Zig-zags en Bulgarie
CHAPITRE XVII
Les conséquences de Plewna. — Situation critique des Russes. — Le quartier-général à Gorny Studen. — Un sybarite. — Les paysans bulgares. — Hospitalité forcée. — Un Tcherkesse de la suite impériale. — Une ferme en Bulgarie. — Générosité du tzar. — Une division en marche. — Une journée au quartier-général. — Nouvelles de la bataille des Balkans. — La vie de l’empereur à Gorny Studen.
Les suites de la défaite de Plewna se manifestaient tous les jours. Il semblait que le prestige militaire de l’immense Russie était destiné à être déchiré en lambeaux par ces Turcs tant dédaignés. Toute la marche des conquérants se trouvait suspendue et la conquête elle-même mise en question. Dans les Balkans, Gourko avait dû tourner bride laissant derrière lui la dévastation et la ruine, les villages turcs brûlés, les chemins de fer et les télégraphes détruits et livrant aux représailles d’un ennemi impitoyable les populations chrétiennes qui, à la vue des cosaques libérateurs s’étaient singulièrement hâtés de piller les propriétés de leurs oppresseurs.
Ils allaient chèrement expier un moment d’illusion.
Devant Rustschuk, les prévisions du baron Jomini s’étaient complétement réalisées. La grande armée turque, concentrée dans l’inexpugnable quadrilatère, avait vengé les dédains dont elle avait été l’objet. Depuis qu’il avait pris les rênes du commandement à la place du débile Abdul-Kerim, Mehemet-Ali s’était chargé de faire sentir aux Russes quelle faute avait été la leur en laissant derrière eux une armée de cette force. Le nouveau généralissime, qui arrivait au commandement avec l’auréole d’une carrière d’aventures qui devait bientôt se terminer par une aventure sinistre, avait animé pour quelque temps du moins son armée d’un souffle brûlant.
Chacune de ses rencontres avec les Russes était une victoire. A Kadikio, à Kara-Hassan, à Rasgrad, la supériorité de sa tactique et de l’armement des troupes bien plus que la force numérique triomphèrent des Moscovites. Insaisissable comme Protée, il faisait exécuter aux Turcs si lourds à se mouvoir des marches forcées d’une hardiesse et d’une rapidité inouïes. Ils attaquaient tantôt en flanc, tantôt en queue, tantôt en tête, le corps de cent mille hommes (sur le papier, du moins) confié au prince héritier et chargé d’envahir Rustschuk. En huit jours, dans la première semaine d’août, le terrain fut complétement déblayé et les avant-postes du grand-duc refoulés à trente kilomètres de la place. Si Mehemet avait pu agir à sa guise, il eût jeté les Russes dans le Danube, comme ils l’ont craint pendant longtemps ; mais il était cloué sur place par les ordres contradictoires et décourageants qu’il recevait de Constantinople. A l’état-major russe le prestige qui entourait le fils du musicien de Magdebourg devenu muchir (maréchal) ottoman était énorme ; on en parlait avec le plus grand respect, parfois même avec frayeur. On rendait hommage à ses qualités ; il faisait la guerre à l’européenne, il respectait les parlementaires, avait défendu que l’on tirât sur les ambulances ; ses troupes ne massacraient pas les blessés et ne mutilaient pas les morts.
Mehemet-Ali devant Rustschuk, Suleyman Pacha marchant sur les Balkans par la Roumélie et harcelant avec son avant-garde les traînards de Gourko, Osman Pacha qui convertissait Plewna en un Sébastopol bulgare, serraient l’armée russe dans un étau de fer. Dès le lendemain de Plewna, le télégraphe avait transmis à Saint-Pétersbourg des appels de secours de l’empereur et du généralissime, reconnaissant qu’ils s’étaient trompés sur la valeur, le nombre et la capacité de leurs ennemis.
Des nouveaux corps d’armée avaient été mobilisés ; les soixante mille hommes de la garde avaient été interrompus au milieu des manœuvres du camp de Krasnœ Selo par un brusque ordre de départ ; mais la route est longue de la Baltique aux Balkans, et dans l’intervalle, le lion Osman, le tigre Suleyman et l’aigle Mehemet pourraient prendre entre leurs griffes et leurs serres la faible armée d’occupation de Bulgarie et la broyer. Ils l’eussent fait certainement sans la jalousie qui divisait entre eux les généraux du sultan, sans le manque de patriotisme de Suleyman, qui préféra laisser écraser inutilement son corps d’armée aux passes de Shipka plutôt que de concerter utilement ses mouvements avec ceux de son rival Mehemet ; mais ceci est de l’histoire, et nous n’en faisons point. Revenons à l’anecdote.
Pendant ce mois d’angoisses, d’épreuves et de transes continuelles, pendant ce mois d’août 1877, l’empereur de Russie, qui ne voulut quitter à aucun prix et malgré toutes les sollicitations ni son armée, ni le territoire conquis où l’on se maintenait avec tant de peine et en courant des dangers sérieux, campait sur le plateau de Gorny Studen, situé à vingt kilomètres environ de Sistowa.
Le 19 août, je partais de cette ville pour retrouver au quartier général la plupart des personnes dont j’avais fait la connaissance, soit à Bukarest, soit à Plojesti. Un hasard aimable me donna pour compagnon de route un Belge, M. Bataille, ingénieur attaché à l’exploitation des chemins de fer russes, et un entrepreneur de travaux, M. M…
Ces messieurs se rendaient au quartier général pour soumettre au chef du génie un projet de chemin de fer à établir entre les bords du Danube et la future capitale de la Bulgarie, Tirnova. M. M…, qui était un sybarite, avait voulu que l’excursion se fît dans les meilleures conditions.
Il avait déniché, avec l’instinct fureteur de l’épicurien, une confortable calèche de voyage, bien suspendue, bien capitonnée, une véritable dormeuse. Après les guimbardes inversables et les véhicules antédiluviens, auxquels nous en étions réduits depuis quatre mois, ce produit d’une carrosserie civilisée nous parut un véritable prodige. Une grosse charrette recouverte d’une bâche était destinée aux nombreuses caisses de bagage et aux provisions de bouche de MM. B… et M… Un valet factotum dont la corpulence, la figure et, comme je m’en aperçus plus tard, la gloutonnerie rappelaient Mouston des Mousquetaires, surveillait d’un regard, à la fois vigilant et affectueux, les caisses, les malles, les sacs de nuit qui étaient entassés là, comme s’il s’agissait d’entreprendre un voyage au long cours. Les deux sacs de toile qui ballottaient sur l’arrière-train de Kiki, contenant toutes nos ressources de linge et de toilette, constituaient un contraste trop spartiate avec le luxe déployé par mes compagnons.
M. M… connaissait un peu tout le monde dans l’armée, et il aimait beaucoup à causer. Aussi il y eut une halte trop prolongée à mon gré dans un restaurant en plein vent établi par un écorcheur à face grêlée qui cherchait à compenser l’insuffisance de son service et l’immodicité de ses prix par des grossièretés à l’adresse des clients forcés. Je vis, pour la première fois, pratiquer ces horribles mélanges que certains Russes admettent.
M. R…, tout en racontant avec beaucoup de prolixité, ses petites affaires, avait versé de l’eau de Vichy et du cognac, dans du soi-disant cliquot. Les conséquences se firent sentir plus tard ; mais n’anticipons pas.
La route de Sistowa à Gorny Studen est continuellement accidentée ; on monte et on descend, on remonte et on redescend ; une colline déboisée succède à l’autre, et des villages sont assis dans les entonnoirs situés entre deux éminences. En général, la campagne, dans cette partie de la Bulgarie est belle ; on pressent déjà les merveilles du paysage de la Thrace et de la Roumélie, les vallées de roses de Tirnova, les magnifiques plantations abondamment arrosées de Gabrowa.
La végétation est de beaucoup plus riche et bien plus variée qu’en Roumanie, mais la culture est bien moindre. Pourtant les villages ont une apparence plus respectable, les fermes et les maisons de paysans sont d’une construction moins misérable que de l’autre côté du Danube ; enfin on remarque partout une grande richesse de bétail et de volailles. Les habitants sont tels qu’on peut se les figurer, après des siècles d’oppression, se sachant livrés à l’arbitraire et aux exactions. Ils n’ont rien de l’expansion et de l’humeur enjouée du paysan valaque ; ils sont avant tout méfiants, peureux, et toujours disposés à tout cacher devant un étranger. Pourquoi viendrait-il, si ce n’est pour voler le peu qu’ils possèdent ? Sauf dans les villes, les Bulgares ne paraissent guère se douter qu’ils sont la cause et l’enjeu de la guerre. Il faudrait renoncer à leur expliquer comme quoi les régiments russes se sont mis en mouvement pour les délivrer. Aussi les officiers et les troupes russes se plaignent beaucoup de l’accueil qui leur est fait. On les reçoit, paraît-il, aussi mal qu’on pourrait accueillir des Turcs. L’armée libératrice trouve toutes les portes hermétiquement closes à toutes les demandes de pain, de vin, et l’on répond par l’éternel ni mai, je n’ai pas. Je viens de parler des Turcs…; mais il n’est pas rare d’entendre des officiers déclarer que les Bulgares inclinaient beaucoup plus du côté de leurs anciens maîtres que de leurs nouveaux, et qu’ils leur servirent volontiers d’espions. Aussi on avait fini par traiter assez mal les « frères slaves ». L’invariable ni mai avait fini par agacer les nerfs de MM. les Cosaques. Quand le paysan bêlait cette fin de non-recevoir, les « libérateurs » allaient droit aux bahuts qu’ils défonçaient d’un ardent coup de pied, et se servaient eux-mêmes. Nous dûmes aussi, du reste, recourir à la force pour ne pas loger à la belle étoile.
Après avoir franchi le plateau au bas duquel se trouve le gentil village de Tsarevitza, où M. M… voulut à tout prix faire halte pour interroger quelques Turcs prisonniers, assis au beau milieu de la place, après avoir bu quelques kilomètres plus loin de l’eau délicieuse à une de ces fontaines taillées dans le roc, enjolivées d’inscriptions qui sont la grande ressource du voyageur dans tout l’Orient, la nuit nous surprit à deux lieues environ de Gorny Studen, au village d’Akjiar. Après avoir grimpé au moins une dixième côte depuis le départ de Sistowa, nous tombâmes au beau milieu d’un camp d’une douzaine de mille hommes d’infanterie qui, arrivés le soir même, avaient choisi cet emplacement pour y planter leurs tentes et y faire la soupe. Ces centaines de tentes, ces flots de fumée s’élevant au-dessus des bivouacs et des marmites, les silhouettes des vedettes veillant pour la sûreté de leurs camarades, tout ce tableau qu’éclairait une pleine lune aux reflets d’argent ressemblait à un décor fantastique d’opéra et de féerie, beaucoup plus qu’à une scène de la vie réelle. Au milieu du camp qui bordait les deux côtés de la grande route, une charrette vint à passer, se dirigeant en sens inverse, c’est-à-dire venant du quartier général où nous nous rendions. Elle contenait un voyageur portant l’uniforme des Tcherkesses de la garde particulière de l’empereur. « Tiens, s’écria M. M… quand il l’aperçut, c’est Seller ! » En s’entendant appeler par son nom, le Tcherkesse fit un signe de surprise ; il ne s’attendait pas à retrouver une connaissance, il n’en fut que plus content. En cinq minutes, il nous mit au courant : faisant partie de la suite de l’empereur, il avait été détaché avec quatre de ses compagnons sur le champ de bataille de Plewna, le 31 juillet, pour y porter des ordres. Ils étaient arrivés au beau milieu de l’action, et s’étaient empressés d’y prendre part. Les quatre compagnons de M. Seller y restèrent ; quant à lui, il fut grièvement blessé à la jambe, racontait-il, et, sur l’ordre du tzar, il allait en Russie achever sa convalescence. Après une courte délibération, nous résolûmes de camper ensemble dans une des maisons assez spacieuses et de fort belle apparence, étant donné le pays, dont les toitures scintillaient à une portée de fusil de l’endroit où avait eu lieu la rencontre. La décision était louable, mais il fallut la mettre à exécution, chose bien moins facile, grâce à la mauvaise volonté de MM. les paysans. Nous parlementâmes d’abord avec les propriétaires de la première maison : pas d’autre réponse que le fameux ni mai ; dans une seconde, on ne nous répondit même pas, toute la nichée feignit de dormir ; enfin, dans la troisième, un rustre madré nous fit comprendre que nos seigneuries, avec nos onze chevaux, nos cochers et domestiques, seraient bien à l’étroit dans son humble demeure ; il nous assura, comme je le compris ou plutôt devinai à grand’peine, qu’il y avait dans le même hameau une maison bien plus vaste, en y élisant domicile, nous aurions l’avantage, nous, de passer commodément la nuit, et notre homme celui de rester tranquille chez soi… « Bien, fis-je, montrez-nous cette belle maison. » Le paysan se gratta l’oreille. Sans doute qu’il tenait fort peu à ce que le fermier sût qui lui avait envoyé des garnisaires. Il essaya de s’en tirer en se lançant dans des détails topographiques sur la direction où se trouvait cette maison forcément hospitalière ; mais je ne m’y fiais pas.
Je piquai vers la charrette du Tcherkesse pour le prier de me prêter le coutelas qu’il portait à la ceinture et, sans le tirer du fourreau, j’invitai d’un ton très-décidé mon interlocuteur à me servir de conducteur. Il eût bien voulu esquiver la corvée, mais, en regardant le coutelas il voulut bien s’y résigner. Les montures de MM. B. et M. et la charrette de Seller restèrent sur la route tandis que je poussais la reconnaissance dans la direction que m’indiquait le Bulgare. Nous nous arrêtâmes, en effet, à l’entrée d’une ferme dont l’allée était fermée par une palissade de bois. Des chiens se mirent à hurler par douzaines, et mon guide voulut profiter de l’émoi pour opérer un mouvement en arrière. Mais en faisant cabrer Kiki, j’eus raison de cette tentative, et mon Bulgare dut aller réveiller le propriétaire de cette villa de paysans. La discussion parut durer assez longtemps ; je tournai bride et fis part de ma découverte à la petite caravane ; aussi, avant que le fermier se fût décidé à nous ouvrir, le gros Mouston aidé du Tcherkesse avait forcé la palissade et les trois voitures entrèrent triomphalement dans la cour de la ferme. Le propriétaire, une assez belle tête de vieillard, était en grand échange de horions avec l’autre paysan ; il le remerciait à sa façon de lui avoir procuré notre visite. Nous laissâmes les deux Bulgares se rouer de coups ; il s’agissait avant tout de dételer les chevaux et de les mettre à l’abri sous un grand hangar qui se trouvait là à souhait. C’est alors seulement que M. M… intervint en médiateur. On donna une pièce blanche au conducteur, ce qui parut l’étonner et changea aussi les dispositions hostiles du vieux fermier. On nous avait pris pour des réquisitionnaires, des pillards peut-être ! mais, du moment que nous étions gens à dénouer les cordons de la bourse, c’était toute autre chose.
L’amphitryon malgré lui fit lever à l’instant sa femme, son berger, deux jeunes filles, — les demoiselles ou les servantes de la maison, je ne sais trop, — et comme ces estimables personnes couchaient toutes vêtues, il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour disposer sous le yalisk (la vérandah qui se trouve à l’entrée des maisons dans les villages turcs) des nattes, des coussins et des tapis. Mouston déballa les provisions, y compris deux bouteilles de champagne authentique. La famille bulgare, qui ne connaissait pas ces produits vinicoles, ouvrait de grands yeux, et le petit berger s’enfuit épouvanté, en écoutant la détonation des bouchons. La civilisation sous ces espèces n’avait pas encore pénétré jusque dans ces parages, et nous eûmes, ce soir-là, le mérite original de griser avec quelques verres de moët toute une famille bulgare.
Les dames durent regagner en titubant leur dortoir commun ; le patriarche, capable d’ailleurs d’en ingurgiter long, resta encore au milieu de nous et présidait en quelque sorte le festin improvisé. La longue chevelure blanche, l’ample robe de laine serrée à la taille par une ceinture bariolée, la figure caractéristique du Tcherkesse avec sa véritable expression de férocité, encore rehaussée par le bonnet de fourrure et la tunique garnie de cartouches, donnaient à cette scène, qu’éclairait la lueur vacillante d’une chandelle fichée dans une bouteille posée par terre au beau milieu du rond que formaient les assistants, une teinte à la Callot. Au dehors, on entendait le chant du rossignol, le cri de la chouette et les appels des sentinelles.
Pendant le repas, le Tcherkesse raconta en gasconnant un peu l’épisode qui lui avait valu sa blessure. « Il fallait à tout prix, dit-il, faire sauter un petit pont jeté sur un torrent, pour empêcher les Turcs de nous poursuivre. Mes quatre frères d’armes et moi, nous nous glissons jusqu’au milieu du pont. Nous avions chacun un paquet de dynamite. Avant d’arriver à l’endroit où il s’agissait de les déposer, deux sont tués par un obus, un troisième reçoit une balle dans le front après avoir déposé la charge qu’il portait. Enfin le quatrième et moi nous retournons de toute la vitesse de nos jambes en arrière, tenant les fils de nos paquets. Mais la distance a été mal calculée. Nous étions encore sur le pont que l’explosion se produisit. Mon ami est déchiré en morceaux, ses restes tombent dans le torrent avec les débris du pont. Quant à moi, je n’y comprends rien, j’ai été lancé à quelques mètres de là sur le rivage où se trouvaient les nôtres, avec une jambe brisée. Pour le reste, j’étais sauf, et le pont était détruit. Une ambulance qui passait me recueillit, et je restai quinze jours au lazaret. A peu près guéri, je rejoignis le quartier général. L’empereur demanda à me voir. Il me reçut aujourd’hui sous sa tente. J’appris de sa bouche que j’étais décoré de l’ordre de Saint-Georges, il me l’attacha lui-même sur la poitrine (la croix brillait, en effet, sur l’uniforme). Je remerciai Sa Majesté et allais me retirer… « Il faut que tu te soignes, maintenant, me dit l’empereur ; auras-tu de l’argent pour le médecin ?… » Puis, avisant ma sacoche que vous voyez : « Ouvre-moi cela ! »
» J’obéis ; l’empereur alors, ouvrant un tiroir, prit à pleines poignées des pièces d’or de 5 roubles (20 francs) et il en mit autant que la sacoche en peut tenir ; voyez plutôt », et le Tcherkesse faisant jouer un ressort nous montra l’intérieur de son sac bondé d’impériales.
Comme je parus m’étonner un peu de cette largesse, M. B… cita quelques traits de généreuse prodigalité du souverain de la Russie. Lui-même avait été mis à même d’en juger, puisqu’à chaque voyage du tzar il recevait un bijou de grand prix. En 1867, lorsque le tzar se rendit à Paris, M. B… fut chargé de diriger le convoi impérial. Aux grandes courses de Longchamps, l’empereur Alexandre ayant appris que l’ingénieur s’y trouvait avec sa femme, il se fit présenter cette dernière, loua très-délicatement l’exactitude et le dévouement de son mari, et lui envoya le lendemain, à l’hôtel où M. et Mme B… étaient descendus, une paire de pendants d’oreilles de 20,000 francs. Dans d’autres circonstances, le tzar a montré que tout en étant fort généreux, — avec l’or de ses sujets, — la notion exacte de la valeur de l’argent lui manque entièrement. Une anecdote peint bien cette noble insouciance.
Le ministre de la maison impériale, M. le comte Adlerberg, connu pour ses goûts fastueux, souffrait beaucoup d’une bronchite. Les médecins lui avaient conseillé une saison de trois mois à Nice. Le comte ne demandait pas mieux que de partir, naturellement avec sa famille, ses secrétaires et une partie de son nombreux domestique, comme il convient à un grand seigneur ; mais les frais de déplacement l’embarrassaient, on fit une démarche indirecte auprès de l’empereur, et celui-ci se hâta de déclarer, comme on s’y attendait du reste, qu’il se chargeait de toute la dépense ! voyage, séjour, médecins, de telle sorte que le comte n’aurait à s’occuper de rien. « Combien lui faut-il ? ajouta S. M. — Deux mille francs ; ce sera assez. » Il y avait juste de quoi payer le voyage du comte et de sa suite jusqu’à Wirballen ! M. d’Adlerberg préféra soigner sa bronchite en Russie et ne s’en trouva pas plus mal.
M. M…, l’entrepreneur, ne pouvait se résigner à dormir sur de simples nattes de jonc comme nous. Le fidèle Mouston sortit de la charrette aux bagages un lit de camp qu’il déplia, monta et borda (il y avait une literie complète dans la bienheureuse charrette, qui ressemblait un peu à une arche de Noé) ; il mit à ces soins la sollicitude d’une mère préparant le berceau de son enfant. Rien n’y manquait, pas même le moustiquaire. Mais hélas ! malgré tous ces soins, notre sybarite passa une bien fâcheuse nuit. L’atroce mélange de pseudo-cliquot, de whiskey et d’eau minérale ne manqua pas son effet… A quatre ou cinq reprises, Mouston qui couchait en travers de la porte d’entrée au pied du lit, fut forcé de prendre une lanterne et de guider son maître. Mais à chacune de ses promenades, les chiens de garde se mirent à hurler, — ce qui engageait des bœufs parqués dans une étable à mugir, — une centaine de moutons faisaient écho en bêlant, — pour ne pas être en reste, des coqs ténors lançaient des co-co-ri-cos magnifiques, et enfin des grognements de porcs, coupés de miaulements félins brochaient sur le tout. Ce tutti de virtuoses du règne animal produisait une véritable symphonie de la musique de l’avenir et si quelque wagnerolâtre peut l’introduire dans sa prochaine tétralogie, je lui cède l’idée gratis — pour ce qu’elle vaut. Ces auditions terminées, les promenades de M. M… ayant cessé, un bruit de tambours, de fanfares, de hourrahs, nous empêcha de dormir la grasse matinée. Le soleil se levait radieux et déjà chaud. Le camp de la veille avait disparu. Les tentes étaient pliées, les troupes, une division de douze mille hommes, étaient rangées sur la pelouse sous nos yeux en un vaste carré. Au centre, le pope disait la messe. Cette cérémonie achevée, le carré se rompit, et les bataillons défilèrent à travers champs dans la direction de Gorny Studen. Le mieux était de les suivre. Je laissai M. B… se reposer et M. M… vaquer aux soins de sa toilette devant une table improvisée sur l’appui de la vérandah avec une pile de gros dictionnaires qui supportaient bien quinze flacons d’huiles, d’essences, de pommades et autres accessoires, sans compter plusieurs jeux de brosses, des collections de peignes, etc., etc., de quoi meubler le boudoir d’une dame très à la mode.
Je suivis à cheval le dernier régiment de la colonne et après vingt minutes de galop, j’atteignis Gorny Studen, assez gros village juché sur deux plateaux géométriquement séparés par un ravin. Le drapeau impérial flottant sur un grand mât indiquait sur la colline à droite l’emplacement du camp de l’empereur. Sa Majesté, un peu souffrante depuis quelques jours, avait besoin de repos, elle dormait encore, par conséquent un aide de camp vint à la rencontre de la colonne pour faire cesser la musique qui jouait des airs fort pimpants. Les troupes, au lieu de passer devant la maison de l’empereur firent un circuit et s’engagèrent directement sur la route des Balkans.
Voici, pour donner une idée de la vie que l’on menait à cette époque au quartier général, le récit de ma journée passée au milieu des hauts dignitaires de l’armée russe.
9 heures du matin. Visite au général Steiner, prévôt général de l’armée ; visite indispensable pour le visa de mon passeport. Je trouve Son Excellence dans une belle colère, selon son habitude, contre les fournisseurs et vivandiers. Il vient justement d’en recevoir deux qui s’étaient permis d’arriver au quartier général sans autorisation. Ces honnêtes industriels avaient dû rebrousser chemin immédiatement sous la conduite de deux cosaques. L’accès de mauvaise humeur de Son Excellence ne passe pas, tout en apposant sa griffe sur mon portrait-carte ; ce général me fait savoir que je n’avais pas le droit de séjourner plus de vingt-quatre heures au quartier général. Le rigoureux grand prévôt dut certainement s’apercevoir à la mine que je fis combien cette communication me peinait peu.
9 heures 1/2. Je me fais indiquer la tente du colonel Hasenkampf, chef du bureau d’information et de la presse. Cette tente est couverte en poil de chameau à la tartare, et grâce à cette précaution, il y règne une agréable température. Le colonel, toujours aussi fin, aussi diplomate, aussi arrondi en gestes et ambigu en discours, me reçoit dehors ; sans doute que les secrets d’État le rendent plus discret que poli. Selon sa louable habitude, M. de Hasenkampf m’annonce qu’il n’y a rien, absolument rien de nouveau. Je m’offre alors l’inoffensif plaisir de questionner mon très-discret interlocuteur sur plusieurs faits qui me sont connus et certifiés authentiques. Désarroi visible du colonel, qui ne comprend pas comment un journaliste est en mesure d’être informé quand le bureau officiel de la presse a décidé qu’il ne devait rien y avoir de nouveau.
Je touchai aussi un mot à M. de Hasenkampf d’un M. de B… qui passait pour un agent du gouvernement russe, fonctions qu’il a remplies effectivement à Paris et en Suisse. Ce monsieur avait jugé à propos à Bukarest de me signaler les mauvaises dispositions de l’état-major russe à mon égard ; à l’en croire, j’étais marqué comme un ennemi de la Russie, et je risquais gros en suivant les opérations. Je priai M. le colonel Hasenkampf de me communiquer les raisons, qui, selon M. de B…, m’avaient mis en quelque sorte au ban de l’état-major. Le colonel haussa les épaules : « M. de B…, dit-il, est un blagueur. »
Dix heures. Déjeuner dans un des restaurants très-gentiment établis à l’extrémité du camp. On se dirait à une fête en Suisse, dans une de ces cantines que les entrepreneurs savent si bien recouvrir de toiles bariolées. Le paysage accidenté complète encore l’illusion. Les cantiniers sont des Alsaciens qui ont émigré en Bulgarie dans l’espoir de faire fortune. Ils se plaignent, ils se répandent en récriminations amères sur les procédés de leurs clients. Plus l’officier russe est élevé en grade et plus il est de grande famille, moins il a d’égards pour ceux qui le servent. Il ne regarde pas aux épithètes malsonnantes, aux verres jetés à la figure, et même aux coups. Un des deux Alsaciens était hors de lui. Un des aides de camp du prince Leuchtenberg venait de le traiter en propres termes de compagnon de Saint-Antoine. Il est vrai que ce mouvement de vivacité était motivé par le fait que, dans sa sage prévoyance et pour compenser les injures qu’il était forcé d’empocher, le bon cantinier avait encore haussé de deux francs le prix de chaque bouteille de champagne, et qu’il réclamait un louis pour la fiole qui lui coûtait bien cinquante sous, non pas à Reims ou à Aï, mais à Pesth. Pourtant l’avidité d’un marchand n’excuse en aucune manière le manque d’éducation des clients titrés. A une table voisine de la mienne, plusieurs jeunes gens de fort bonne mine, vêtus d’uniformes tout ruisselants d’or et d’argent, s’interpellant entre eux : « mon cher comte, mon prince », parlaient une langue digne de Coupeau, de Mes-Bottes et des autres héros faubouriens de l’Assommoir. Déjeuner pas trop mauvais, un peu cher, mais qu’en somme on devait s’estimer heureux de trouver cuit à point dans ces parages.
Midi. Chaleur torride, sénégalienne, infernale. Je vais au campement impérial. Il faut descendre une colline et monter une autre. Le tzar, qui est propriétaire du palais d’Hiver, avec ses deux mille fenêtres de façade, du fier Kreml de Moscou, de l’opulente villa de Livadia et de bien d’autres palais dignes des Mille et une Nuits, habite depuis plus d’un mois la maisonnette de bois d’un paysan bulgare. Quand l’empereur s’installa dans cette cahute, il n’y avait pas de vitres aux fenêtres et pas de vitrier dans les environs ; il fallut garnir les carreaux avec du papier de différentes couleurs.
L’ameublement de l’unique pièce habitée par l’empereur est à peu près tel qu’il suffisait aux besoins de confort très-peu développés de la famille du fermier. On y a ajouté seulement un lit de camp et un fauteuil assez usé. La table de travail de l’empereur a été fabriquée au camp même, elle possède une infinité de tiroirs ; les chaises et les bancs de bois sur lesquels on reçoit les visiteurs ont été, comme je l’ai dit, empruntés au mobilier ordinaire, enfin les carreaux de papier ne suffisant pas pour préserver le puissant autocrate des mouches, on avait tendu des pièces de mousseline rose qui, en interceptant les rayons du soleil, répandaient sur cet intérieur une lumière discrète, tamisée, mystérieuse, comme chez une beauté mûre, qui a des raisons de préférer les demi-teintes.
Deux autres pièces de cette maison de paysan étaient réservées l’une au comte Adlerberg, ministre de la maison de l’empereur et ami particulier d’Alexandre II, l’autre était habitée par le véritable auteur de la guerre d’Orient, — le général Ignatieff. L’étoile si brillante de ce militaire diplomate, pâlissait de jour en jour depuis que les affaires n’allaient plus à souhait. Il sentait planer au-dessus de sa tête la disgrâce qui allait s’abattre sur lui, et son état inquiet, nerveux, morbide, le prédisposait à la fièvre, — par ordre — qui ne tarderait pas à l’atteindre, et qui le forcerait à retourner dans ses terres. La responsabilité qui pesait en ce moment sur l’ex-ambassadeur de Russie à Constantinople était énorme. Il y avait, aux archives des affaires étrangères, certains casiers pleins de rapports sur la prétendue impuissance militaire de la Turquie, sur le mauvais état de son armement, sur la démoralisation et l’impéritie de ses chefs. C’est en se basant sur ces rapports qu’en dépit de conseils de gens connaissant le tempérament militaire des Turcs, la Russie se lança dans la guerre avec des forces inférieures et comme s’il s’agissait d’une promenade militaire.
Ce sont ces rapports qui furent invoqués au château de Livadia, en novembre 1876 quand le ministre de la guerre et quelques généraux prétendirent qu’avec deux cent mille hommes, on pourrait venir à bout de la Turquie, opinion énergiquement combattue par le grand-duc Nicolas. Or, toutes ces pièces étaient signées en toutes lettres Ignatieff. Ou bien le militaire diplomate s’était laissé grossièrement induire en erreur, ou il avait trompé son monde. Ce dilemme posé à plusieurs reprises avait beaucoup amoindri la fougue orgueilleuse de l’ex-ambassadeur. Il était bien modeste pour le moment, l’homme qui, aux yeux de la population, se donnait des apparences de demi-dieu.
L’empereur tenait deux fois par jour, à onze heures et à sept heures, table ouverte. La salle à manger avait été improvisée dans la cour de la ferme, sous une grande tente en toile. On mettait le couvert pour cent vingt personnes au moins, auxquelles se joignaient ordinairement une dizaine ou une vingtaine d’invités. La cuisine se faisait en plein air. Les diverses marmites, casseroles, bouilloires, etc., reposaient sur de forts chenets, fournis par les poutres de bois des maisons turques, que l’on commençait déjà à brûler et à abattre. Un Français, M. Vavasseur, avait la haute main sur le service de bouche. Il exerce, à la cour de Russie, la charge de maître d’hôtel. Habillé d’un uniforme vert, de coupe sévère et administrative, il circule au milieu d’une vingtaine de marmitons, revêtus du costume classique, et surveille l’exécution rigoureuse du menu qu’il a dressé le matin, en tâchant de se conformer aux goûts de Sa Majesté, autant que le permettent les circonstances locales. Pour le moment, le mouton et le dindon constituent le fond de ces menus ; on les accommode à toutes les sauces variées, que la féconde imagination d’un cuisinier de cour est capable d’inventer. Les additions étaient fournies par la fabrique spéciale de conserves que M. Vavasseur a installée à Saint-Pétersbourg pour le service exclusif de la cour, et par des entremets sucrés, dont la plus gourmande des nonnes eût fait ses délices. Les vins étaient, cela va sans dire, de premier choix, et soumis à un contrôle sévère ; enfin, réjouis-toi, orgueilleuse Normandie ! sois fière de tes produits, — le palais du tzar répugne à tout autre condiment d’assaisonnement que le beurre d’Isigny. Chaque courrier en apportait de grosses boîtes de fer-blanc, qui contenaient cinq à six kilos convenablement salés et conservés.
A côté du campement impérial, le télégraphe de campagne et la poste militaire sont installés dans deux fourgons assez semblables à des voitures de saltimbanques. C’est à ce fourgon qu’aboutissent les minces et chétifs fils de fer que l’on voit plantés au bout des bâtons jaunes, maigres comme des manches à balai, sur toute les routes où une colonne russe a passé. Les employés de la poste sont presque d’aussi méchante humeur que dans certains bureaux parisiens.
Quatre heures. J’ai lu, écrit et dormi sous la tente des cantiniers alsaciens. On me réveille en m’annonçant qu’un correspondant est arrivé des Balkans, où l’on se bat avec opiniâtreté depuis six à sept jours : un véritable combat de géants. Je vais voir, et je trouve, attablé avec une douzaine d’officiers, M. Forbes, du Daily News, mais en quel équipage, grands dieux ! La peau du visage était complétement tannée, grillée et par là-dessus couperosée, grâce à une jolie insolation. Les mains étaient hâlées, comme si elles avaient été passées à la poussière de charbon ; les habits noircis, déchirés, couverts de poussière, offraient l’aspect de loques informes, enfin tout le personnage montrait les traces d’une course folle pendant trois jours et deux nuits sur un malheureux cheval qui n’en pouvait plus. D’après le récit que nous fit rapidement M. Forbes, et que les convives militaires écoutaient avec une attention d’autant plus grande qu’on n’avait eu encore aucune nouvelle, une lutte homérique (il n’existe aucun autre terme) est engagée depuis le commencement de la semaine dans les passes des Balkans et surtout dans la passe la plus étroite et la mieux fortifiée, celle des Skipka.
Gourko, forcé de rétrograder devant Suleyman, condamné à évacuer la Roumélie, n’avait pas commis l’immense faute de laisser les Balkans dégarnis. Confiant dans l’énergie et l’esprit de sacrifice réellement admirable de ses troupes, il avait laissé dans la passe et dans les redoutes une poignée d’hommes, avec la consigne de se faire hacher en attendant les renforts, mais de ne pas céder un pouce de terrain. Cette consigne fut rigoureusement exécutée. Les Turcs, de leur côté, sentant l’importance de la possession de ces passes, et conduits d’ailleurs par un Suleyman-Pacha, dont le trait dominant de caractère était l’entêtement, s’acharnaient comme des démons après les précieuses positions défendues par leurs ennemis. Pour se rendre compte de cette lutte, il faut se représenter ce champ de bataille figuré par des sentiers tortueux faits pour les chamois et les chèvres, s’ouvrant des deux côtés sur des précipices sans fond, de rochers qu’il fallait escalader, le coutelas entre les dents, en s’aidant des pieds et des mains, de buissons pleins de ronces, où les vêtements et la peau se déchiraient…
C’est dans ces conditions qu’on se battait sans trêve ni repos, et au prix de sacrifices incroyables, qui prouvaient bien le mépris le plus stoïque de la mort chez tous les Musulmans. Les Turcs avançaient avec lenteur mais sûrement. Si des secours n’arrivaient pas promptement, si, malgré les difficultés inénarrables des chemins, on ne transportait pas à dos de mulet ou à dos d’homme des canons, des munitions et des vivres, la passe était perdue pour les Russes, le Danube était menacé, et de l’expédition du général Gourko, de ce ride étonnant par son audace et sa légèreté, il ne resterait rien que les villages incendiés de la Thrace et les gouffres béants des Balkans remplis de cadavres turcs et russes : magnifique banquet offert aux aigles et aux vautours.
M. Forbes, en arrivant au quartier général, avait fait un long récit de ce qu’il avait vu au général Ignatieff. Celui-ci s’était empressé de communiquer ces renseignements à l’empereur. Le tzar qui depuis la veille attendait avec une impatience fiévreuse un officier d’état-major, donna l’ordre de mander devant lui le correspondant anglais. Un aide de camp vint donc chercher M. Forbes et le conduisit chez l’empereur. Il resta plus d’une heure en conversation avec Alexandre II, et l’on raconte que le souverain et le journaliste rédigèrent ensemble la longue dépêche au Daily News qui apprit à l’Europe la lutte acharnée autour de la passe de Shipka. M. Forbes dut ensuite refaire son récit au grand-duc Nicolas, et comme on lui demanda ce qui qui était le plus agréable, il réclama une charrette et des chevaux pour continuer sa route dans la direction du Danube ; le vœu fut immédiatement exaucé.
Six heures du soir. « Il y a encore de mauvaises nouvelles, ils sont d’une humeur de chien ! » me dit l’un des Alsaciens. Je me mis en quête d’informations et j’appris qu’en effet les choses allaient de mal en pis du côté de Rustschuk, on disait Biela repris par Mehemet-Ali, les Turcs en marche sur Sistow ; on s’entretenait même de l’évacuation prochaine de Gorny-Studen et de la retraite sur le Danube. Le tempérament des Russes est ainsi fait : il voit ou bien tout en très-rose ou tout en très-noir.
Le petit fourgon du télégraphe de campagne est en pleine activité ; on appelle de tous côtés des secours pour les Balkans.
Un convoi de munitions et une colonne de voitures pleines de provisions se forment et l’empereur se rend compte en personne si ses ordres ont été fidèlement exécutés. Les convois partiront dans la nuit.
Neuf heures. Depuis une heure deux musiques militaires jouent devant la cantine qui se remplit peu à peu d’officiers de tous grades. On achève le concert par le ballet du Prophète. A la tombée de la nuit, les soldats se rangent sur deux lignes, sans armes, en petite tenue, ils entonnent un cantique : la prière du soir. C’est une mélodie grave, pénétrante, moitié militaire moitié religieuse. La prière achevée, les soldats rampent sous leurs tentes, et les officiers de service vont rejoindre leurs camarades à la cantine. Pour mon compte personnel, j’accepte avec reconnaissance une botte de paille et une couverture que m’offrent les braves cantiniers alsaciens, et je dors du sommeil du juste jusqu’au patron-minette le lendemain. Mon sommeil était même tellement sérieux, qu’un incident qui mit le camp en alarme, un coup de feu échappé au fusil d’une sentinelle, ne le troubla même pas.
Le soleil en se levant me surprenait à deux kilomètres environ du quartier général. Avant midi j’étais à Sistowa, où l’animation la plus grande régnait mêlée à toutes sortes d’odeurs de fritures, et, le soir, avant de continuer ma route vers Bukarest, je visitai, au lazaret de Simnitza, un confrère, M. Pognon, correspondant de l’agence Havas, qui avait été aux trois quarts assommé par un soldat russe qui voulait le dépouiller. Je trouvai M. Pognon en assez triste état (il est guéri depuis), soumis au même traitement que les officiers de son entourage, blessés à Plewna ou devant Rustschuk, et préoccupé surtout du bruit qu’on allait faire autour de cette attaque dans les journaux russes et viennois hostiles à la Russie.