande satisfaction, un poste en Suisse. Il n’attendait pour partir que l’arrivée de son successeur, mais celui-ci n’était guère pressé, paraît-il, car l’attente durait déjà tout l’hiver. Depuis, j’ai appris que M. Mariani avait pu enfin prendre possession de son poste en Helvétie. Il a dû être certainement regretté à Moscou, comme j’ai pu en juger à mon profit ; sa parole faisait autorité auprès de la colonie française.
Le soir même, mon compagnon de voyage, celui qui partait pour les confins du Japon, devait continuer sa route. Il en avait encore pour trois jours en chemin de fer, près de huit jours de navigation sur le Volga, et je ne sais combien de semaines en carriole, heureux s’il trouvait une voiture convenable et échappait au supplice de la teleka, ce vestige des tortures du moyen âge. Heureux aussi si son procès était terminé, d’une façon ou d’une autre, avant l’arrivée de l’automne. Sinon il était menacé de rester prisonnier tout l’hiver dans la petite ville sibérienne, non pas prisonnier d’État, mais du climat et des avalanches de neige qui forment une impénétrable muraille et ne permettent de sortir à âme qui vive. C’est bien le moins qu’avant de s’embarquer pour de telles aventures, on jouisse un peu de la vie jusqu’aux dernières limites de la civilisation. Aussi dînâmes-nous fort bien et copieusement en arrosant le repas des premiers crus, sans oublier de vider les dernières coupes à la réussite de nos projets et à l’heureux retour de nos pérégrinations. L’orgue monumental, plus grand qu’un orgue d’église, bel instrument sculpté recélant dans ses flancs un orchestre complet, d’une valeur de plus de cent cinquante mille francs, accompagna le festin d’une foule de morceaux variés empruntés au grand répertoire d’opéras et d’opéras comiques. Un programme composé d’une vingtaine de pièces, comme pour un véritable concert donné par un véritable orchestre, était posé sur toutes les tables ; par exemple, le rédacteur ne se piquait guère d’exactitude, car des morceaux de la Muette étaient hardiment attribués à Meyerbeer, tandis que par un juste retour des choses d’ici-bas, une cavatine du Pardon de Ploërmel devenait l’œuvre d’Auber. Mais qu’importe ! les convives du dimanche se pressaient autour des tables si gaiement éclairées par les bougies, rivalisant avec les feux des lustres ; autour de ces tables couvertes de serviettes du linge le plus fin et sur lesquelles s’étalait une argenterie authentique et poinçonnée, ce luxe des établissements de premier ordre en Russie.
L’heure du départ mit fin à nos épanchements réciproques, à ces épanchements mêlés de confidences auxquels on se laisse aller si volontiers en route, alors surtout que le vin vous y aide. M. C. et moi, nous étions devenus des intimes. « A votre procès », « A votre succès en Roumanie et chez les Turcs. » Tels furent les derniers mots échangés. Puis un énergique serrement de main — et la vapeur emporta mon ami de vingt-quatre heures qui, j’aime à le croire, aura fait bon voyage, aura gagné son procès et se retrouvera maintenant riche et victorieux dans ses foyers. Je le souhaite de tout cœur à ce charmant garçon, — mais pour ce qui est de savoir si mes vœux ont été exaucés, c’est là une tout autre affaire ; car oncques je n’entendis plus parler de mon partner.
A deux heures précises le lendemain, j’étais à la gare de Kursk, toujours avec mon modeste mais très-commode bagage, que le matin même j’avais augmenté de quelques brimborions et d’un parapluie achetés de bric et de brac dans le grand bazar de la ville. Le train pour Kiew et la frontière roumaine allait partir dans une demi-heure. Le temps d’écrire quelques lettres, de les jeter à la boîte et d’acheter quelques volumes à la bibliothèque ambulante, volumes payés volontairement en kopeks et involontairement du fameux parapluie oublié dans un coin. Enfin la cloche sonne et on se précipite sur le quai. Obéissant à une pensée d’économie, j’avais modestement pris un billet de seconde classe croyant y trouver une société analogue à celle qui en France et surtout en Allemagne circule dans ces wagons intermédiaires. Funeste erreur. La Pologne juive avait envahi le compartiment avec ses longues houppelandes sales, son odeur particulière et l’absence complète de sans-gêne. Je me souciais très-peu en vérité de circuler pendant quatre fois vingt-quatre heures au milieu de ces patriarches graisseux, très-pittoresques à contempler sans doute, mais avec qui le compagnonnage offrait plus d’un inconvénient. Le tableau fut encore complété par l’invasion d’une famille de paysans dont le chef était engoncé dans une houppelande bariolée encore plus graisseuse et plus dégoûtante que celle des juifs polonais. Madame non plus n’était pas des plus appétissantes, et deux mioches fort mal mouchés geignaient et pleuraient à fendre l’âme. Rester en pareille société pour épargner une centaine de francs, ce n’eût pas été de l’économie, mais de l’avarice. Laissant les Polonais et moujiks, j’empoignai ma valise et, moyennant supplément augmenté d’un pourboire, je pénétrai en première.
Quel contraste avec le compartiment que je venais de quitter. Ici on est dans un véritable salon. L’ameublement consiste en sophas et en fauteuils capitonnés, des bergères d’un moelleux incomparable vous tendent leurs bras. On marche sur des tapis épais et la lampe accrochée au plafond répand une lumière amplement suffisante pour permettre, pendant les longues nuits du trajet, le jeu et la lecture. Chacun peut s’étaler à son aise, et comme le nombre réglementaire des places n’est pas occupé, on est comme chez soi. Puis au lieu du jargon mêlé de jurons qui m’assourdissait les oreilles de l’autre côté, on entend le français le plus pur. Tous mes compagnons de voyage s’entretiennent dans cette langue. Faisons connaissance avec ces messieurs. Voici un délégué de la Société de secours, il va à Kiew surveiller l’établissement d’un hôpital ; un médecin-chirurgien revêtu du costume militaire, le bras orné de la Croix de Genève, suit la même destination. Un jeune homme de moyenne taille, au teint un peu olivâtre, à la moustache naissante, à la physionomie moitié enfant, moitié viveur, vêtu d’un très-collant costume de hussard, est enfoncé dans le « coin » gauche du compartiment. Il met ordre à ses menus bagages, qui se composent d’une foule de pièces, sacs, coffrets, sacoches, valise, sans oublier le petit oreiller finement brodé dont un officier russe bien né ne saurait se passer en voyage. En face de lui, un homme d’une cinquantaine d’années, blond, mince, fluet, d’une physionomie fine, intelligente et un peu dédaigneuse, dont l’allure piquante était rehaussée par un monocle artistement fiché dans l’orbite de l’œil gauche, fumait sa cigarette nonchalamment renversé dans un fauteuil et causant avec le jeune homme, qu’il appelait « prince ». Le voyageur au lorgnon portait lui aussi un uniforme, moins élégant que celui du « prince », puisque c’était simplement celui de l’infanterie de ligne, mais la tunique était du drap le plus fin et ne sortait certes pas des ateliers du tailleur du régiment. Le jeune homme était le prince Dadian des anciens rois de Mingrélie, descendant d’une dynastie qui régnait encore au commencement de ce siècle sur les vallons poétiques et embaumés de la Géorgie. La Russie vint avec sa force d’expansion. Elle engloba avec son vigoureux appétit aussi bien les pays chrétiens que les contrées musulmanes qui se trouvaient à sa portée. Quelques-uns des souverains se firent tailler en pièces ou cherchèrent un refuge dans les montagnes. D’autres, au contraire firent leur soumission à l’aigle à deux têtes et vécurent à la cour de Russie de pensions et de dignités, en échange de leur souveraineté. Le grand-père du jeune Dadian, prince de mœurs douces et d’humeur pacifique, se soumit, il envoya ses enfants à la cour. Sa petite-fille épousait il y a quelques années le comte Adlerberg, le ministre intime, l’ami du tzar, et son petit-fils, le lieutenant de hussards assis en face de moi, se rendait, sur l’ordre de l’empereur, à Tiflis se mettre à la disposition du grand-duc Michel, commandant du Caucase.
L’autre officier portait un des premiers noms de la Russie et il peut se vanter d’avoir eu une carrière excessivement romanesque. Retiré du service militaire depuis environ dix-huit ans, M. de K…, sauf une apparition nécessaire dans ses terres pour se rendre compte de leur bonne administration, était devenu tout à fait Parisien. Il habitait la rue Taitbout, dînait au café Anglais, ne manquait jamais une première et se plaisait dans la société des gens de lettres et des artistes. Il est d’ailleurs par alliance parent d’un des plus célèbres auteurs dramatiques de notre époque. Voici que la guerre éclate, l’écho des tambours parvient jusqu’au perron de Tortoni. Les instincts patriotiques du Russe et de l’ancien capitaine d’infanterie se réveillent avec une force irrésistible. D’ailleurs, cette vie d’oisiveté élégante lui pèse, les multiples aventures galantes fatiguent à la longue les plus intrépides. M. de K…, sans égard à ses cinquante ans et à une blessure reçue dans des circonstances très-dramatiques, s’arrache à ses amis, à ses habitudes, à l’existence de sybarite du boulevardier ; il court à Saint-Pétersbourg où il fait agir toutes ses influences de famille pour obtenir de pouvoir reprendre du service avec son ancien grade. C’est là une faveur très-enviée, très-courue et M. de K…, tout apparenté qu’il est, ne considère pas comme un mince triomphe le fait d’avoir obtenu gain de cause. Le voici donc en route pour le quartier général à la recherche de son régiment. Eh bien, faut-il l’avouer, M. de K… n’est pas sans regretter un peu la décision qu’il a prise, il se demande s’il a bien fait de quitter son entre-sol pour l’échanger contre la tente humide tapissée de paille fraîche pendant les bons jours encore qui l’attendent là-bas, et si on n’aurait pu vaincre le Turc sans son aide. Mais d’autre part la perspective de revenir à Paris colonel n’était pas dépourvue d’attrait, et la croix de Saint-Georges est bien tentante.
Aucun incident ne signala le voyage, jusqu’à Kiew. A Kursk, le matin après notre départ de Moscou, le prince Mingrélien, qui lui aussi se souvenait de Paris, — selon sa propre expression « il y avait fait une rude noce » — transborda ses valises et son oreiller, qui pendant la nuit lui avait rendu d’excellents services, dans un autre train et prit congé de nous. Dans trois jours il comptait être à Tiflis. Le chirurgien et le chef des ambulances s’étaient égarés en route, de sorte que je restai seul dans l’aimable et instructive société de M. de K… En revanche j’avais oublié tous mes livres sauf un seul, l’Histoire de l’Autriche, que venait de faire paraître mon regretté ami M. Louis Asseline, si subitement enlevé depuis. Mon carnet de voyage était également resté sur quelque banquette ; fort heureusement que M. de K… tint à le remplacer immédiatement par le sien, que j’ai là sous les yeux tout barbouillé de notes et que je garde comme précieux souvenir d’un intéressant voyage.
« Nous sommes dans ce que les Polonais appellent la Pologne » me dit M. de K… En effet, si je l’avais oublié, la population et la langue me l’eussent rappelé. A toutes les stations des groupes de négociants, de revendeurs et de brocanteurs juifs polonais stationnaient devant les gares assez proprettes construites dans le style des chalets suisses et entourées de jardins. Ces constructions d’ailleurs se ressemblaient toutes. Ce n’était pas seulement la curiosité des petites villes qui avait attiré cette société aux gares, mais bien un intérêt quelconque, car ces messieurs en longue houppelande avec les tire-bouchons retombant devant l’oreille jusque sur le collet graisseux, se précipitaient avec beaucoup de hâte au devant du train dès qu’il venait de s’arrêter, les uns pour y monter et les autres pour échanger quelques mots avec un de leurs compatriotes qui descendait régulièrement à chaque arrêt. Il semblait être porteur de quelque mot d’ordre, ou plutôt de quelque cote de bourse ou de marchandises, qu’il avait hâte de communiquer à ses congénères.
Quant au paysage, n’en parlons pas ; il est d’une désespérante monotonie ; mais en revanche il commence à accuser cette richesse qui constitue le plus clair des ressources de la Russie. C’est une terre noire, boueuse, que la pluie des jours précédents a fortement détrempée. Vers le soir le panorama change, voici des montagnes qui couronnent l’horizon, les champs sont coupés de bois très-verts, puis viennent des jardins, des vergers, des enclos, la glace est rompue, nous ne sommes plus dans les âpres régions du Nord.
La nuit vient, le convoi ralentit sa marche, on pourrait le suivre à pied ; nous passons les affluents du Dnieper produits par les inondations printanières, puis le fleuve lui-même, sur un pont gigantesque mais qui, pour l’instant, se trouve en réparation, de là la lenteur du convoi. Ne nous plaignons pas. Peu de villes ont d’aussi jolis environs que Kiew. La ville tout entière, avec ses couvents historiques juchés au haut des collines et dominant paternellement les maisons, sort d’un véritable massif de verdure ; une ceinture de cottages tout à fait anglais entoure les antiques murailles, et le convoi roule au milieu des jardins avant de pénétrer dans la gare. On nous accorde une heure de répit pour souper. Dès ce moment notre voyage prend une tournure militaire des plus accentuées. Notre personnel va d’abord s’augmenter d’une vingtaine d’ambulancières qui babillent et rient entre elles comme de véritables pensionnaires, tout en mangeant de bon appétit. Ces dames et demoiselles sont toutes très-jeunes ; sur vingt, quatre sont très-jolies et pas une n’est laide, toutes sont intéressantes. Elles déploient des trésors de coquetterie pour se rendre avenantes sous leur cornette blanche et dans leur robe de bure grise qui serre le corps de la façon la plus rigoureuse. Presque toutes sont blondes, de ce blond slave plus pâle d’une nuance que la tresse de Marguerite et qui donne à la physionomie une expression à la fois sentimentale et dégagée. La tablée est présidée par une dame très-âgée dont l’aspect vénérable est consacré par une magnifique chevelure blanche. Sur sa robe de bure s’étale le ruban bleu d’un ordre pour dames et plusieurs médailles d’or brillent sur sa poitrine. Cette dame, la supérieure du service des ambulances, est la princesse Schafkoskoï. C’est une vétérane du service humanitaire. Elle a déjà fonctionné à l’époque de la guerre de Crimée et certes plus d’un officier ou soldat blessé sous Sébastopol lui doit la vie. Aussitôt qu’il fut question d’une nouvelle guerre, la princesse se remit à l’ouvrage, elle organisa les hôpitaux ambulants, fit suivre des cours de médecine pratique aux jeunes filles qui désiraient l’aider dans son entreprise et qu’elle avait recrutées dans les rangs les plus élevés de la société. Elle avait voulu se mettre à la tête de la première expédition d’ambulancières qui partaient pour Jassy. Un médecin accompagnait ces dames, un jeune homme encore, très-affable et très-savant, qui raconte de l’air le plus simple qu’il a traversé à cheval toute la Chine à la recherche de différentes plantes propres à la médecine. Il a gardé la meilleure opinion des Chinois, n’ayant eu qu’à se louer de son séjour dans l’empire du Milieu. Les bons Chinois n’ennuient personne pourvu qu’on ne les ennuie pas.
Au départ de Kiew le train est presque doublé ; nous emmenons non-seulement les ambulancières, mais encore deux ou trois wagons pleins de troupes.
Mais c’est le lendemain seulement, en approchant de Charkow, que nous nous trouvons en pleins transports militaires. Les gares commencent peu à peu à être encombrées et dans les stations principales, notre convoi passe devant de longues files de wagons de 3e et de 4e classes ou simplement à bestiaux. Ils sont remplis, les uns de soldats qui boivent ou qui chantent, les autres de chevaux ou de munitions. Allons, nous sommes dans l’antichambre de la guerre. Nul incident pendant le reste de la route. Peu à peu le juif polonais se fait plus rare aux stations, et le contingent militaire augmente. Le pays redevient monotone ; après quelques collines et quelques forêts entrevues çà et là, voici l’uniformité des champs noirs et limoneux. Partout des indices d’une excellente moisson. M. de K…, mon aimable compagnon, rayonne de joie. « Allons, dit-il, nous autres propriétaires, nous n’aurons pas à nous plaindre de la Providence, si toutefois elle nous permet de jouir de ses dons. » Ainsi soit-il.
Le matin du 24 mai nous arrivions à Kischeneff, capitale de la Bessarabie. A la gare, nous fûmes informés que l’état-major avait déjà quitté cette ville dont on parlait tant depuis six mois et qu’il s’était transporté en Roumanie, à Plojesti, petite ville à une distance peu considérable de Bukarest. Il ne restait pour barboter dans la crotte épique de l’ex-quartier général, que le service des vivres, du train, des bagages, etc., etc. C’était assez pour emplir encore la ville d’uniformes, mais non pour justifier une curiosité quelconque de notre part. Aussi nous partons sans répit pour la frontière de Moldavie, songeant aussi à effectuer notre passage du Pruth. Selon le programme de l’horaire nous aurions dû franchir le célèbre fleuve à deux heures de l’après-midi ; mais grâce à un arrêt très-prolongé dans la station frontière d’Ungheni, station encombrée de soldats tartares, pillards farouches et barbus qu’on dirigeait sur leurs foyers après les avoir désarmés[4], c’est seulement vers cinq heures du soir que nous fûmes sur le territoire des Principautés.
[4] Aussitôt l’entrée en campagne, des symptômes peu rassurants se manifestèrent parmi les soldats musulmans de l’armée russe. On prit le parti de leur enlever leurs armes et de les renvoyer en Russie.