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Zig-zags en Bulgarie

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CHAPITRE XV

Les premiers prisonniers à Bukarest. — Hassan-Pacha. — Nouvelles des Balkans. — Opinions du baron de Jomini sur le ride de Gourko. — Détails sur la vie à Bukarest. — Voisin d’un artiste. — L’achat d’un cheval. — Voyage à cheval. — Le péager. — Quelques types. — Simnitza sous de nouvelles espèces. — Les marchands et les falsificateurs. — Kiki no II. — Le premier combat sous Plewna. — Bravo Kiki. — La débâcle de Simnitza. — Les Turcs ! les Turcs ! — La défaite du 30 juillet.

Les événements se pressaient ; la veine restait fidèle aux Russes. Un jour nous apprîmes la chute de Nicopolis et la capture de la plus grande partie de la garnison y compris trois pachas. Le soir du 12 juillet, il y avait foule au débarcadère de Filaret. Un public bariolé attendait les trois généraux turcs qui devaient arriver par le train de Giurgewo. L’attente se prolongea pendant plusieurs heures, mais la patience des curieux fut récompensée en partie. D’un coupé de première classe descendirent deux officiers de la garde russe et un Turc fort bel homme, de grande taille, très-barbu, vêtu d’un costume de drap noir et coiffé d’un fez. C’était Hassan Pacha, le gouverneur de Nicopolis. Il regarda tranquillement avec un flegme tout à fait oriental la cohue qui se bousculait pour le contempler de plus près, puis monta dans une voiture pour se rendre à l’hôtel du Boulevard où un appartement lui avait été réservé.

Au quartier général russe, on mettait une certaine coquetterie à bien traiter les premiers prisonniers turcs importants tombés aux mains des vainqueurs. La courtoisie était facile surtout en présence d’un pacha comme celui qui commandait à Nicopolis. Lors du passage du Danube ce vigilant capitaine avait su ne pas voir tout le matériel de débarquement des Russes descendre le fleuve à son nez et à sa barbe. Et maintenant il venait de se laisser déloger d’une position formidable. De l’avis des hommes du métier un long siége aurait été nécessaire pour se rendre maître de la place. Il avait suffi de quelques heures de combat pour en finir et prendre 6,000 hommes dans un traquenard.

Le pacha était certes mieux à son aise prisonnier et comblé de prévenances à l’Hôtel du Boulevard, que devant les conseils de guerre institués spécialement à l’intention des capitulards qui avaient déjà cité à leur barre le commandant turc d’Ardahan. On prêtait à ce brave Hassan la singulière intention d’avoir demandé à prendre du service dans l’armée russe ! L’occasion ne lui avait certes pas manqué de placer ce vœu étrange. Avant d’être dirigé sur l’intérieur, il fut reçu par le généralissime Nicolas et ensuite par l’empereur qui lui restitua son sabre et probablement y ajouta discrètement un gros rouleau d’impériales d’or. En somme Hassan Pacha donnait une assez médiocre idée des hauts dignitaires militaires de la Porte. Aux personnes qui parvinrent à l’interroger, et Dieu sait s’il y eut des tentatives pour forcer la consigne et lui arracher des confidences, il répondait par les plus vives récriminations sur l’indiscipline, la démoralisation et la mauvaise tenue des soldats turcs, des propres soldats qu’il commandait !

A l’entendre toute l’armée ottomane se composait d’un ramassis de gredins ; il suffisait aux Russes de se montrer pour disperser à tous les vents les bandes mal équipées et mal armées du Sultan. L’avenir s’est chargé de prouver que Hassan Pacha ou bien mentait à dessein pour fourvoyer ses ennemis ou qu’il tâchait de les flatter pour en obtenir des faveurs. Rôle bien indigne d’un militaire dans un cas comme dans l’autre ; les officiers russes et le public de Bukarest le comprirent ainsi.

Quand le lendemain soir Hassan Pacha s’embarqua à la gare de Targovisti (celle d’où partent les trains se dirigeant vers l’Occident), la foule, qui ne manquait jamais de remplir le quai soit sous prétexte d’accompagner des amis partant, soit pour quérir des nouvelles, fit très-froide mine au général turc qui eut beau se montrer plusieurs fois à la fenêtre du wagon salon et saluer à l’orientale au moment où le train se mettait en marche.

Pendant que ce pacha roulait dans d’excellentes conditions vers le lieu de son internement 6,000 prisonniers hâves et maladifs attendaient sous la pluie, au milieu des plâtras encore fumants, une distribution de pain. C’étaient les malheureux que leur général qualifiait de tourbe bonne tout au plus à conduire à coups de bâton.

Un matin j’allai au Consulat de Russie, vers le 15 ou 20 juillet. « Vous tombez bien, me dit en m’apercevant M. le baron Jomini, par le plus grand des hasards nous avons des nouvelles aujourd’hui. Un colonel blessé qui vient de là-bas, nous apprend que nos troupes sont au delà des Balkans. » Je crois bien que tout le respect que je professais pour un personnage aussi distingué et aussi élevé que M. de Jomini ne m’empêcha pas de faire une légère moue d’incrédulité.

Mon scepticisme était justifié. S’imaginait-on l’armée turque abandonnant ainsi ce rempart naturel qui, selon toutes les prévisions, devait immobiliser pendant des semaines, sinon pendant des mois, les forces russes, en supposant que celles-ci eussent franchi le premier obstacle bien moins redoutable, le Danube.

Dibitsch, le soldat farouche, toujours prêt à immoler des régiments entiers pour atteindre un but, était parvenu, en effet, lors de la campagne de 1829 à forcer deux passes, hautes de 2,500 pieds, mais après quels efforts ! après quels sacrifices ! Les trois quarts de son armée s’étaient égrenés en route et c’est avec une poignée d’hommes que le général arriva à Andrinople pour y dicter la paix, tandis que les Turcs étaient encore sous le coup de la terreur. Mais depuis 1829, les Turcs avaient eu tous les loisirs de joindre les fortifications de l’art aux œuvres de la nature. Ils pouvaient à leur aise construire des fortins de façon à commander les routes et les sentiers, ils pouvaient transférer sur les hauteurs des pièces de canon, tandis que les assaillants auraient toutes les peines du monde à mettre en batterie quelques petites pièces de montagne péniblement traînés à bras d’hommes. Et tout cela aurait été abandonné sans coup férir. Ah ça ! est-ce que la fable du « rouble qui roule », que les journaux anglais et autrichiens avaient reproduite avec une touchante unanimité, le lendemain de la chute un peu énigmatique de Nicopolis, ne serait pas une fable ! Le bakschich qui aplanit toutes les voies et qui dompte toutes difficultés dans les États du Sultan, pèserait-il aussi dans la balance du destin des batailles ?

Et cependant peut-on calculer où s’arrête la démoralisation d’une armée à la suite d’une première défaite ? N’avons-nous pas vu, en 1870, après la funeste journée de Wœrth, les Balkans de l’Est français, les Vosges, livrées à l’ennemi sans coup férir.

Les derniers renseignements reçus de Constantinople par la voie détournée de Vienne, nous montraient la capitale turque sous le coup d’une indicible terreur. Le Sultan avait versé des larmes de colère au sein du Conseil des ministres, les personnages commençaient à mettre leurs harems et leurs richesses en sûreté de l’autre côté de la Marmara, sur la rive d’Asie ; partout on empaquetait et on emballait ; les volontaires circassiens et autres se comportaient en maîtres dans les rues de Stamboul, rançonnant les paisibles passants. Un corsaire russe qui avait eu l’audace de se montrer à l’entrée du Bosphore et dont le canon s’était fait entendre jusqu’au palais de Dogma Batsché avait encore augmenté la panique ; il était donc possible que, sans trahison, au milieu du désordre et de l’anarchie qui régnaient, une des passes ait été abandonnée par ses défenseurs, ou n’ait même pas été occupée, par négligence. C’est ce qui était arrivé, en effet, comme je l’appris plus tard.

Je félicitai le baron Jomini des bonnes nouvelles qu’il venait de me communiquer.

« Oui, reprit le secrétaire du prince Gortschakoff, les nouvelles sont bonnes, peut-être trop bonnes, ajouta-t-il. Nos généraux ont un immense mépris du Turc. Ils prétendent que l’armée ottomane est un mythe, qu’il n’y a pas à se gêner avec elle. Toutes les règles de la stratégie, même les lois de la plus vulgaire prudence sont de trop, disent-ils, avec un tel adversaire. La guerre à la cosaque, avec le mot d’ordre « pousse tout droit », cela doit suffire. Jusqu’à présent cette méthode de casse-cou a réussi. C’est nous les prudents, les raisonneurs, les civils, épris de stratégie, qui avons tort. On passe sur le pays comme un torrent, sans assurer ses derrières. On laisse les places fortes à la grâce de Dieu, et on ne prend aucune note de l’armée principale réunie dans une position formidable autour de Schumla. Des patrouilles de cavalerie envoyées en reconnaissance prennent des villes d’assaut. C’est magnifique pourvu que nous ayons tort jusqu’au bout, pourvu que l’héroïsme ne puisse être taxé d’étourderie ; en un mot, pourvu que cela ne se passe pas en Europe comme en Asie, où tout marchait admirablement, il y a un mois[6]. »

[6] Juste au moment où le général Gourko poussait sa pointe au delà des Balkans, Mouktar-Pacha, le généralissime du sultan en Asie, refoulait, après plusieurs batailles sanglantes, les forces russes qui s’étaient répandues sur la plus grande partie du territoire arménien et les acculait à la frontière du Caucase.

Le canon de Plewna allait dans peu de jours confirmer les appréhensions de M. de Jomini, qui avait appris à trop bonne école la science militaire pour ne pas prévoir qu’on était toujours puni pour en avoir méconnu les principes.

Quoi qu’il en soit, depuis que la marche de l’armée russe s’est prononcée de cette façon, le pavé me brûle sous les pieds à Bukarest, au propre et au figuré, car il règne dans la ville une chaleur étouffante, sénégalienne. C’est à peine si le matin on peut respirer et travailler quelque peu. J’ai abandonné l’hôtel où le service laissait de plus en plus à désirer ; j’avais dû m’y contenter d’une mansarde, où l’on est peut-être bien à vingt ans, mais où l’on cuit horriblement à tout âge par 44 degrés de chaleur.

J’avais découvert, dans une petite rue située derrière la place du théâtre et sur la lisière du vaste et splendide jardin Cismé-Ju, une chambre meublée dans un petit cottage appartenant à la veuve d’un officier supérieur. La dame et sa fille habitaient le principal corps du bâtiment ; le premier et unique étage au fond de la cour-jardin se composait également de chambres meublées dont une était louée au roi des pierrots, à Paul Legrand, alors en représentation à Bukarest. L’excellent artiste apparaissait de temps en temps sur la vérandah de bois et me souhaitait le bonjour et le bonsoir par une série des grimaces les plus ébouriffantes de son riche répertoire. Lajos, le domestique hongrois préposé à notre service et qui commençait à baragouiner quelques bribes de français, levait le nez en l’air et appelait sa femme, une fraîche commère qui trottait jambes nues. Tous deux riaient aux éclats. Mme V*** paraissait à une fenêtre de son appartement, et Mlle V*** à une autre, comme des spectatrices dans leurs loges. On faisait un véritable succès au mime si fêté jadis et qui, je le lui souhaite, aura retrouvé en touchant de nouveau les planches d’un théâtre parisien un rayon de sa vogue d’autrefois.

Dès le matin je m’échappai de mon gîte pour aller humer l’air très-embaumé du Cismé-Ju. Je ne sais quel autre jardin pourrait, à mon humble avis, lutter avec ce parc où les ombrages sont si frais, la flore si variée ; les Bukarestiens paraissent se soucier assez médiocrement de cette merveille qu’ils possèdent ; l’entretien du Cismé-Ju laisse à désirer, l’éclairage est nul et on n’y rencontre guère que des passants.

Le reste de ma matinée s’écoulait en visites, en courses, en poursuites après l’information, ce travail forcé du reporter et se terminait par un déjeuner sommaire à l’hôtel Hughes ou à l’excellent restaurant Labbes, qui avait à la fin obtenu les suffrages de la plupart des étrangers.

Après le déjeuner, visite à la rédaction du Romanul. On était sûr de trouver souvent des renseignements, toujours du moins les moyens de contrôler l’authenticité des bruits qui circulaient dans la ville. En tout cas, accueil plein de complaisance et franchement confraternel soit de la part du propriétaire du journal, M. Rosetti, soit du rédacteur en chef, M. Costinescu. Ensuite, il fallait rentrer chez soi, et, afin de pouvoir travailler, se barricader contre la chaleur en fermant hermétiquement les persiennes et en baissant les stores. A huit heures et quart, le courrier partait, et je ne me privais jamais de porter en personne mes lettres à la gare. C’était une ravissante promenade de vingt minutes entre une double haie de maisonnettes et de villas émergeant des jardins, entourées de lierre et d’ephen sentant bon, et ayant leurs fenêtres ouvertes sur des intérieurs confortables, élégants et souvent richement meublés. La famille avec les enfants, gentiment accoutrés, était réunie pour le repas du soir. Certes, rien ne rappelait la guerre, et il fallait se croiser avec des voitures d’ambulances revenant chargées de blessés en franchissant les grilles du débarcadère pour être ramené au sentiment de la situation.

La soirée était très-chargée. Les invitations pleuvaient chez tel ministre ou chez tel député ; puis les gradina exerçaient leurs attraits, non à cause du programme, mais en raison du public bariolé et pittoresque qui s’y donnait rendez-vous jusqu’à minuit et même au delà. Pour peu qu’on se sentît d’humeur noctambule, on trouvait au Cercle de la jeunesse, fondé par une association d’avocats et d’hommes politiques, une société très-intéressante composée d’esprits très-alertes, toujours prêts à discuter soit sur les événements de l’heure présente, soit sur des thèmes généraux, et même des paradoxes aventurés. Tout ce monde avait étudié à Paris, chacun avait plusieurs voyages à son actif ; il y avait souvent plaisir et profit à écouter ces discussions qui se prolongeaient bien avant dans la nuit. Ceci se passait au premier étage ; en bas, dans le jardin de Hughes, une demi-douzaine de viveurs, dont le Brummel est le chef d’une grande maison de Banque, tuaient le temps en évoquant les souvenirs du boulevard autour d’une table assez frugalement servie, tandis que, dans les bosquets mystérieux, des officiers russes fêtaient dans des tête-à-tête, avec l’inéluctable champagne, — des conquêtes qui n’étaient guère de nature à inquiéter S. M. le sultan. Ordinairement, le jour n’était pas loin quand j’avais regagné le petit cottage dont la porte n’était jamais close. Du reste, l’épicier du coin avait ses volets ouverts, et la famille de mon voisin le tailleur, en vieux et en neuf, avec ses trois filles aussi lestes à manier la langue que l’aiguille, dont le babillage parvenait par bouffées jusqu’à ma chambre, n’avait garde de clore les fenêtres du dortoir où reposait toute la smala.

Je me bornais à laisser les stores baissés et, la plupart du temps, j’entrais d’un bond chez moi par la route des amants et des voleurs, évitant ainsi de faire le détour par le corridor où dormaient M. et Mme Lajos. Je n’avais, cela va sans dire, rien à craindre des amoureux, mais un filou aurait pu certainement s’introduire dans mes pénates provisoires sans le moindre obstacle et sans la moindre gêne. Mais il n’y a pas de voleurs à Bukarest : toutes les maisons environnantes sont laissées ainsi sans clôture et sans concierge (quelle volupté !!) à la garde du hasard. Le fait est que, même pendant mes fréquentes absences, on ne m’enleva pas la valeur d’une épingle, et les seules rapines dont j’aie été victime ont été causées du fait de MM. les banquiers, qui prélevaient des commissions tout à fait exorbitantes sur les traites et lettres de change[7].

[7] Il convient d’ajouter que la police de Bukarest, surtout grâce aux soins du préfet actuel, M. Radu Mihaï, est active et vigilante. Les agents sont très-nombreux et ils communiquent entre eux en s’interpellant à coups de sifflets d’un poste à l’autre. Voici une petite aventure arrivée à mon voisin, M. Legrand, qui prouve l’ardeur des agents. L’artiste sortait d’une représentation dans un Gradina, et il emportait, noué dans une serviette, son costume de théâtre. Il n’avait pas fait deux cents pas, qu’il se vit interpellé par un agent relativement à ce paquet porté ainsi à une heure indue. Il fut forcé de justifier de sa qualité et de son domicile, et encore l’agent l’accompagna-t-il jusqu’à sa porte.

Pendant les cinq mois de mon séjour en Roumanie, j’entendis parler d’un seul crime important. Le hasard voulut qu’il fût perpétré juste dans ma rue, en face du cottage de Mme V***. Une dame, veuve également, habitant avec sa fille dans cette fort jolie maison, sa propriété, avaient été assassinées par leurs domestiques, au moment où elles buvaient leur chocolat. Les malfaiteurs, un valet et une cuisinière, cachèrent les cadavres dans la cave, s’emparèrent de l’argent et des bijoux et s’enfuirent dans leur pays, en Transylvanie. Le digne couple n’avait pas encore quitté le territoire roumain, que l’habile préfet, M. Radu Mihaï, avait découvert ses traces. Par malheur, au moment de prendre son billet à la gare, le commissaire lancé à leur poursuite s’aperçut qu’il avait oublié son porte-monnaie. Ce retard permit aux criminels de passer en Autriche, mais ils furent arrêtés et extradés.

Le 27 juillet, à cinq heures du matin, un de mes nouveaux amis de Bukarest, avocat de profession, végétarien endurci, mais quelque peu connaisseur en chevaux, vint me chercher à la Strada Renasteri, pour me conduire au marché où je devais choisir une monture à mon gré. Ces marchés ont lieu deux fois par semaine et se tiennent à l’extrémité de la ville, dans un vaste champ où se tient aussi la grande foire du mois de mai, dont la fin est l’occasion d’une foule de solennités et de réjouissances auxquelles tout le monde prend sa part, depuis le prince et la princesse jusqu’au plus humble paysan des environs. Cette année, la foire de mai avait été particulièrement animée. Le grand-duc Nicolas et sa suite étaient en coquetterie réglée avec la cour princière, le frère d’Alexandre. Il dansa publiquement une polonaise avec la princesse, qui portait, ainsi que sa suite, le costume national, une gaze blanche semée de paillettes d’or recouvrant un corsage et une jupe richement brodés. Les dames de la cour se mêlaient aux officiers russes et roumains ; un buffet avait été installé sur le champ même, et l’on préludait ainsi par une fête aux événements militaires qui allaient se dérouler. Quand, après un très-long trajet en tramway, qui me révéla l’étendue énorme de Bukarest, nous arrivâmes au champ de foire, le marché aux chevaux n’était pas encore ouvert. Mais les entremetteurs, les courtiers, les maquignons étaient déjà à l’œuvre, flairant les acheteurs, les circonvenant, les ennuyant de leurs offres. Ces estimables industriels qui grouillent dans les allées, sur le pas des petites guinguettes où l’on signe les marchés conclus par un verre de vin, qui circulent même dans les tramways pour y happer le client au vol, ont une ressemblance étonnante avec nos marchands de contre-marques. Les mêmes casquettes, les mêmes trognes enluminées, les mêmes clignements d’yeux. Il n’existe de différence que sur un point : messieurs les maquignons du champ de foire de Bukarest sont polyglottes. Leurs obsessions se manifestent dans toutes les langues imaginables, dans tous les patois. Ne croyez pas en être débarrassé par un non tout sec ou par un signe de tête ! Ils vous prendront par les bras, ils vous tireront par les basques de l’habit, ils vous bourdonneront aux oreilles jusqu’à ce que vous vous décidiez à entrer dans leurs vues, ou à leur signifier par des arguments ad hominem, les seuls auxquels ils soient disposés à céder, que vous n’avez nul besoin de leur office. Peu à peu les marchands arrivaient, faisant trotter ou caracoler leurs bêtes le long des avenues qui bordent le champ de foire. C’est une répétition générale du marché. Les groupes commencent à se former, on discute, on s’échauffe même, enfin la cloche sonne, le marché officiel est ouvert.

Nous laissons sur la gauche la section des bœufs, vaches et taureaux, parqués gentiment devant leurs litières ; le compartiment des chevaux est sur la droite, dans une vaste enceinte assez mal close par de grossiers treillages de bois.

Les besoins de la guerre avaient multiplié les arrivages, les bêtes grouillaient. En général, ce n’étaient pas des chevaux de race, et plus d’une de ces plus nobles conquêtes de l’homme aurait mérité d’être classée dans la catégorie humiliante des rosses. Les maquignons du dedans étaient encore plus pressants que messieurs leurs confrères qui opéraient à la porte. Il y en avait un, entre autres, qui ne cessait de me poursuivre. Ce malheureux n’avait plus de nez et la moitié de la figure était en capilotade. Il avait servi comme cocher et prétendait être plus expert que personne. La manière très-fâcheuse dont il avait été traité dans l’exercice de ses fonctions ne m’inspira aucune confiance, et je ne me décidai nullement pour un cheval jaune assez semblable à celui de d’Artagnan entrant à Meung qu’il m’offrait.

« Je veux un hippopotame avec des cornes dorées », dis-je à l’importun pour me débarrasser de lui. Ses yeux s’écarquillèrent un moment…, il se remit vite de sa surprise. « Soit, vous aurez cela demain, mais remettez-moi trois pauls (napoléons) d’à-compte. » J’étais vaincu et m’échappai.

Après avoir passé une heure au milieu des criailleries, des piaillements, en esquivant les ruades et les coups de pied, j’avisai un petit étalon turc, arabe demi-sang, une véritable bête de salon par le haut du corps, mais dont les jambes nerveuses et les jarrets d’acier attestaient la capacité de supporter des fatigues. La tête était fière, les yeux vifs et un peu malicieux. L’animal était harnaché à la turque, un coussin plié en deux par une courroie qui se nouait sous le ventre formait la selle posée sur une chabraque à franges multicolores. J’avais trouvé mon emplette. Sur le conseil de mon ami le végétarien, je me gardai bien d’entrer directement en pourparlers avec le propriétaire, paysan à l’air madré ; je fis approcher le maquignon au nez cassé, le chargeant de la négociation ; le marchand avait flairé la ruse ; il fallut m’éloigner, feindre de marchander un autre cheval, et c’est après des débats homériques que le demi-sang devint ma propriété moyennant la somme de 20 napoléons d’or, plus un louis de commission qui n’avait pas été volé par le maquignon. La discussion avait ameuté pas mal de gens, marchands et amateurs ; quand je pris possession de Kiki (c’est le nom que je donnai à ma nouvelle acquisition), en me hissant sur la selle et en piquant des deux, les rieurs furent de mon côté.

Le paysan était désespéré d’avoir vendu sa bête si bon marché à un étranger qui, peut-être, en eût donné le double ; il prit l’homme sans nez au collet ; on les sépara et nous allâmes tous ensemble d’abord faire viser le certificat d’origine de Kiki, établissant les titres de propriété du marchand (aucun cheval ne peut quitter la foire sans cette formalité), puis le marché fut convenablement et dûment arrosé.

Le lendemain vers le soir, je chevauchai sur Kiki dans la direction du Danube, les formalités de l’embarquement de la bête par chemin de fer étant trop fastidieuses. La soirée était magnifique, et quand la chaleur tomba et que le ciel commençait à scintiller de milliers d’étoiles, — le firmament est incontestablement plus bleu, les astres brillent plus vivement en Orient, — la route me parut si belle, que je n’hésitai pas à forcer l’étape au lieu de m’arrêter dans un des villages que je traversai. Une bagarre qui venait d’y éclater entre des bouviers roumains et des soldats russes escortant un convoi (en général on s’entendait fort mal), n’était pas faite pour me retenir.

Je traversai encore trois ou quatre gais hameaux, tous disposés de la même façon : des bicoques très-basses dont les toits de chaume dépassaient à peine le sol. Dans beaucoup de cas, le paysan demeure dans les sous-sols des huttes répandues au hasard ; l’église et la maison du pope étaient à peu près les seuls bâtiments dignes d’être classés en architecture. Aussi est-ce chez le pope que le voyageur doit s’arrêter s’il tient à éviter la fâcheuse promiscuité des bêtes et des gens dans les écuries des khans, à moins de coucher en plein air comme les habitants qui ont rangé leurs coussins et leur tapis sur le pas des portes. Dans chaque village, la police locale me poursuit depuis l’entrée jusqu’à la sortie, elle est représentée par des bataillons entiers de chiens-loups dont les hurlements réveillent les dormeurs, habitués d’ailleurs à de pareilles algarades, et agacent prodigieusement Kiki.

Vers minuit, une vive lumière surgit au milieu d’un bosquet d’arbres ; elle montre une solution de continuité de la grande chaussée plantée d’arbres séculaires que j’avais suivie en ligne droite à peu près depuis la gare de Bukarest. Il y avait un pont de bois jeté sur une rivière, et la lumière provenait de la cabine du péager. Quelques chariots de marchandises étaient arrêtés à l’entrée du pont, les conducteurs discutaient. Le péager défendait son tarif tandis que son employé, armé d’une lanterne sourde, maintenait les chevaux du chariot placé en tête pour les empêcher de passer outre.

En m’approchant pour verser mon obole, je ne fus pas peu surpris de reconnaître dans le péager un jeune gentleman que j’avais plusieurs fois rencontré à la ville, au jardin Raska ou au club. Ayant fait ses études à Paris, ce percepteur, placé dans un coin perdu de la campagne roumaine, parlait parfaitement le français. Il me fit la proposition de passer la nuit dans son wigwam, où l’employé me dressa en quelques minutes un excellent lit. Kiki, attaché à un arbre, avait devant lui une ample provision d’avoine.

Tout en me souhaitant le bonsoir, mon amphitryon se plaignit amèrement de ses déconvenues. Au lieu de se faire avocat ou de briguer une fonction publique, comme la plupart de ses compatriotes retour des bords de la Seine, il avait employé son patrimoine à la soumission du péage d’un pont, comptant que des événements militaires lui donneraient une fréquence tout à fait extraordinaire. Cette partie de la prévision n’avait pas tardé à se réaliser ; les chariots, les fourgons, les voitures de bagage ébranlaient de jour et de nuit le fragile tablier ; seulement les convoyeurs n’étaient pas d’humeur à payer, et, comme son collègue dont parle Walter Scott, le percepteur du pont de Soutkers encaissait plus de bourrades et de coups de pied que de half pence. Ordinairement, les charretiers se réunissaient plusieurs et franchissaient au galop le pont, étouffant sous des claquements de fouet et sous les hue-hue les clameurs désespérées du percepteur. Il atteignait à grand-peine le dernier charretier de la bande ; celui-là payait après une légère partie de boxe, mais les autres avaient passé ! Toutes les réclamations, les plaintes du pauvre percepteur n’avaient servi de rien, et quand il apprit que j’étais assez bien en cour, je dus lui promettre d’exposer aux autorités compétentes sa triste situation et la nécessité de le protéger contre les velléités de passage gratuit des conducteurs. Je fis de mon mieux, mais je crains bien que la réclamation n’ait eu un médiocre succès. Le moment allait venir où les dorobantz devaient servir à tout autre chose qu’à la garde des ponts.

Le lendemain soir, j’arrivai à Simnitza en compagnie de six négociants israélites de Roumanie qui m’avaient accordé une place dans leur chariot. Kiki fut attelé avec les quatre autres fortes et robustes bêtes qui traînaient déjà l’équipage. Mes compagnons étaient de braves gens d’excellente humeur et ayant toujours le mot pour rire. L’un d’entre eux, un grand jeune homme dégingandé, avait la manie d’improviser à tout moment des couplets ; il les chantait en allemand, c’est la langue courante des Israélites en Roumanie, avec la voix enrouée et les gestes gravement grotesques du plus grand comédien des Variétés (par la taille du moins), de l’amusant Baron. Comme pourtant les affaires sont les affaires, deux de ces messieurs me demandèrent de leur vendre Kiki, ayant apprécié l’élégance et les qualités de cet animal.

Un de ceux qui me proposèrent le marché, vieux routier à barbe de patriarche, avait fait ses débuts comme cantinier pendant la guerre de Crimée. C’était le beau temps ! Les livres sterling pleuvaient dans les tiroirs, les Anglais consommaient comme des ogres et payaient en grands seigneurs. Le vivandier s’attacha au régiment qu’il avait pris l’habitude de pourvoir de friandises et de tabac ; il le suivit à Malte, en Angleterre, dans les Indes, pendant la révolte des Cipayes, en Abyssinie, partout. Ses récits, assaisonnés parfois de mots très-heureux, abrégèrent considérablement la route.

Quel changement à Simnitza depuis mon dernier séjour ! L’abondance régnait là où nous avions failli connaître les épreuves du radeau de la Méduse ! Il n’y aurait plus besoin, comme j’avais été obligé de le faire, d’aller dénicher des oies vivantes pour les faire saigner, plumer et accommoder par nos domestiques. Une nuée de négociants de toute espèce et de tout calibre s’était abattue sur la petite cité. Dans les maisons, les boutiques, jusqu’aux moindres soupentes, avaient été louées à des prix fous. Des représentants des grands magasins de comestibles de la capitale, de Plojesti, de Jassy avaient installé des magasins fortement approvisionnés. Des négociants en vin de Hongrie, des fournisseurs de tentes-abri et d’équipements militaires, des tailleurs, des bottiers, avaient suivi l’exemple des marchands de victuailles. Une demi-douzaine de restaurants s’étaient improvisés ; il y avait des cuisines pour tous les goûts, cuisine grecque, cuisine russe, cuisine autrichienne. Celle-ci tenait le haut du pavé.

Bientôt le bruit se répandit en Roumanie, en Russie et en Hongrie, que Simnitza, le lieu de passage obligatoire de toute l’armée russe, était un véritable Eldorado, qu’avec quelques boîtes de sardines et une douzaine de bouteilles de piquette, ornées d’étiquettes aussi pompeuses que mensongères, on pouvait y faire fortune plus sûrement que dans les placers de la Californie. Alors, derrière les négociants sérieux et patentés, derrière les représentants de maisons plus ou moins importantes, s’était ébranlé tout un prolétariat de revendeurs, de petits colporteurs, de regrattiers et de camelots. Tout ce monde arrivait, celui-ci avec une charrette traînée par une rosse étique, celui-là avec une brouette, d’autres avec un ballot sur le dos.

Les objets hyperboliques livrés à la consommation par ces spéculateurs s’étalaient au beau milieu de la route, sur des éventaires protégés par des toiles à voile ou par d’énormes parapluies contre les ardeurs du soleil ou contre la violence des pluies. D’autres denrées étaient tout bonnement déballées sur le sol et y restaient jusqu’à ce que des officiers ou soldats de passage les eussent ramassées contre remise d’espèces sonnantes. Tout Simnitza ressemblait à une vaste foire où l’on trouvait un peu de tout. La falsification y régnait sur la plus vaste échelle. Les mixtures atroces de bois de campêche et de gros vins du pays étaient vendues comme Château-Larose et Margaux. Une maison de Pesth s’était chargée d’imiter avec l’audace la plus cynique les étiquettes et les bouchons des premières marques d’Épernay, afin de demander dix ou douze francs pour une bouteille d’eau-de-seltz mêlée de potasse et de sucre candi… Les fabriques de tord-boyau de Plojesti fournissaient du rhum de la Jamaïque, de la véritable chartreuse et surtout du cognac des premières marques. Un de ces falsificateurs avait poussé l’ingéniosité jusqu’à faire fabriquer des étiquettes reproduisant l’attestation manuscrite d’un prétendu maire d’un village de la Charente, signée d’un nom supposé, pour prouver l’authenticité de la liqueur. Les vêtements, les étoffes, les souliers étaient de la plus atroce qualité, ils se déchiraient dès qu’on essayait d’en faire usage.

Sauf d’honorables et rares exceptions, tous ces camelots étaient de véritables filous. La plupart voulaient aller s’établir de l’autre côté du Danube, à Sistow, mais l’autorité ne montrait aucun empressement à leur permettre de réaliser ce vœu. Les vivandiers officiels de l’armée et les industriels bulgares qui avaient repris leur commerce et rouvert toutes leurs boutiques suffisaient d’ailleurs à alimenter le commerce de Sistow.

Je m’y rendis le lendemain 30 juillet. En route, je m’aperçois que Kiki est très-volontaire et a besoin d’être trop souvent stimulé de l’éperon et de la cravache pour marcher à la convenance de son cavalier et non à la sienne. Je profite avec empressement de l’offre que me fait le directeur de l’hospice de la Croix-Rouge, un jeune fils de famille d’Odessa, d’échanger mon têtu contre un cheval de cosaque de très-forte encolure et très-facile à diriger. L’hospice est installé dans une grande maison turque abandonnée ; il est plein de blessés qui sont soignés par une douzaine de dames très-jeunes et dont quelques-unes sont jolies. L’obligeant directeur m’apprend qu’on attend un convoi très-considérable dans la soirée ; il est très-embarrassé car il n’y a ni le matériel nécessaire pour recevoir, ni suffisamment de médecins pour soigner autant de monde.

Les officiers supérieurs russes avaient montré le plus grand dédain pour la Société de Genève. Ils se vantaient de ramasser et de soigner tous leurs blessés avec les ambulances militaires de l’armée. La population en Russie pensait tout autrement ; la Croix-Rouge reçut les encouragements les plus flatteurs et les plus efficaces. Avant l’ouverture des hostilités, des souscriptions avaient déjà atteint une vingtaine de millions ; les corporations municipales et commerciales de Saint-Pétersbourg et de Moscou avaient seules donné 8 millions.

Ces messieurs du grand état-major paraissent avoir été guéris subitement de leurs préventions contre la Société. C’est à peine si le directeur de l’ambulance avait pu obtenir la maison qu’il occupait, — on n’aurait jamais besoin de lui ! — et l’avant-veille il avait reçu tout à coup l’ordre de faire partir immédiatement toutes ses voitures et tous ses médecins avec les brancardiers dans la direction de Plewna. La série de combats pour la possession de cette place venait de commencer. Une brigade commandée par un général trop amateur de boissons fortes pour se rendre nettement compte de la situation de ses troupes et de la force de ses adversaires, avait donné tête baissée dans un piége tendu par Osman-Pacha. Ce général commandait depuis une année un excellent corps d’armée concentré autour de Widdin sur le Danube. Son attitude avait été passive, mais grâce à son immobilité, il avait conservé au sultan une belle force militaire intacte et d’autre part empêché toute jonction entre les Serbes et les insurgés bulgares. Jusque vers la mi-juillet, Osman était resté campé sur la colline qui domine Widdin, prêt à repousser l’attaque de ses voisins roumains cantonnés à Kalafat. Un beau matin, on n’aperçut plus de la petite tour de bois au-dessus de la batterie Karol l’horizon rayé de tentes blanches, Osman avait décampé dans le plus grand mystère. C’était vers la même époque que le général Krudener, après avoir reçu des renforts et comblé les vides causés bien plus par la maladie que par le feu, se mit en marche pour soumettre le pays au delà de Nicopolis. L’avant-garde arriva dans la soirée du dix-neuf juillet en vue de la ville de Plewna, dont le nom, devenu si rapidement célèbre, n’était encore connu de personne. Avec une imprudence coupable et confiants dans leur étoile, les Russes entrèrent dans la cité sans reconnaître les forces de l’ennemi. Ils croyaient peut-être que, comme à Tirnova, il leur suffirait de se montrer pour être conquérants.

La désillusion fut cruelle. A peine les deux régiments se furent-ils installés dans la ville, qu’Osman-Pacha, qui s’était embusqué dans un repli de terrain, surprit les troupes russes au moment où celles-ci préparaient le repas du soir. En un clin d’œil les deux régiments furent entourés et plusieurs centaines d’hommes tombèrent sous les coups de baïonnette et de crosse de fusil sans avoir pu se défendre — leurs armes étaient paisiblement en faisceaux.

Quand enfin l’alarme eut été donnée et que les Russes se furent mis en état de défense, ils s’aperçurent qu’ils n’avaient pas affaire uniquement à des adversaires militaires, mais aussi aux habitants turcs de Plewna. Les balustrades des vérandahs se convertirent en barricades, les fenêtres et les lucarnes s’entr’ouvrirent pour laisser la place à des centaines de canons de fusil et de carabines qui vomirent sans discontinuer la mort dans les rangs des Russes.

La lutte fut d’une férocité sans pareille dans la mosquée et autour, dans le cimetière, où deux bataillons s’étaient retranchés. Le carnage cessa enfin, faute de combattants ; c’est à peine si quelques centaines de Russes parvinrent à s’échapper. Les chefs des deux régiments engagés étaient parmi les morts. Osman-Pacha s’établit dans la ville.

Depuis le 18, l’état-major de l’armée du Danube n’avait que deux préoccupations, cacher le sanglant échec de cette nuit fatale et le venger en s’emparant de Plewna. Deux corps russes étaient en mouvement contre la ville. L’un, commandé par le général Krudener, s’avançait par Nicopolis prenant les positions de Plewna au nord ; l’autre corps, sous la direction du prince Shafkoskoï, prenait la tangente dans la direction de Sistowa. C’est sur deux points que l’action allait s’engager, et c’est afin de parer aux éventualités d’une lutte nécessairement meurtrière que tout le matériel des ambulances avait été requis. C’est sous l’impression de ces nouvelles que je repris la route de Simnitza monté sur Kiki II dont j’eus occasion d’apprécier les précieuses qualités.

En traversant l’espace compris entre les deux ponts, à l’endroit même où peu de jours plus tard un attentat fut consommé sur la personne d’un écrivain, M. P., correspondant de l’agence Havas, je dépassai une petite colonne de voitures du train pesamment chargées. L’un des soldats assis sur le siége m’interpella en russe. Je crus d’abord que pour faire l’important, comme il arrive souvent en temps de guerre, il me demandait mes papiers. Mais avant que j’eusse tiré de ma poche la précieuse photographie-talisman, l’homme et son compagnon étaient descendus du siége. L’un prit le cheval par la bride et l’autre, tout en grommelant les mots de tabac, wutky, paraissait désireux de faire connaissance avec mes poches. La nuit était presque complète, il fallait choisir le moyen le plus expéditif de se tirer d’affaire. Un coup de cravache appliqué sur le poignet du soldat qui tâtait ma poche lui fit lâcher prise ; un léger serrement de pied contre le ventre détermina Kiki à prendre un temps de galop des plus furieux. Avec l’obstiné Kiki Ier je serais resté sur place à la merci des malandrins dont les intentions me paraissaient d’une pureté très-problématique.

Je rentrai au campement encore ému de cette algarade. Mes compagnons dormaient déjà sur des matelas étalés par terre. Mon arrivée, précédée d’une violente altercation avec le propriétaire de la maison qui ne voulait plus me laisser pénétrer dans son immeuble à une heure aussi indue, mit tout le monde sur pied. Ces braves gens me racontèrent qu’ils m’avaient cru perdu, noyé, assommé, que sais-je.

Ils me parlèrent d’une grande victoire qui aurait été remportée, de milliers de Turcs faits prisonniers. Je savais à quoi m’en tenir là-dessus, mais comme en temps de guerre, il n’est ni prudent ni loyal de semer l’alarme, je préférai garder le silence, silence interrompu seulement par les ronflements sonores d’une douzaine de dormeurs que le hasard avait réunis.

La fatigue réclamait enfin ses droits. Trois journées de chevauchée m’avaient mis sur le flanc ; mes compagnons, pleins de sollicitude, s’étaient bien gardés de me réveiller ; je ne sais combien de temps j’aurais encore goûté le repos, quand un épouvantable brouhaha vint me tirer de mes rêves. Tous les habitants de la maison, une quinzaine environ, tous des négociants, maquignons, vivandiers ou camelots, couraient à travers les pièces, descendaient et montaient les escaliers au triple galop, bouleversant les chaises, les bancs, les meubles, ramassant dans tous les coins leurs ballots, leurs caisses, leurs sacs, faisant des paquets, sacrant, jurant et se lamentant dans tous les idiomes possibles.

Le propriétaire, celui avec qui j’avais eu la petite scène la veille, paraissait encore plus effaré que ses locataires. Il les prenait les uns après les autres au collet et ne les lâchait qu’après avoir encaissé en monnaie trébuchante le montant des loyers. Une ou deux femmes gémissant plus que de raison brochaient sur le tout. Par le vitrage de la vérandah donnant sur la cour, je vis qu’on attelait, en toute hâte, les innombrables véhicules remisés sous un vaste hangar de planches. Il y avait là d’antiques berlines hors de service, des camions, des coupés délabrés, des char-à-bancs, tout cela détalait au grand galop avec force cris, jurons et claquements de fouet… Qu’y avait-il donc ? qu’était-il arrivé pendant la nuit ? Le vieux marketender qui avait été aux Indes et devait en avoir vu bien d’autres (cela lui permettait de rester calme), me mit au courant tandis que je m’habillais très-vite, car rien n’est contagieux comme l’agitation qui règne autour de vous.

La grande victoire de la veille s’était changée en une épouvantable défaite. Les deux corps d’armée de Krudener et de Shafkoskoï avaient été littéralement taillés en pièces. Les Turcs s’étaient mis à la poursuite des assaillants et ils ne tarderaient pas à rentrer à Sistowa dont ils ne laisseraient plus pierre sur pierre. Osman-Pacha, dont le nom prit ce jour-là la saveur légendaire qu’il a gardée, avait juré qu’il en serait ainsi. On allait rompre le pont pour arrêter les Turcs victorieux et permettre au gouvernement de Bukarest de se mettre en sûreté. C’étaient ces renseignements qui avaient déterminé le sauve-qui-peut général.

L’affolement est indescriptible. Tous les magasins, les boutiques, les éventaires improvisés depuis un mois, tout cela plie bagage. En moins de deux heures, tout a été balayé comme par un ouragan. Les marchands cherchent à emporter le plus possible, mais ils songent surtout au salut de leurs personnes. Les véhicules sont pris d’assaut. Des grappes humaines pendent après les essieux et les barreaux des charrettes. On offre des sommes insensées aux birjars, jusqu’à 200 francs pour une étape d’une demi-journée. Les voitures qui partent sont entourées d’une meute d’effarés, de poltrons qui veulent s’en aller aussi, il faut que les conducteurs se dégagent à coups de fouet et que les passagers ayants droit se débarrassent à la force du poignet des intrus. La peur même donne aux plus affolés des accès de colère, on se dispute les places à coups de poing, le sang va bientôt couler.

Tout à coup les cris retentissent : Les voilà ! les voilà ! ce sont eux ! les Turcs ! les Turcs ! En effet, au loin, une centaine de coiffures rouges, des fez, scintillent au soleil. L’arrivée de quelques fuyards cosaques, noirs de poudre, les vêtements en lambeaux, ayant à la main en guise de canne le bois à moitié brisé de leur lance, ne contribue pas précisément à rassurer la foule. La déroute s’accélère encore.

Les chrétiens de Sistowa ont passé le fleuve dans des barques, — plusieurs trop chargées auraient sombré, — rivalisant en terreur avec les camelots israélites de Simnitza. On se soucie bien maintenant des objets, victuailles, vêtements, boissons ! tout cela jonche le pavé de la grande route ; on a soulagé les voitures afin d’accélérer leur allure. « Les Turcs ! les Turcs ! » Les peureux fouettent leurs chevaux à tour de bras, les voyageurs stimulent les cochers, les gourmandent ou leur offrent des pourboires fantastiques. « Les Turcs ! les Turcs ! » ce cri d’alarme poussé par six ou sept cents gosiers répand la panique jusqu’à Alexandrie, jusqu’à Bukarest, car pour justifier leurs terreurs, les fuyards racontaient comme certains et vus de leurs propres yeux des faits qui étaient de simples rumeurs. « Les Turcs ! les Turcs ! » La sinistre nouvelle roulait comme une avalanche grossissante et, sur le passage des voitures, des charrettes pleines de fugitifs, les villages étaient frappés de stupeur. Tout ce qui était en état de se sauver fuyait ainsi. C’est à Bukarest que la déroute trouva des limites. L’alarme avait été donnée inutilement. L’armée russe avait subi la veille, 30 juillet, une grande défaite. L’attaque combinée des généraux Krudener et Shafkoskoï avait été repoussée par Osman-Pacha avec un brio et un entrain qu’on ne supposait plus aux bandes ottomanes qui avaient laissé si facilement forcer les deux formidables lignes de défense, le Danube et le Balkan. La défaite des Russes ne laissait rien à désirer. Battus chacun de leur côté, n’ayant pu opérer la jonction, but de la bataille, les généraux Shafkoskoï et Krudener se renvoyaient l’un à l’autre la responsabilité de l’échec.

Krudener avait quitté le champ de bataille en pleine déroute, Shafkoskoï, ivre de rage et de colère, cherchait à rallier les débris de ses troupes pour ramasser les blessés et leur éviter l’horrible sort que leur réservaient les bachi-bouzouks.

Voilà qui était parfaitement vrai. Il est exact aussi que des cosaques (on en fusilla deux plus tard), exagérèrent à dessein le danger et crièrent au Turc ! pour forcer les marchands à déguerpir et faire main basse sur les victuailles, — mais tout le reste était pure imagination, produit de la peur. Les Turcs, très-heureusement pour leurs ennemis, n’avaient ni cavalerie ni train pour se mettre à la poursuite des Russes et pousser à ses extrêmes limites la victoire dont ils ne soupçonnaient pas l’importance. Ils s’étaient donc retirés derrière leurs positions considérablement fortifiées, très-satisfaits de les avoir conservées et d’avoir arrêté la marche d’une armée jusque-là victorieuse.

Quant aux Turcs dont l’apparition au bout du pont avait accéléré la débâcle, c’étaient tout bonnement des prisonniers. Dans leur ardeur à se sauver, les fuyards n’avaient pas vu ou n’avaient pas pris garde à l’escorte russe qui accompagnait ces pauvres diables. Quand toute la ville fut à peu près vide, je les vis se diriger vers une sorte de blockhaus où ils devaient attendre leur transfert dans l’intérieur du pays. Ils n’avaient nullement l’air de conquérants. Pendant 48 heures, Simnitza si bruyant, si animé, fut désert. Les soldats se régalèrent à volonté, il y eut de véritables orgies — puis les innombrables convois de blessés commencèrent à passer lentement les ponts. La plaine, située sur la gauche de la ville, se couvrit des tentes blanches d’un hôpital ambulant. Puis, en voyant que décidément le Turc ne passait point le Danube, les marchands, les cantiniers, les camelots, les loueurs de voitures revinrent d’abord isolément, n’osant pas trop s’aventurer, puis par groupes avec armes et bagages. Au milieu de la bagarre on avait tenté de me voler Kiki II, mais j’avisai un palefrenier qui m’était suspect et le secouai comme jamais poigne de paysan normand ne secoua de pommier au temps de la récolte. La médecine opéra ; l’individu me montra mon cheval traîtreusement attaché derrière une voiture remisée dans un coin. Comme l’excellent commissaire roumain était resté à son poste, je livrai le filou au bras séculier et rentrai en possession de Kiki. Avant que Simnitza eût regagné son aspect désormais normal de foire de Saint-Cloud, nous trottions, l’un portant l’autre, sur la route de Nicopolis.

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