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Zig-zags en Bulgarie

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CHAPITRE XIV

Retour à Bukarest. — Un bain sur la route. — Les amours d’un lieutenant et d’une diva. — Histoire d’un troupeau qui jeûne. — Le prince Gortschakoff à Bukarest. — M. le baron Jomini. — Les Gradinas concerts. — Aventures d’une figurante.

La campagne en Valachie est superbe à la fin de juin. La moisson dorée, d’une richesse inouïe, couvre de ses gerbes d’or les immenses plaines et en dissimule heureusement la nudité et la monotonie. Une abondance incroyable de fleurs des champs d’une taille colossale vient s’épanouir en taches rouges, bleues et vertes sur le fond pâle des blés. Les plantations de maïs, vertes et touffues, ressemblent à des forêts en miniature. Des melons, des courges, des pastèques poussés spontanément s’étalant à la disposition du passant comme ailleurs les mûres des haies, attestent à chaque pas l’exubérance de ce sol. Les paysans, vêtus d’une longue chemise blanche serrée à la taille qui leur descend jusqu’aux pieds, entortillés dans des sandales antiques ; les paysannes, habillées de la robe de coton, à la bordure bariolée, les jambes nues, éveillent des réminiscences gréco-classiques.

On est frappé surtout de la pureté, de la correction des traits chez ces simples ruraux ; la race s’est maintenue intacte. J’ai souvent rencontré, dans mes excursions à travers la Valachie, marchant à côté de ses bœufs attelés à une lourde charrette qu’il piquait de l’aiguillon de temps à autre, un villageois à longue barbe et à cheveux blancs magnifiques, digne de figurer dans un Léopold Robert et que nos meilleurs artistes eussent certainement payé fort cher comme modèle. Le tableau idyllique, que j’eus sous les yeux immédiatement après être sorti de Simnitza, était complété tous les quarts d’heure par la vue de buffles noirs d’une taille énorme, aux magnifiques cornes blanches, accroupis dans la vase jusque par dessus les épaules. Jamais je n’ai vu d’expression de béatitude plus complète que chez ces bêtes enfouies dans la saleté. Saint Benoît Labre, l’apôtre de la vermine, ne trouverait pas de disciples aussi fidèles et convaincus parmi les abonnés de l’Univers. Ces marais vaseux sont généralement à proximité des grandes citernes où les bouviers et les charretiers font boire leurs bêtes.

Vers midi, la chaleur étant devenue intolérable, je fus pris d’une idée qui peut paraître singulière, mais que les circonstances justifiaient pleinement. Je voulus me régaler d’une bonne douche d’eau de puits.

Pendant le trajet, je m’étais déjà mis à l’aise passablement dans la voiture ; en un clin d’œil je fus débarrassé du reste des vêtements, et mon cocher faisant office de baigneur, avait vidé sur mon corps plusieurs seaux d’eau. Ma précaution avait été, il est vrai, jusqu’au point d’explorer l’horizon pour me convaincre que cet exercice d’hydrothérapie n’offusquerait aucune pudeur. A droite et à gauche, personne ; pas de voyageur sur la route ; dans les blés, quelques paysans beaucoup trop absorbés par leur moisson pour se déranger. Aucune indiscrétion n’était à craindre. Hélas ! trois fois hélas ! au moment où en poussant un soupir de satisfaction, je montais sur le marche-pied de mon fiacre pour me rouler dans ma couverture de voyage en guise de peignoir, un tourbillon de poussière me déroba le paysage ; j’entendis un grand bruit de chevaux et de roues : une escorte de cavaliers entourant deux voitures passa à fond de train devant la citerne, pas assez vite pourtant pour empêcher les tcherkesses et les personnages assis dans les calèches de s’étonner et de ricaner du spectacle que leur offrait ce baigneur sur la grande route. L’empereur était parti la veille de Simnitza pour Fratesti afin de se rendre compte de visu du bombardement de Rustschuk, et il s’en retournait au quartier général.

Après cinq minutes, le véhicule, qui m’avait servi de cabine de bain, redevint une voiture de voyage, et mon birjar, ayant rencontré un camarade qui faisait la même route, engagea avec lui un pari sur la vitesse de leurs chevaux. Alors commença une course furibonde, insensée dans laquelle la vieille guimbarde risqua vingt fois de culbuter en me rompant les os. Mais rien ne pouvait arrêter l’ardeur des deux champions. Depuis le matin, mon automédon avait maintenu l’attelage de ses cinq chevaux dans une allure des plus modérées, nous trottinions bien doucement et à toutes mes représentations, le birjar répondait uniformément en invoquant la nécessité de ne pas tuer ces pauvres bêtes, bien pauvres, en effet ! puisqu’elles n’avaient que la peau jaunâtre sur les os. Mais, stimulé par le désir de devancer son rival, le birjar excitait les malheureuses rosses du geste, de la voix et du fouet ; il les suppliait, les injuriait, leur promettait tantôt du sucre, tantôt la damnation éternelle ; enfin il fit tout ce qui était humainement possible pour les assommer. Mais, ô prodige ! ces bêtes, qu’à leur apparence j’avais rangées parmi de misérables carcans, prirent leur essor au quintuple galop. La débilité n’était qu’apparente, entre la peau et les os il y avait des muscles. — Nous allions comme le vent, à telle enseigne que nous arrivâmes à Giurgewo une heure avant le départ du train pour Bukarest. Mon birjar était tout fier d’avoir gagné la partie, car son collègue avait été contraint par le voyageur, un fournisseur moldave qui ne tenait pas à verser, à modérer son trot. Ecco Rustschuk, me dit joyeusement le cocher en me montrant les blancs minarets de la ville dont nous étions séparés par le Danube seulement.

Les villes ont la vie dure, quelques journées de bombardement ne suffisent pas pour en venir à bout. D’après les descriptions verbales et les relations écrites, on aurait pu croire que Rustschuk avait été complétement réduit en capilotade. J’eus la preuve du contraire ; certainement des dégâts sérieux avaient été causés et le seraient encore. — Les artilleurs, la mèche allumée, attendaient les ordres dans les bastions de la batterie de Slobozia. Mais, enfin, si l’intérieur des maisons avait souffert, les pans de muraille de Rustschuk étaient conservés à la future principauté bulgare.

En déjeunant dans la salle d’attente de Giurgewo, je fus abordé par un jeune homme d’une vingtaine d’années, très-mince, très-élancé, et portant le costume d’un régiment d’élite, les uhlans de l’impératrice. Je le reconnus immédiatement pour le comte M…, fils de famille portant un très-grand nom et même proche parent d’un ministre. M… avait depuis peu une liaison avec une vétérane de la galanterie internationale, excellente artiste dramatique, du reste, et qui, depuis dix ans, joue les Schneider à Moscou, à Saint-Pétersbourg, à Odessa, à Constantinople et ailleurs avec un succès tel que sa réputation théâtrale, dans ces parages, lutte avantageusement avec ses triomphes de femme galante. Mlle Cara, ou la Cara, comme on l’appelle plus familièrement, venait d’achever une brillante saison à Odessa comme premier rôle et directrice du théâtre Français.

Là, sa liaison avec le jeune M… s’était ébauchée et c’est pour être à la portée de sa plus récente conquête qu’elle avait transporté son camp volant à Bukarest. Après six semaines de paradis, des ordres de marche séparèrent les tourtereaux, le jeune lieutenant dut rejoindre son régiment aux extrêmes avant-postes, sur le Danube, laissant son Ariane à l’hôtel Hughes où elle ne tarda pas à être sollicitée par une foule de distractions présentées par une foule de tentateurs. La Cara aurait pu fournir au tzar des renseignements avérés sur les cadres de son armée. Elle a des amis dans tous les grades et dans tous les régiments. Les vieux maréchaux à chevrons, couverts de blessures et de décorations, en parlent en se tortillant leurs grosses moustaches grises et en clignant malicieusement des yeux. Le cadet de grande maison fraîchement éclos de l’école militaire prononce ce nom d’un petit ton fat qui a l’air de dire : « Oh ! je ne suis pas si enfant, je la connais ! » Admirablement bâtie, fort élégante, suffisamment spirituelle, bonne fille dans l’intimité entre Parisiens et camarades, mais sachant toujours garder ce décorum que les Russes exigent des courtisanes en renom, quitte à grossir d’autant le tribut, la Cara représente très-dignement dans le nord de l’Europe l’école des Marion Delorme et des Ninon de Lenclos qui se perd très-heureusement chez nous. Elle ne cachait pas qu’elle voyait dans l’attachement inspiré au jeune M… les moyens de faire une fin brillante et enviée. Ce n’était pas la première fois qu’un prince russe épousait une actrice.

Pour le moment M*** était complétement pris. L’image de son enivrante maîtresse ne le quittait pas, il passait des journées à lui écrire de longues lettres dans un français très-poétique et les nuits de garde, tout en explorant à la tête de son peloton les bords du Danube il songeait à la délaissée sans se soucier des Turcs et des espions. N’y tenant plus, il avait, — tout bonnement, — déserté pour vingt-quatre heures. Il courait à Bukarest s’assurer de l’amour qui remplissait sa vie au point de dominer ses devoirs de soldat. L’étourdi risquait simplement d’être fusillé si on s’apercevait de son absence ; l’intervention de son oncle le ministre eût été impuissante à paralyser l’action de la justice, car il ne s’agissait de rien moins que de désertion devant l’ennemi. J’essayai de représenter au malheureux jeune homme les dangers qu’il courait, mais

Amour, quand tu nous tiens, adieu prudence.

Je dus donc assister M*** dans sa quasi fuite. Grâce à la complaisance du chef de gare je pus l’introduire sur le quai de départ où le train de Bukarest était déjà rangé, avant les autres voyageurs parmi lesquels se trouvaient des officiers qui auraient certainement reconnu M***. Je fis bonne garde à l’entrée du coupé répondant à tous ceux qui faisaient mine de vouloir y pénétrer : « C’est complet, c’est complet. » La ruse réussit — jusqu’à Fratesti la seconde station.

Au moment où le train allait se mettre en marche la portière du wagon s’ouvrit brusquement et un officier d’apparence plutôt bonasse que belliqueuse, porteur de lunettes et à l’air excessivement effaré, sauta dans le compartiment avant qu’il fût possible de l’arrêter. Je ne fus pas rassuré — ni M*** non plus. Mais le nouvel arrivant avait trop à s’occuper de ses propres affaires pour se mêler de celles des autres. Attaché à l’intendance, il était chargé de pourvoir à la nourriture de huit mille bœufs et de trois mille chevaux parqués autour de Fratesti. Mais pour ouvrir les magasins de fourrage il fallait la signature d’un général pour le moment à Bukarest. C’est cette précieuse griffe que le nouveau voyageur allait chercher. Il était temps, les bêtes n’avaient pas mangé depuis la veille ! La conversation qui portait d’abord sur les difficultés paperassières que suscitait l’administration à chaque instant, prit bientôt une tournure plus frivole. « En tout cas, dit l’officier, je ne suis pas fâché de faire un petit tour à Bukarest, cela distrait, on s’y amuse énormément ; il paraît qu’il y a des cocottes, des chanteuses, on parle entre autres de la Cara. Quelle femme ! quelle femme ! »

On suppose si M*** était à la torture en entendant parler aussi cavalièrement de son idole qu’il avait placée sur le piédestal à l’usage des très-jeunes hommes épris de femmes très-mûres. Il put à peine dissimuler son dépit et quelques mouvements de nerveuse impatience.

Je voyais le moment où l’imprudent allait trahir son incognito et se jeter sur son vis-à-vis. Je pris alors le parti de me lancer dans une digression historique interminable sur un vieux couvent dont nous apercevions des fenêtres du wagon, les immenses bâtisses ornées de clochetons byzantins. L’officier visiblement surpris de l’érudition que je manifestais avec tant de volubilité écoutait en écarquillant les yeux. M*** se calma. Nous entrâmes en gare à Bukarest avec les deux heures de retard réglementaires. L’officier d’intendance en cherchant sa feuille de route dans son portefeuille poussa un cri de désespoir. « S… n… D…! exclama-t-il, j’ai oublié le bon sur mon bureau ! Mes bœufs et mes chevaux ne mangeront pas encore demain ! »


Depuis le passage du Danube par l’armée, la chancellerie d’État russe s’était installée dans l’hôtel du consulat de Russie, un bâtiment de moyennes proportions dont la cour d’entrée était fâcheusement déparée par une grande grille portant sur le faîte un immense aigle de fonte, à deux têtes, aux ailes déployées. En arrière du bâtiment se trouve un grand jardin qui vous donne l’illusion d’une villégiature. Le baron Stuart, consul de Russie, l’entremetteur actif, ardent et habile du traité d’avril, s’était volontiers mis à l’étroit pour abandonner la plus grande partie du logis au plus élevé dans la hiérarchie, le prince Gortschakoff. Les deux aides de camp politiques du vieil homme d’État, les barons Jomini et Frederik se contentaient d’une chambre pour tout gîte.

J’avais fait à Saint-Pétersbourg la connaissance de M. le baron Jomini. Je m’autorisai de cette présentation pour frapper de nouveau à la porte de ce diplomate qui, par la maturité de son jugement, par son assiduité au travail, par sa science profonde des hommes, était, depuis des années la cheville ouvrière de la chancellerie russe.

Je reçus de la part de cet homme distingué un accueil bienveillant qui restera l’un des souvenirs les plus précieux de cette excursion en Orient. M. de Jomini est d’origine Suisse, puisqu’il est fils du célèbre tacticien qui fit cruellement expier à Napoléon Ier les dédains et les rebuffades dont ce grand capitaine, si mal élevé, se plaisait à régaler son entourage. M. de Jomini a gardé de ses origines un léger accent vaudois qui donne encore plus de sel à son attrayante conversation.

L’extérieur est celui du diplomate selon la formule, à la fois grave et élégant, quelque chose du juge d’instruction et du grand propriétaire, du gentleman et de l’observateur sceptique. Dans l’intimité, la gravité se replie un peu sur elle-même et l’on trouve en face de soi un causeur merveilleux maniant la langue en artiste consommé et trouvant toujours le mot le plus juste pour définir une situation ou un homme. Si la Russie était un État parlementaire M. de Jomini compterait certainement parmi les orateurs les plus brillants du parlement pétersbourgeois. Il se contente aujourd’hui de faire preuve d’un talent de styliste hors ligne dans la rédaction des notes émanant de l’office russe. Chaque fois que les exigences de la situation rendent la publication d’une de ces dépêches nécessaire, les gourmets littéraires se demandent qui donc a gardé ainsi, dans toute leur pureté, les grandes traditions classiques de cette langue de la diplomatie à la fois élégante, précise, pleine de vigueur, que maniaient si bien ses créateurs, les Torcy et les Choiseul. Aussi les dépêches signées Gortschakoff font sensation, sous ce rapport, depuis vingt ans, dans les chancelleries.

La situation de M. le baron Jomini, à la cour de Russie, était assez particulière au moment de la guerre. Deux courants s’agitent autour de l’empereur et se disputent les fonctions publiques ainsi que les hautes dignités de l’État ; le courant slave représenté par les Russes autochtones des anciennes provinces dont le centre fut à Moscou, et le courant Allemand représenté, non pas par des véritables Allemands de l’empire immigrés en Russie, mais par les Baltes. La politique des Slaves est à la fois nationale, religieuse-orthodoxe et avec cela révolutionnaire ; celle des Allemands est conservatrice, pacifique avec une légère nuance libérale. Les Slaves sont des novateurs qui voudraient tracer à la Russie une ligne de conduite tout à fait en dehors des traditions et des exigences de l’équilibre européen ; personne ne sait s’ils ne rêvent pas de placer la croix de Saint-André sur toutes les cathédrales d’Europe comme sur l’Haja Sofia de Stamboul ; les Allemands au contraire cherchent à assimiler autant que possible la Russie aux autres États européens en maintenant les us et coutumes de la diplomatie et en obtenant par des moyens pacifiques et légaux cet agrandissement de l’immense mère-patrie que les Slaves sont toujours prêts à poursuivre les armes à la main.

Les opinions des Slaves se composent d’un mélange d’absolutisme et de nihilisme assez difficile à définir, les Allemands sont bureaucrates et beaucoup d’entre eux accepteraient volontiers une constitution. Dans l’entourage immédiat de l’empereur, ainsi que dans toutes les hautes régions gouvernementales où le contact existe, la lutte entre les deux éléments prend un caractère personnel très-violent. Toutes les inimitiés qui, dans d’autres pays trouveraient un exutoire dans les débats du Parlement et dans les polémiques des journaux, tournent dans la sainte Russie en intrigues de coterie et souvent de boudoirs. A première vue le gouvernement russe constitue un ensemble homogène, il se présente en ligne comme une compagnie de grenadiers Preobrajenski un jour de parade ; en réalité, tous ces ministres, ces généraux, ces aides de camp se jalousent, se dénigrent à qui mieux mieux et intriguent les uns contre les autres. La vie au palais n’est qu’une conspiration perpétuelle, surtout quand le maître du lieu n’est pas taillé en Neptune capable de rétablir l’ordre à coups de trident et de cravache. Nicolas savait faire rentrer à plusieurs mètres sous terre toutes les clabauderies, d’un froncement de sourcil olympien.

Pour être à l’abri de ces intrigues et de ces luttes frivoles qui paralysent l’action rapide et efficace du pouvoir, le prince Gortschakoff ne tolère autour de lui ni Slaves, ni Allemands-baltes. Il a composé son état-major diplomatique d’un Bavarois, M. Hamburger, d’un Belge, le baron Frederik, et d’un Suisse, celui qui nous occupe, M. le baron Jomini. S’entendant d’une manière suffisante, liés d’amitié tout en ayant les uns pour les autres le respect hiérarchique voulu (par sa situation, M. de Jomini est bien au-dessus de ses collaborateurs), ils forment, autour du chancelier, une garde dévouée et d’une fidélité inébranlable à laquelle il doit certainement en grande partie d’être resté au pouvoir malgré toutes les mines, tous les complots, toutes les tentatives des Schouwaloff, des Ignatieff et autres.

Dans ces derniers temps, l’étoile du chancelier avait pâli. C’est contre son gré que la Russie était sortie de la phase pacifique et diplomatique ; de même qu’il avait extrait des circonstances favorables, sans qu’il en coûtât à la Russie (non pas un écu, c’est vrai), mais un homme, l’abrogation partielle du traité de Paris, le prince espérait parvenir à la suppression complète de ce pacte sans causer de nouvelle perturbation en Europe, achevant ainsi sans verser le sang la tâche qu’il s’était proposée en 1856 et encadrant sa carrière politique entre ces deux faits : Signature contrainte d’un traité, — abrogation solennelle dudit traité. Le courant slave l’emporta. Dans un pays parlementaire, Gortschakoff aurait dû se retirer du jour où l’élément belliqueux et révolutionnaire avait eu le dessus. Il resta. « Ils auront encore besoin de moi », dit-il, en qualifiant sévèrement les étourderies, préméditées d’ailleurs, de ces messieurs de Moscou.

Pour le moment le courant Ignatieff triomphait et il triomphait brutalement, célébrant sa victoire par un manque complet d’égards pour le vieil homme d’État et son entourage. Différents petits faits le prouvaient et montraient que cette hostilité pleine de dédain pour l’élément civil avait gagné aussi les subalternes.

Je me trouvai un matin après l’une des premières batailles heureuses en Bulgarie, au consulat de Russie. On avait déposé dans le vestibule, en attendant de les expédier par le train du soir, quatre ou cinq drapeaux turcs solidement attachés et dont l’étoffe était recouverte d’un fourreau de toile cirée. Deux tcherkesses montaient la garde auprès du trophée, tandis que l’officier qui les avait amenés du champ de bataille et qui devait les escorter en Russie faisait viser son passeport à la chancellerie du Consulat. Le consul général de Russie, M. le baron Stuart, montra justement sa figure fine, aiguë et spirituelle, il traversait le vestibule pour se rendre dans son cabinet. Frappé par la vue des drapeaux, il demanda à l’un des tcherkesses de défaire le fourreau afin de montrer les trophées au prince Gortschakoff. Le tcherkesse commençait à défaire les nœuds qui retenaient le fourreau, quand l’officier survint et l’apostropha brutalement, l’accablant d’un déluge de malédictions, le battant presque. « Mais, capitaine, intervint le diplomate, pour justifier le pauvre cavalier qui restait tout interdit, je voulais montrer ces drapeaux à Son Altesse. »

« Je m’en moque, répliqua le rustre à épaulettes, je m’en moque, j’ai la consigne de ne pas déballer les drapeaux et je ne les déballerai pour personne. » Le consul s’éloigna rongeant son frein, et le tcherkesse dut refermer de nouveau le paquet. Voilà où en étaient les relations entre l’élément civil et l’élément militaire. Chaque fois que M. le baron de Jomini me recevait dans l’unique pièce qui lui servait à la fois de chambre à coucher, de cabinet de travail et de réception, de salle de bain et d’atelier de peinture comme en témoignaient quelques aquarelles qui séchaient contre les fenêtres, sa première question était : « Que nous apportez-vous de nouveau ? qu’avez-vous vu ? comment cela marche-t-il là-bas ? » Ces interrogations n’étaient pas des formules banales. Depuis le départ de l’empereur pour le Danube, le prince Gortschakoff était maintenu dans un état d’isolement complet. « La parole est au canon », telle avait été la consigne que le général Ignatieff avait fait adopter, et elle rendait inutile les diplomates et la diplomatie. Donc, pas de courrier de cabinet spécial entre Bukarest et le quartier général. C’est tout au plus si les exprès expédiés deux fois par semaine à l’impératrice s’arrêtaient pendant quelques heures dans la capitale de la Roumanie et s’ils daignaient se présenter au Consulat. Des lettres de renseignements, d’instructions, ils n’en apportaient jamais, et il fallait des cérémonies pour les décider à se charger de porter à l’armée des lettres ou des paquets provenant de la chancellerie. Pour les dépêches, c’était bien pis ; on affectait de ne pas même envoyer de télégramme sur les faits les plus essentiels, et c’est après de longues négociations, après des prières et après avoir fait intervenir les ambassadeurs à l’étranger, qui se plaignaient de n’avoir rien à communiquer à leurs gouvernements, qu’on s’est décidé à expédier en double au prince Gortschakoff les maigres télégrammes destinés au journal officiel de Saint-Pétersbourg.

Le vieil homme d’État était très-profondément affecté de ce traitement dédaigneux, qu’il avait la conscience de n’avoir aucunement mérité, et dû uniquement à ce fait, que la confiance de l’empereur avait été surprise. Les attentions nombreuses, mais toutes de pure politesse et stériles dont le comblaient le Gouvernement roumain et la haute société de Bukarest, loin de consoler le chancelier, lui faisaient sentir encore davantage le poids de sa disgrâce. On lui donnait des grands dîners exquis agrémentés par la présence d’élégantes convives et égayés par les accords de l’orchestre de Wiest, le Strauss de là-bas ; on organisait en son honneur des fêtes de nuit féeriques, et il savait, combien il le sentait alors ! que c’était à l’ombre seule de son pouvoir que s’adressaient ces hommages ! Il en souffrait intérieurement, au point de donner des inquiétudes sérieuses pour sa santé. Malgré sa répugnance et presque sans qu’il s’en doutât, car il a la Faculté légèrement en horreur, le baron Jomini dut remettre son chef entre les mains des médecins. Il était temps. Les jambes, — la partie la plus faible chez cet octogénaire, — commençaient à refuser le service ; la première fois que je vis Son Altesse chez le baron, elle entra appuyée sur deux domestiques forcés de la soutenir positivement. Le long corps grêle ballottait dans une sorte de redingote noire taillée en robe de chambre, qui l’enveloppait depuis le cou jusqu’aux talons. Le visage était extrêmement pâle, livide, mais toujours éclairé par l’éclat des deux yeux très-vivants. Après l’échange de quelques phrases qui suivirent ma présentation, le prince, qui traversait la chambre du baron Jomini pour aller dans le jardin, qui en était séparé par une porte vitrée, continua sa route. « Ne dites pas à l’Europe », fit-il avec un sourire plein d’amertume, « que vous m’avez vu aussi invalide. »

Je revis quelques semaines plus tard, dans la même pièce, le chancelier ; c’était immédiatement après la mort de M. Thiers. M. de Jomini m’en parlait précisément, quand la porte s’entr’ouvrit ; le chancelier, toujours vêtu de sa longue redingote, se montra. Je crus un instant à une apparition surnaturelle, tant la ressemblance était frappante entre l’illustre ex-président de la République et l’homme d’État russe. Peu à peu le philosophe et le sceptique reprirent le dessus chez M. Gortschakoff, et il attendit avec confiance le retour de la fortune et de la faveur impériale.

Il tâchait maintenant de tromper ses loisirs forcés en usant des distractions que lui offrait la vie de Bukarest. Par la faute d’un cicerone inexpérimenté, il se fourvoya certain soir dans un endroit où il n’était pas tout à fait à sa place, et l’aventure fit beaucoup plus de bruit qu’elle n’en valait la peine. Grâce à l’affluence des étrangers attirés par la guerre, les jardins-concerts et les jardins-chantants avaient une saison très-animée et très-fructueuse. Comme les représentations ne changeaient pas, que c’était partout les mêmes saynettes, les mêmes chansons en langues diverses, les mêmes scènes dites comiques, tout le débarras en un mot de nos cafés-concerts, les entrepreneurs du jardin Raska (le plus célèbre et le mieux fréquenté), de la Dacia, de l’Union Suisse s’ingéniaient à varier les prétextes des représentations « extraordinaires ». Tout était bon. Œuvre des Ambulances roumaines, quête au profit de la Croix rouge, bénéfices d’artistes, tout paraissait bon pour attirer le public, à grand renfort d’affiches. Un comédien roumain, que ses compatriotes comparent à Frédéric Lemaître et qui en tout cas ressemble, dit-on, à cet illustre modèle par sa dextérité à tirer le diable par la queue, annonça plaisamment une représentation qu’il donnait pour gonfler un peu une bourse atrocement dégarnie : « Soirée au profit d’un blessé. » Une cabotine française ou belge voulut aussi se donner le luxe d’un bénéfice à l’Union Suisse, jardin-concert de quatrième ou cinquième rang dépendant d’une gargote et dont le public était composé d’artisans, la plupart d’origine allemande, d’étudiants, de commis-voyageurs et de la lie des grisettes. La cabotine eut l’aplomb d’envoyer des billets un peu partout et entre autres aussi au prince chancelier. Celui-ci montra les billets à un jeune gentilhomme russe en manifestant le désir d’aller passer un moment à cette petite fête de l’intelligence. Sans doute le prince prenait l’Union Suisse pour un de ces jardins merveilleusement entretenus, pourvus d’un véritable théâtre, avec des artistes bouffes de premier ordre comme il s’en trouve l’été aux Iles, près de Saint-Pétersbourg et que fréquente une société d’élite. Le Russe, loin d’éclairer l’altesse sur le milieu dans lequel elle allait se trouver, s’offrit à l’accompagner et le soir les contrôleurs de ce bobino en plein air, s’arrêtaient stupéfaits en voyant le chancelier de l’empire russe leur tendre un carton de « places réservées ». Bientôt la société très-mêlée et très-bruyante qui remplissait le jardin, n’eut d’yeux et de commentaires que pour ce spectateur. On ne s’occupait plus de ce qui se passait sur la scène ; les meilleures grimaces du successeur de Debureau, de Paul Legrand, l’inimitable Pierrot qui inspira Banville (comment était-il échoué sur cette plage piteuse ?) furent perdus ; on n’avait de regards que pour le chancelier. L’héroïne de la soirée ne se possédait pas d’orgueil et de vanité. Elle ne doutait point que si le célèbre homme d’État s’était dérangé pour écouter l’artiste, la femme ne lui était pas indifférente. Quel coup de filet ! Dans le jardin, trois à quatre ou peut-être cinq caudataires de la dame en jaunissaient de dépit. Ayant assez goûté du spectacle et sans doute gêné par la curiosité très-peu discrète et nullement contenue du public, le prince se leva pour faire un petit tour de jardin au bras de son cicerone. En se promenant, il se heurta contre la frimousse chiffonnée et le chignon beurre frais d’une ex-figurante du Théâtre français d’Odessa qui avait fait parler d’elle à cause d’une liaison courte mais tapageuse avec un très-jeune officier de très-grande famille. La conquête s’était faite publiquement, pendant un souper auquel assistaient, sous la présidence de leur digne directrice, toutes les artistes dames de la troupe en société de jeunes grands ducs et de simples princes. Cet exploit avait mis Mlle Lea — elle était connue sous ce nom — très à la mode. De simple figurante, dotée tout au plus d’un amant décoré, elle passa immédiatement au grade de femme très-richement entretenue par une grosse commandite. Elle éblouit — ou pour parler un instant sa langue, — elle épata ses camarades, qui en crevaient de jalousie, par ses robes de soie à traîne extravagante, par ses diamants gros comme des noisettes, par ses perruques invraisemblables, en un mot, par l’étalage d’un luxe de cocotte à qui la vogue dont elle jouit permet tous les caprices. Quand le quartier général s’ébranla, Lea le suivit d’étape en étape ; on l’avait baptisée « la fille active de l’armée active », multipliant les heureux et gaspillant à tort et à travers l’or qu’on lui jetait. Vêtue comme une princesse de féerie, avec des pendeloques et un collier d’un millier de louis, Lea était restée, par les manières, par les attitudes, par son parler canaille, par sa voix constamment enrouée, la véritable gamine de Paris, la plante faubourienne poussée entre les pavés de la place Maubert ou sur le carreau des Halles, un type de l’Assommoir, une Nana faisant fortune à l’étranger. Sa figure s’accordait d’ailleurs avec ses gestes, son attitude et son enrouement. De beauté aucune trace, mais un je ne sais quoi de piment-vinaigre, capable d’émoustiller une momie du temps des Pharaons, un petit nez très-drôle, flairant toujours, un visage mièvre, nerveux, des yeux éteints mais dont l’entourage en disait fort long, de petites oreilles et des attaches assez fines, une bouche toujours prête à lancer le gros mot ; Lea eût tapé sur le ventre de Napoléon Ier le soir d’Austerlitz. Elle aborda sans façon le chancelier et lui décocha quelques amabilités de son cru. Le prince, qui a comme tous ses compatriotes une préférence marquée pour le ruisseau parisien, ne se fâcha pas, au contraire ; une bouquetière venant à passer il acheta quelques fleurs et les offrit à la gamine. Sans en demander plus long, l’ex-figurante se pendit au bras de l’altesse, qui à la vérité s’amusait fort du babil et des lazzis de la Parisienne, oubliant pour un quart d’heure les intrigues d’Ignatieff. Le lendemain cette promenade sentimentale était l’objet de toutes les conversations en ville ; il va sans dire qu’on l’amplifiait ; les correspondants de journaux s’en emparèrent et firent presque de Mlle Lea une figure historique. Huit jours plus tard, les journaux illustrés de Vienne, toujours remplis de caricatures anti-russes, nous arrivèrent avec des images représentant le grave chancelier vêtu en gandin, le chapeau posé sur le bord de l’oreille en casse-assiettes, une main passée dans l’entournure du gilet, l’autre brandissant une coupe à champagne que remplissait une Hébé court vêtue, tandis que des vertus légères en maillot collant exécutaient autour de l’homme d’État de fantastiques pas de deux. Le Kikeriki et le Floh vécurent pendant des mois sur ce thème et M. de Gortschakoff acquit sur ses vieux jours la réputation de viveur. Voilà où l’oisiveté conduit des hommes politiques. Lea, qui depuis son aventure de l’Union suisse portait son chignon comme un Saint-Sacrement et qu’un reporter américain avait entretenue pendant huit jours pour lui dérober le secret de sa conversation avec le prince, dut renoncer un peu plus tard à son service actif. Mise hors de combat, elle retourna en France, non pas à Paris, mais dans une ville d’eaux.

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