Zig-zags en Bulgarie
CHAPITRE II
Halte à Saint-Pétersbourg. — Première impression. — Églises et brocanteurs. — Saint-Isaac. — La Patti à l’hôtel Dehmouth. — Le retour de l’empereur. — Un discours incendiaire. — A la gare Nicolaï. — Souvenir de Metz. — Un discours manqué. — La bienvenue à Notre-Dame de Kazan. — Une illumination à Saint-Pétersbourg. — Dix mille voitures fantômes.
La première impression que Saint-Pétersbourg fait sur l’étranger a incontestablement quelque chose de grandiose. L’œil est de suite sollicité dans les faubourgs que l’on traverse par l’excentricité des constructions. Une grande caserne d’abord, bâtiment immense et d’aspect aussi peu aimable que les constructions de ce genre dans les autres États de l’Europe ; ensuite une église, bâtie à la grecque avec la coupole gracieuse et luisante. Les portes béantes, malgré le froid, laissent voir dans la nef, agenouillée sur la pierre devant l’autel tout inondé de lumières, la foule des fidèles. Le cocher de notre voiture (l’istvotschik) ne manque pas de se décoiffer avec piété en passant devant la maison de Dieu et de se signer trois fois. Puis viennent les vieilles maisons à arcades basses avec les boutiques les plus diverses sur les arcades desquelles dansent joyeusement les caractères de l’alphabet esclavon, avec les dvors ou cour de marchands encombrés de hardes, de livres, d’épaves de toute espèce, un temple de l’époque où ce marché n’était pas encore devenu une halle monotone. Les revendeurs portent de longues houppelandes et l’inévitable bonnet fourré.
Quels costumes disparates ! quelles coiffures pittoresques ! quel assemblage de samovars, de lames de sabres hors de service, de pistolets à pierre, de boîtes à lunettes et surtout que de vieux bouquins !
La rue se rétrécit, bientôt elle prend les dimensions d’une des ruelles de l’ancien Paris — mais c’est une surprise que l’architecture saint-pétersbourgeoise nous ménage. Tout à coup l’horizon s’élargit, la rue étroite aboutit sur une large place carrée entourée de hautes maisons et de palais. A l’extrémité Sud se dresse au milieu d’un jardin complétement dépouillé par la saison, un immense édifice avec une grande coupole tout aussi dorée que celle des Invalides. Cette orgie de marbre et d’or représente la nouvelle cathédrale de Saint-Pétersbourg placée sous l’invocation de Saint-Nicolas. Mais ce n’est pas au canonisé seul de ce nom qu’appartient la place. En face de la grande porte d’entrée se dresse la statue équestre du père et prédécesseur de l’empereur actuel.
Il est de mode à Saint-Pétersbourg de dire que cette statue ne représentait rien, ne signifiait rien, que c’était un bloc de fer sur un bloc de pierre ; image fidèle d’ailleurs de ce règne si long et en somme peu glorieux. Pourtant, vue dans la pénombre, cette figure allègre et brutale interrogeant le ciel comme pour savoir s’il fera beau temps pour la parade, nous frappe étrangement. Nous y voyons incrustée l’image banale mais saisissante toutefois du despotisme militaire, et cette banalité qui vient paralyser l’élan de l’artiste en s’imposant à lui de par la censure, symbolise encore le mieux le règne de ce monarque.
La nuit s’est enfin décidée à venir, quand le léger véhicule tournant sous l’arc-boutant en face du palais d’hiver, s’engage au milieu des hautes maisons de la « grande rue maritime », tourne sur la Perspective, le boulevard de Pétersbourg et après avoir passé devant la cathédrale de Notre-Dame de Kazan — pâle imitation de Saint-Pierre de Rome, — court à bride abattue vers l’hôtel Dehmouth que signalent de loin les drapeaux arborés aux fenêtres du premier étage.
Dehmouth est le caravansérail à peu près obligé de tout étranger de distinction qui tient à descendre dans un hôtel de bel air où il aura toutes ses aises. Le premier étage se compose d’appartements meublés avec un luxe princier. C’est ici que logent souvent les nombreux parents de la famille impériale qui viennent en visite sur les bords de la Neva. La reine du chant, l’adorable Adelina, tenait pendant trois mois cour plénière dans ce premier étage, et peu de temps avant notre arrivée son appartement fut le théâtre de scènes conjugales mélodramatiques qui ont eu un fâcheux retentissement. Pour le moment l’hôtel Dehmouth était hanté par une demi-douzaine de généraux, qui ne cessaient de recevoir les visites d’autres hauts dignitaires de l’armée. Un mouvement inaccoutumé régnait d’ailleurs le soir même de mon arrivée ; chacun se préparait à la grande cérémonie prochaine : le retour à Saint-Pétersbourg de l’empereur Alexandre qui venait de voir défiler devant lui l’armée de Kischeneff avant de lui donner l’ordre de passer la frontière turque.
La ville était aussi agitée que peut le comporter le tempérament calme, passif et d’allure bureaucratique de la capitale officielle de l’empire russe. La grande affaire, c’était de ne pas rester en arrière de Moscou, ce volcan slave toujours en ébullition, où le tsar venait d’être l’objet de démonstrations enthousiastes et d’ovations pleines d’exubérance. Le télégraphe avait apporté, à trois heures du matin, dans les rédactions de journaux, où le personnel l’attendait avec impatience, le texte même des discours au picrate échangés dans l’enceinte du Kreml entre le tout-puissant empereur et les représentants de la noblesse et de la bourgeoisie moscovite.
Ces discours retentissaient dans tous les cœurs comme les fanfares guerrières de cette nouvelle croisade contre le Turc, croisade dont un empereur du XIXe siècle se faisait le Pierre l’Ermite. Alexandre II venait de déployer à Moscou l’étendard de la chrétienté ; c’est aux passions religieuses qu’il venait de faire appel pour pousser son peuple, — qui n’avait pas besoin de ces encouragements, certes non ! — dans la voie qui mène à « Tsarigrad ». O illusion ! L’Europe libérale croyait avoir enseveli sous le fracas du canon de Castelfidardo la puissance de la papauté, l’empire d’un pontife sur les passions les plus dangereuses des foules. Voici, au Nord, un autre pape-César qui déclare tirer l’épée au nom de la religion, et tout un peuple l’acclame. Il dit à Moscou que c’est bien la guerre telle que Moscou la veut et l’entend qu’il fera, non pas la guerre née d’un incident et pouvant aboutir à un compromis, mais la guerre de principe, la guerre jusqu’au bout, la lutte de la croix contre le croissant, qui ne peut finir que par la destruction d’un des deux principes noyé dans un flot de sang.
A ce discours impérial, qu’aurait pu prononcer tout aussi bien l’agitateur Aksakoff, et que le bouillant Katkoff aurait pu placer en tête de sa « Gazette », Moscou, ivre de joie, avait répondu par de bruyantes ovations. Il ne fallait pas que Saint-Pétersbourg fût accusé de tiédeur et qu’il méritât d’avoir « presque » égalé Moscou.
Le grand jour, le 7 mai, il faisait un froid de loup. Un vent aigu et tranchant nous jetait au visage les grains de sable de la steppe, et le ciel gris et lourd était plein de menaces de neige. Aussi quelle orgie de fourrures sur la perspective Newski ! Une procession interminable de droskis lancés à fond de train faisaient rage sur le boulevard de la capitale russe. La route que poursuivaient ces lestes et pimpants équipages était celle de la gare du chemin de fer Nicolaï, qui se trouve à l’extrémité de la Newski. L’embarcadère porte, ainsi que le chemin de fer, le nom du précédent souverain qui fit construire à son idée le railway de Saint-Pétersbourg à Moscou. Il prescrivit l’itinéraire entre les deux villes en traçant une raie avec l’ongle du pouce, au grand désespoir des ingénieurs. L’arrivée du train impérial était fixée pour dix heures ; à huit heures, les corps de troupes commencèrent à prendre position sur la Newski. Il y avait des députations de tous les régiments en garnison dans la capitale appartenant tous à la garde. Un soldat de la ligne est un être complétement inconnu dans la capitale ; il déparerait d’ailleurs, pauvre hère chétif et malingre enfoui dans sa disgracieuse capote, ce magnifique et luxuriant spectacle militaire qu’offre une réunion de corps d’élite.
Les détachements avaient pris position au milieu de la large chaussée sur quatre hommes de front. Il y avait là des grenadiers habillés d’un pantalon et d’une tunique verte, des voltigeurs des régiments de Paul et Preobrajenski, le chef coiffé de l’immense bonnet de cuivre de forme conique, poli, éclatant et luisant comme de l’or, puis des artilleurs, des cosaques tout de bleu vêtus avec leur lance ornée de banderoles aux cent couleurs diverses, des dragons aux casaques jaunes, etc., etc. Toutes ces troupes y compris la cavalerie étaient à pied et sans armes, c’est l’usage en Russie. Le soldat ne paraît avec son fusil qu’à la parade ; dans les occasions solennelles comme celle-ci, il n’est en quelque sorte qu’un simple spectateur, mais un particulier parfaitement endimanché. Tout était flambant neuf et luisant sur les corps de géant de ces prétoriens. Pas une tache sur les tuniques, pas un défaut dans la buffleterie et les gants d’un blanc immaculé. Mais ce qui manquait complétement à ces soldats c’était l’élégance militaire. Il n’y avait chez eux ni cette raideur martiale, corsetée, serrée de près et archi-bouclée du grenadier prussien, ni le laisser-aller étudié du deutschmeister autrichien qui porte son uniforme avec le chic d’un gandin habillé par Dussautoy, ni l’aisance d’allures, le dégagé du zouave ou du chasseur de Vincennes ; des automates grossièrement travaillés et bien vêtus mais gauchement machinés, voilà l’effet le plus exact que produisent les soldats de la garde russe, surtout quand ils ne savent que faire de leurs bras ballants habitués à tenir le fusil. Faut-il tout dire, l’aspect de ces grands corps lourds et gauches ficelés dans leurs loques a quelque chose qui frise le comique. Heureusement que les officiers, pomponnés, pommadés et coiffés sont là pour donner à l’enfilade de guerriers un aspect plus aimable et on ne peut plus raffiné ! De temps à autre un colonel enveloppé d’un immense manteau à triple collet, passe dans un simple droski devant le front de bandière. Alors un court colloque s’engage entre cet officier et le chœur des troupiers. Ainsi le veut le réglement. « Mes enfants, dit le colonel, vous portez-vous tous bien ? » Le chœur répond d’une voix : « Très-bien, merci, et vous ? » Le colonel reprend : « Avez-vous quelques plaintes à formuler ? — Aucune. »
Il ferait beau voir qu’un soldat, ayant en effet quelque chose sur le cœur, prît l’interpellation au sérieux et s’amusât à porter sa plainte. Il n’y aurait pas assez de bourrades et de salles de police pour l’audacieux. Cet échange de demandes et de réponses, réglé d’avance et lancé dans les airs comme une bouffée, a quelque chose d’étrange.
Mais, pressons-nous, il s’agit de conquérir une place avantageuse d’où l’on peut voir sans être trop vu, car qui sait si la présence d’un simple reporter au milieu de tous les personnages officiels serait tolérée ? Un ami, collaborateur d’un journal pétersbourgeois, qui nous accompagnait dans notre excursion, ne tarissait pas en recommandations ; il fallait être discret, prudent, s’effacer et surtout éviter les regards du général Trépow, le préfet-maire de Saint-Pétersbourg, qui, d’un signe donné à un gendarme pouvait nous faire jeter à la porte de la gare. « Mais, répétai-je, vous avez votre autorisation ? — En effet, mais à quoi cela me servirait-il, si le général était de mauvaise humeur ? » Nous traversâmes la banale antichambre de la gare et nous nous faufilâmes sur le quai. Il était déjà encombré de messieurs et de dames de haut parage tous spécialement invités et revêtus, les premiers de magnifiques uniformes, les autres de lourdes et précieuses pelisses qui cachaient les toilettes de bal blanches ou roses ; les dames de la haute aristocratie et les épouses des fonctionnaires s’étaient mises sous les armes pour faire honneur à leur empereur. Au milieu des uniformes et des fourrures, un groupe d’hommes en habit noir dont plusieurs portent autour du cou pendue à un ruban bleu ou rouge une médaille d’or avec le portrait de l’empereur Alexandre, fait tache.
Ces messieurs sont les membres du conseil municipal de Saint-Pétersbourg, la Duma. L’habit noir va mal à ces négociants en grains et en cuirs, leur large figure fade et bouffie, et leurs cheveux plats s’accommoderaient mieux de la longue houppelande et du bonnet fourré dont ils sont accoutrés à leur magasin. Parmi la foule circulent les gendarmes de la cour, tous des gaillards de six pieds au moins, magnifiquement nourris et vêtus de même.
A l’heure précise un long coup de sifflet retentit, tous les assistants privilégiés se rangent militairement sur le quai, le train entre en gare. Ce convoi d’empereur, composé de superbes wagons, a son histoire. Il appartenait à un autre empereur mort en exil. Napoléon III avait fait construire ces voitures-salons pendant les dernières années de son règne. Elles ne servirent que deux fois, lorsque l’impératrice se rendit en Corse en 1869, et lors du départ de Napoléon III pour l’armée, en juillet 1870. Après la guerre, lors de la liquidation de la liste civile, le tsar dont les wagons de gala menaçaient ruine, fit acheter le convoi désormais inutile de son confrère découronné. On gratta sur les portières les N que l’on remplaça par l’aigle à deux têtes ; du reste, le train servait aux mêmes fins. Seulement, au lieu de conduire les augustes voyageurs sous Metz, il les conduisit à un camp sous Kischeneff.
L’empereur Alexandre occupait le troisième wagon, tout peint en bleu, et dont les stores roses étaient baissés. Il quitta le compartiment d’un pas rapide et répondit par une vague inclinaison de la tête aux saluts qui lui étaient adressées de toute part. Alexandre II a aujourd’hui soixante ans, il a franchi cette passe fatale de cinquante-neuf ans, que sauf Catherine, aucun Romanoff n’a doublée. Il ne marque point dans son extérieur cet âge voisin de la vieillesse. Toute sa personne respire la vigueur ; je n’ai point trouvé dans sa figure cette teinte de mysticisme et de douleur méditative que les apologistes de ce souverain veulent absolument découvrir dans toute son attitude. L’impression que laisse la vue de l’empereur est essentiellement militaire. Au moment de son retour à Saint-Pétersbourg, les traits du tsar contractés par la fatigue et peut-être par la contrariété de quelque mauvaise nouvelle, étaient extrêmement durs. Évidemment une préoccupation l’obsédait. Regrettait-il la détermination qu’il venait de prendre ou prévoyait-il les difficultés et les déceptions de la première période de la campagne ? Le fait est qu’on eût cherché en vain la moindre trace de bienveillance ou de bonne humeur chez l’empereur.
Le général Trépow s’inclina profondément devant son souverain. Celui-ci alors s’arrêta un instant et tendit la main au tout-puissant gouverneur de Saint-Pétersbourg. Mais sa figure se renfrogna tellement quand les membres de la municipalité s’avancèrent vers lui, que le chef du conseil municipal en oublia tout net le discours de bienvenue qu’il avait soigneusement préparé et appris par cœur. Il resta bouche béante devant le souverain en proie à une telle émotion que des larmes lui en vinrent aux yeux, au grand désappointement de ses collègues qui se regardaient d’un air à la fois consterné et piteux. L’empereur mit lui-même un terme à cette scène peu édifiante ; son visage se rasséréna un peu. « Je vous remercie, fit-il, de votre réception, Saint-Pétersbourg n’est pas resté en arrière de Moscou. Quant à votre discours, ajouta-t-il, je le lirai demain dans le Messager officiel ». Le tsar franchit alors le vestibule de la gare. Les officiers réunis sur le quai pour sa réception se précipitèrent sur ses pas en poussant des hourrahs frénétiques, ils l’entouraient d’un immense cordon humain. Quand l’empereur monta dans son petit panier (droski), presque aussi simple qu’une voiture de louage, mais attelé de deux magnifiques trotteurs Orloff, de ces chevaux qui reviennent à 10,000 francs pièce, le cercle se rétrécit autour du véhicule et ne se dispersa qu’après que le cocher eut lancé les chevaux au triple galop sur la Perspective. Le poignard affilé d’un nihiliste aurait eu bien de la peine à se faire jour à travers cette haie de gardes du corps, armés jusqu’aux dents et poussant des acclamations féroces. Rapprochement singulier, c’est également entouré d’une cohorte d’officiers qui courent en avant, en arrière et aux côtés de son cheval que le sultan sort de la mosquée le vendredi.
L’empereur Alexandre se rend dans sa mosquée à lui, à la cathédrale de Kazan. C’est sa dernière halte chaque fois qu’il quitte sa résidence, c’est sa première quand il y retourne…
Salué par les acclamations des soldats, le droski impérial fend en quelques minutes la distance située entre la gare de Nicolaï et le perron de Notre-Dame de Kazan. Quel saisissant spectacle sur les marches de cette église ! Sur la première, le métropolitain de Saint-Pétersbourg, dans ses vêtements couverts d’or et de fines broderies, attend la mitre en tête et la crosse dans la main droite, entouré de son nombreux état-major de popes, aux costumes bariolés, dont les longs cheveux soyeux flottent dans le dos ; des petits enfants de chœur habillés d’une manière fantastique agitent l’encensoir sous le nez des hauts personnages ecclésiastiques. Une foule pieuse et recueillie se pressait sur les autres degrés, et dans cette foule dominait le costume national russe. Non moins pressée était la cohue sur le parvis, se brisant à droite et à gauche contre la double haie de soldats qui maintenait libre le passage du milieu. C’est par là que le droski du tsar s’engouffra pour déposer son illustre voyageur devant le perron. Alors toute la foule sur les escaliers s’agenouilla, se découvrit et répéta trois fois le signe de la croix. De l’église toute grande ouverte et rayonnante de cierges, s’échappaient les sons du Te Deum ; le tsar, précédé du métropolitain, entra dans la basilique, s’agenouilla devant une image sainte, dit sa prière, tandis que le Te Deum continuait, puis sortit au milieu de la foule agenouillée. Peu d’instants plus tard, il rentrait au palais d’hiver. Le soir, Saint-Pétersbourg fêtait par des illuminations le retour de son souverain.
Il n’y a assurément rien d’aussi original qu’une illumination à Saint-Pétersbourg. Cela ne ressemble en rien aux fêtes de ce genre telles qu’on se les imagine en France et telles qu’on les a vues pendant l’Exposition. La lumière électrique n’est pas en usage et les ifs de gaz formant tantôt des guirlandes, tantôt des rangées lumineuses, sont exclusivement réservés aux édifices publics.
Quant aux particuliers, ils témoignent de deux manières leur allégresse. D’abord, en fichant des bougies dans les intervalles qui séparent les doubles fenêtres, puis, en plantant sur le trottoir devant leurs maisons des lumignons qui fument et qui brûlent à la fois. Aussi quel danger pour les passants, mais surtout pour les passantes, dont les robes à traîne pourraient si facilement prendre feu à ces illuminations du rez-de-chaussée ! La lumière fantastique que cet éclairage fait régner dans les rues donne aux maisons, aux palais, aux enseignes et aux promeneurs un reflet des plus étranges, les jambes sont en lumière, le buste reste dans l’obscurité. Dans les rues principales, la foule est aussi compacte, aussi serrée, aussi énorme qu’elle pourrait l’être à Paris sur les boulevards un jour de réjouissance publique et officielle. Seulement la cohue est bien plus pittoresque, car de la vieille ville et des faubourgs, des flots d’ouvriers et des petits bourgeois, restés fidèles au costume national, s’acheminent dans la direction de la Perspective. Tel est le but du pèlerinage général ; aussi comme il est difficile de se mouvoir dans les rues adjacentes qui aboutissent à la grande artère principale ! La Perspective elle-même est relativement peu éclairée ; les boutiques sont fermées et le vent a soufflé sur les ifs de gaz. Il est impossible de se rendre compte de la masse de voitures circulant sur la chaussée aussi large que celle du boulevard Montmartre. Les droskis particuliers ou de maître sont serrés les uns contre les autres, les uns derrière les autres, comme des harengs dans un tonneau. Le cocher ne peut avancer autrement qu’au pas. Pas une seule, parmi ces milliers de voitures, ne possède de lanterne, de sorte que rien ne révèle la présence de ces innombrables véhicules ; on est tout surpris de les trouver devant soi quand on veut traverser la chaussée. Alors les silhouettes des chevaux piaffant sur place, du cocher qui retient le trotteur avec toute l’énergie de ses doigts nerveux, les contours du panier et la pelisse du « bourgeois », tout cela se révèle d’abord une fois, puis deux, puis trois, puis dix, puis cent, puis mille fois, cela n’en finit pas. Quant à la foule, elle observe le plus profond silence ; pas une rumeur, pas un cri, rien de la joie, rien de l’enthousiasme. Si ces sentiments existent, ils ont été aussi soigneusement que complétement dissimulés ; on aurait pu supposer que les nombreux passants et les innombrables voitures étaient tout aussi bien là pour un enterrement que pour fêter un joyeux événement. Je fis part de ma remarque à un Saint-Pétersbourgeois. « On attend la famille impériale qui ne manque jamais de se promener par la ville quand il y a des solennités comme celle-ci. » Mais on attendit longtemps encore. Aucune voiture de la Cour ne se montra à l’horizon. La foule, désappointée, lasse d’attendre, se porta alors sur l’immense place au centre de laquelle s’élève le palais d’hiver. Sa grande masse de pierre et de marbre restait muette et silencieuse, faisant face à l’immense amphithéâtre qui renferme la chancellerie d’État et les bureaux de l’état-major. Pas une lumière aux trois cents fenêtres qui garnissent les quatre façades. On eût cru en réalité que la demeure du tsar cherchait à se dérober aux regards derrière un épais voile nocturne. De plus, le drapeau ne flottait pas sur le faîte du monument ; il n’y avait pas à en douter, la famille impériale s’était soustraite aux ovations et à l’obligation de la promenade. Le tsar, pour se reposer des fatigues du voyage et réfléchir sur les graves mesures à prendre, s’était réfugié à Tsarkoë-Selo et avait ainsi enlevé à la fête du soir la sanction officielle et la plus grosse partie de son attrait. L’illumination s’éteignit promptement et la foule s’écoula peu à peu dans les faubourgs d’où elle était venue, dans les rues adjacentes de la Newski ou dans les cafés, restaurants et brasseries qui sont tellement hospitaliers dans cette bonne ville que l’on trouve à se réfecter plantureusement jusqu’au lever de l’aurore aux doigts de roses.