Zig-zags en Bulgarie
CHAPITRE VIII
La gare de Plojesti. — Les deux princes et l’ambulancière. — Arrivée à Bukarest. — Premières impressions. — La camaraderie négative des Russes et des Roumains. — Les jeudis de Mme Rosetti. — Profils d’hommes politiques, de journalistes et d’invités.
Un épisode que je rangerai volontiers dans le genre charmant, signala notre départ de la gare de Plojesti. Les abords du petit édifice étaient occupés des troupes à pied et à cheval ; des sergents de ville en tunique noire et shakos, gantés avec des gants blancs de filoselle, se promenaient le long de la route, et une trentaine de cosaques, dont les chevaux étaient attachés au piquet, se vautraient sur les dalles du débarcadère. Sur le quai même de la gare, un monsieur très-noir, très-nerveux, se démenait comme un beau diable afin de placer à droite et à gauche d’autres sergents de ville également gantés de filoselle, chargés de faire reculer quelques curieux trop empressés.
Ce personnage était commissaire ou plutôt, pour parler le langage officiel un peu pompeux, le préfet de police de Plojesti. Sa présence, comme celle des gardes urbaines et des cosaques, était motivée par l’arrivée du prince Charles de Roumanie qui était attendu par le train de Bukarest. Le grand-duc Nicolas était venu à sa rencontre et les deux altesses partirent pour le quartier général russe dans la troïka attelée de trois trotteurs couleur d’ébène, appartenant au grand-duc. L’entretien, destiné à régler plusieurs détails relatifs à la convention d’avril (car, comme toute convention qui se respecte, elle laissait prise aux contestations), ne dura qu’une heure ; aussi vîmes-nous revenir la troïka à point pour permettre au prince Charles de prendre le train suivant se dirigeant sur la capitale.
Mais si l’exactitude est la politesse des rois, elle n’est pas toujours, surtout en temps de guerre, où les prétextes ne manquent pas, celle des Compagnies de chemins de fer. Ainsi, non-seulement le train attendu arriva d’une bonne demi-heure en retard, mais encore il fallut attendre une autre demi-heure avant que l’état de la voie lui permît de démarrer et de continuer sa route.
Pendant tout ce temps, les deux altesses se promenèrent le long du quai, et j’eus tout le loisir pour regarder de fort près le souverain de la Roumanie. Carol Ier, élu prince en 1866 à l’âge de vingt-trois ans, en avait par conséquent trente-quatre en 1877. C’est un beau garçon d’une taille bien prise et comme faite exprès pour l’uniforme de coupe française, qu’il porte avec chic. On ne reconnaît pas du tout en lui l’ancien lieutenant de cavalerie prussien, il n’a rien de raide et de guindé dans son allure ; au contraire, ses manières dégagées, son laisser-aller de bon goût et surtout une excessive mobilité dans les mouvements, font ressembler Son Altesse à un pétillant capitaine de chasseurs de Vincennes. Le teint mat du visage qui contraste très-vivement avec la couleur très-foncée de la barbe donne à l’ensemble de la figure du prince un parfum d’étrangeté qu’ambitionnerait certainement un « homme à femmes. »
Carol Ier causait non sans vivacité avec le grand-duc Nicolas quand celui-ci, qui écoutait son interlocuteur avec une indifférence plus ou moins étudiée, le quitta brusquement pour aller au-devant d’un groupe composé d’officiers, de dames et de voyageurs qui causaient au bas de l’escalier d’un des wagons. Une dame déjà âgée, avec des cheveux blancs s’échappant par flots d’argent d’un bonnet de linge fin orné de dentelles et portant sur sa robe d’étoffe noire très-simple, un ruban bleu auquel pendaient une décoration et plusieurs médailles étalées sur la poitrine, formait le centre du groupe. C’est à elle que le grand-duc, fendant les flots de la foule, s’adressa après l’avoir embrassée cordialement sur les deux joues. Les assistants se découvrirent avec respect et le prince, donnant le bras à la dame, la conduisit auprès du souverain de la Roumanie : « J’ai l’honneur de vous présenter une héroïne de dévouement, dit-il, la providence de nos blessés, que j’aime comme une mère depuis ma plus tendre enfance : madame la princesse Schafkoskoï. » Le prince Charles s’inclina avec autant de cordialité que de respect devant la dame aux cheveux blancs, notre ancienne connaissance de Kiew, et la conversation continua sur un ton familier presque intime. Comme le soleil était très-ardent, le prince Ghika, aide-de-camp de S. A. de Roumanie, prit une ombrelle et la tint toute grande ouverte au-dessus des têtes des trois interlocuteurs jusqu’à ce qu’il plût au train de se mettre en mouvement. Comme tout arrive, ce moment vint également, et deux bonnes heures plus tard, nous entrions en gare à Bukarest.
Les Roumains ont su faire de leur capitale une des villes les plus agréables de l’Europe, une véritable oasis au milieu d’une civilisation relativement peu avancée. Mais la nature les a beaucoup aidés ; la capitale entière est semée de buissons odorants, de parterres de fleurs et de grands arbres prodigues d’ombre, qui remplacent plus ou moins efficacement les grands cours d’eau, car, sous ce rapport seulement, Bukarest est déshérité ; on n’y possède, en fait de rivière, que l’étroite Dombovitza, une sorte de ruisseau qui, l’hiver se conduit mal envers les riverains, mais qui, en été, pourrait accepter, avec reconnaissance, le verre d’eau offert par l’auteur des Impressions de Voyage au Mançanarès et à l’Arno.
Tout Bukarest vit à la campagne sans sortir de chez soi. Chaque maison a son jardin ou jardinet, les églises sont entourées d’un espace de verdure, et la plus petite gargote a son gradina où l’on peut consommer en plein air et à l’ombre d’un sycomore ou d’un acacia. Ce luxe de végétation est le trait distinctif de Bukarest ; c’est celui qui me charme le plus, et on le retrouve dans toute l’étendue de cette ville peuplée de 240,000 habitants, mais qui occupe un espace où l’on pourrait loger très commodément le double. Singulier assemblage où on ne se lasse pas de regarder de tous côtés, de se complaire et d’admirer ! Tantôt on suit une rue droite, à peu près tirée au cordeau et traversant la ville tout entière, bordée de belles maisons avec des magasins européens ; quelques pas à droite on est en pleine campagne : des maisonnettes minuscules émergeant au milieu de jardins forment un aspect bucolique ; par ci par là, on trouve dans un quartier des masures misérables, mais toujours relevées par quelques guirlandes fleuries qui empêchent de sentir trop vivement la misère de ces constructions.
Encore quelques pas, et l’on est au bas d’une colline qu’il faut escalader pendant plus d’un quart d’heure pour arriver à un cloître tombant à moitié en ruines. Le palais de la Chambre des députés, dont l’aspect rappelle avec beaucoup de vivacité les burgs des bords du Rhin, se trouve sur l’un de ces monticules ; ce sont des avenues où les arbres séculaires alternent avec les poteaux du télégraphe, des rues d’une longueur démesurée toutes bordées de restaurants, de cafés chantants ; enfin, pour ne rien oublier, notons, discrètement, cachée derrière des massifs, toute une Cythère formellement noyée dans les jardins.
L’architecture de Bukarest est ondoyante et diverse. Aucune réglementation ni sujétion ; chaque siècle a laissé subsister son empreinte, et chaque constructeur a agi à sa fantaisie. Jusqu’aux derniers temps, il manquait à cette bigarrure la véritable maison moderne, la caserne à loyer de cinq ou six étages. La spéculation a comblé tout récemment cette lacune, mais d’une façon assez restreinte, en édifiant trois ou quatre hôtels de cinq étages. Les particuliers, heureusement, ne se sont pas encore décidés à se percher à plusieurs pieds au-dessus du niveau de leurs pavés. Les maisons confortables, où se sont installés, avec tout le luxe d’ameublement parisien, les boyards, comptent un, tout au plus deux étages. Les habitations ordinaires n’ont pas d’étage ; on habite au rez-de-chaussée, on y dort, on y mange et on y passe sa vie. Quant aux domestiques des familles moins aisées, ils couchent tout bonnement dehors, selon l’usage répandu dans les campagnes.
En vertu de la convention conclue au mois d’avril, ratifiée par les Chambres roumaines, et qui devait régler les rapports entre les deux gouvernements, les troupes russes pouvaient camper autour de la capitale, mais elles n’avaient pas le droit d’y pénétrer. La garde de la ville était entre les mains des milices nationales et de l’armée princière. Mais celle-ci était concentrée autour de Kalafat ; elle n’avait laissé dans la capitale qu’un détachement de chasseurs, infanterie légère vêtue à la bersaglieri, dont la principale destination était de constituer la garde d’honneur du prince.
Mais si l’entrée de Bukarest était interdite aux corps de troupe russe, les officiers pouvaient s’y rendre isolément et y séjourner. Ils usaient largement de cette faculté, et le commerce de Bukarest s’en trouvait fort bien. Le militaire russe gradé pullulait partout. Dès le matin il promenait ses chevaux le long de la « chaussée » construite en 1829 par Kusseleff, et qui donne à Bukarest un admirable lieu de promenade, un bois de Boulogne et un prater. A midi, nous le retrouvions attablé dans les salles à manger des différents hôtels ; l’après-midi, prenant des glaces devant les cafés et confiseries du pogo mogosaï ; la nuit, dans l’infinité de jardins où, moyennant une rétribution modeste, on vous offre à la fois la musique, la comédie, la chansonnette et l’occasion de faire connaissance avec toutes les Vénus de la capitale roumaine.
Je remarque de prime abord un fait qui du reste me frappera pendant toute la campagne et qui explique très-clairement les événements du lendemain. C’est l’antagonisme ardent entre Russes et Valaques, qui faillit prolonger la guerre et qui, loin d’être éteint aujourd’hui, constitue un élément nouveau d’inquiétude pour le repos de l’Orient. Jamais dans tous ces endroits publics on ne vit un Roumain et un officier russe assis à la même table, jamais à la promenade je n’aperçus des officiers des deux nationalités dans la même voiture. Ces militaires, frères d’armes, dont les souverains venaient de conclure une alliance et qui se préparaient probablement à la sceller sur le champ de bataille, n’échangeaient ni un mot, ni même un salut. Chez les Russes il y avait du dédain brutal pour ces « petits Roumains » qui s’amusaient à jouer aux soldats. Les bons alliés n’avaient, il faut leur rendre cette justice, que des railleries hautaines pour leurs futurs compagnons de lutte.
Quant aux Roumains ils haïssaient le Russe, malgré eux ils le regardaient comme un envahisseur en dépit de toutes les conventions et de tous les arrangements, en dépit des incontestables avantages matériels qui résultaient du passage d’une armée qui payait tout comptant en belles pièces d’or reluisantes.
Avec la remarquable intuition politique dont ils sont doués et que chacun leur reconnaît, les Valaques flairaient dans le Russe le spoliateur qui plus tard se paierait des services reçus au lieu d’en être reconnaissant. Les rapports officiels n’étaient guère meilleurs que ceux d’officiers à officiers individuellement. On attendait avec une certaine impatience l’arrivée de l’empereur pour créer un modus vivendi plus amical.
L’arrivée du tzar était annoncée pour le 8 juin. La veille de ce jour je me trouvais dans le salon de M. C. M. Rosetti qui, outre les fonctions de président de la Chambre des députés qu’il remplissait déjà, venait d’accepter celles de maire de Bukarest. En cette qualité c’est à lui qu’était échu le devoir de souhaiter la bienvenue au tzar et de lui présenter, selon l’usage des pays slaves, le pain et le sel.
Par conséquent le lendemain devait faire époque dans la vie du vieux patriote, d’autant plus que c’était un républicain qui allait recevoir le seul souverain absolu de l’Europe. Ce n’est pas ici le moment de donner la biographie de M. Rosetti ; je dirai seulement que parmi les créations que lui doit la Roumanie se trouve le premier journal quotidien du pays, le Romanul. Fondé en 1856 après l’émancipation du pays par le Congrès de Paris, ce journal vigoureusement dirigé et écrit avec le brio méridional que l’ardente nature du directeur a su communiquer à tous les collaborateurs, s’est créé rapidement une clientèle ; il est devenu non-seulement un instrument de polémique et de propagande, mais comme tous les bons journaux une bonne entreprise. En cette qualité le Romanul est dans ses meubles. Sa maison, sans être un palais, est assez vaste pour contenir, outre l’imprimerie et les laboratoires des rédacteurs, des appartements habités par le propriétaire, directeur, et par le rédacteur en chef, — depuis longtemps M. Costinescu, député de Bukarest ; — un beau jardin planté d’arbres magnifiques s’étend derrière la maison et permet aux rédacteurs de se recueillir et de songer en tout repos au premier Bukarest du lendemain. C’est donc dans la maison du Romanul que s’ouvrait tous les jeudis soirs le salon hospitalier de Mme Rosetti. Les nombreux étrangers, mais surtout les écrivains que les événements avaient attirés en Roumanie, étaient invités de droit à ces réunions dont tous ont gardé, j’en suis sûr, le plus charmant souvenir. Les dames et les gracieuses jeunes filles, de la meilleure société de Bukarest et dont quelques-unes avaient autant par patriotisme que par coquetterie adopté le mignon costume national en étoffe légère laissant transpercer les chairs et couvert de paillettes d’argent scintillantes comme des étoiles, formaient dans ce salon un cadre avantageux dans lequel nous rencontrions les personnages politiques du pays dont la connaissance nous était précieuse. Si le nombre des invités devenait trop grand, on laissait ces dames causer entre elles, en faisant de la charpie dans les appartements particuliers de Mme Rosetti, tandis que les hommes réfugiés dans la grande salle de rédaction ornée des portraits de Mazzini et de Garibaldi avec autographes, causaient guerre et politique tout en buvant de la bière et en fumant. Le français était la langue universellement adoptée par tous les invités quelle que fût leur nationalité.
On trouvait là réunis autour du bureau de chêne des collaborateurs du Romanul, dans l’embrasure des fenêtres ou accoudés sur la balustrade qui donne sur le jardin, éclairé par la lune : le président du Conseil, M. Bratiano, belle tête romanesque de penseur et de poëte, parlant toujours avec une éloquence naturelle et trouvant des images chaudes et frappantes pour rendre toutes ses idées. Son collègue le ministre de la justice, M. Eugène Statesco, écoutait les déductions hardies de quelque orateur de salon qui se croyait un grand politique, en penchant sa tête blonde empreinte d’une douce mélancolie ; le colonel Pilat, gendre de M. Rosetti, tout heureux de carrer son buste crotonien dans l’uniforme qu’il venait de revêtir, après l’avoir quitté au lendemain des désastres de l’armée de Bourbaki (il gagna le grade de lieutenant-colonel et la croix de la Légion d’honneur), raconte en riant du bon gros rire des honnêtes gens, quelque anecdote datant de l’école d’application de Metz dont il fut un des plus brillants élèves.
Cet autre officier, à la figure énergique, vive et très-mobile, est le préfet de police de Bukarest, M. Radu Mihaï, un conspirateur de la veille qui n’en connaît que mieux son métier et l’exerce avec toute l’ardeur d’un néophyte. Il ne fait qu’une courte apparition dans le salon, le temps de communiquer à M. Rosetti les dernières dispositions prises en vue de la journée du lendemain. Aussitôt après il disparaît.
La charge du préfet n’est pas une sinécure : des bruits funestes ont été répandus, on sait que la ville est pleine de réfugiés polonais et hongrois qui ne portent pas précisément le tzar dans leur cœur. M. Radu Mihaï a cependant répondu des hôtes de la Roumanie. Puis voici des juges au tribunal, des députés, des sénateurs, appartenant au parti libéral. Tous des jeunes gens très-distingués, de tenue élégante, connaissant leur Paris sur le bout du doigt.
Les étrangers sont confondus au milieu des hôtes indigènes de M. Rosetti : voici des correspondants anglais, ils ont dépouillé le vêtement de coutil et la casquette plate pour se mettre en habit noir et cravate blanche. Ils causent peu mais écoutent beaucoup et tâchent de profiter autant que possible.
De temps en temps ils s’échappent et reviennent au bout de dix minutes. Le télégraphe, ouvert toute la nuit, est en face du Romanul, il ne faut donc guère plus de temps pour mettre au guichet la dernière induction tirée d’une phrase qu’aura laissé tomber un homme politique. Avec la disette de nouvelles qui régnait alors, la plus petite bribe d’information n’était pas à dédaigner par des correspondants désireux de gagner les appointements royaux qu’ils touchaient. Ces reporters offraient du reste des types bien variés. Voici M. Forbes du Daily-News, déjà célèbre dans les fastes du reportage par différents tours de force exécutés lors de la guerre franco-allemande. La campagne qu’il se propose de suivre va consacrer sa réputation et la rendre universelle.
Il y a sur sa figure unie, osseuse et légèrement hâlée par le soleil des Indes (M. Forbes a suivi le prince de Galles pendant son voyage) le je ne sais quoi goguenard qui sur le type anglais brode l’écossais. Chose singulière, le roi des reporters est le seul parmi ses confrères qui ne sache pas le français. Aussi cause-t-il de préférence avec ses compatriotes, avec cet élégant jeune homme dont le nom, la figure, qui semble empruntée à une toile de Van Dyk, les façons gentilhommesques, rappellent les raffinements de la cour de Charles Ier. C’est M. Villiers, dessinateur du Graphic, et on se représente volontiers de la sorte le sémillant duc de Buckingham, tandis que plus loin un bon gros vivant nous montre Falstaff un peu aminci et spirituellement bien au-dessus de son modèle dans la personne de M. Boyle, correspondant du Standard. Cet autre en habit bleu barbeau à boutons d’or, constellé de décorations, qui parle sans cesse et gesticule des bras comme un télégraphe en regardant chacun avec des regards dédaigneux de Jupiter olympien, n’est ni un arracheur de dents, ni un marchand de vulnéraire ; mais bien le tonitruant correspondant d’un journal anglais qui se vante, dans les affiches, d’avoir « the largest circulation of the croeed ». On l’a exclu du quartier général à cause de ses opinions turques bien connues ; — ne pouvant rendre compte de visu des opérations, il s’en vengera en télégraphiant au jour le jour à sa gazette des combats purement fantastiques, des batailles imaginaires, des opérations conduites par lui seul et toutes au désavantage des Russes dont il massacre impitoyablement des centaines et des milliers. Cet autre enfin, qui émet des aphorismes d’un ton sentencieux et lance des prédictions comme s’il était un devin infaillible, est un ex-général de l’Union. La France est représentée par des écrivains de toute nuance. Mais tandis que les Anglais sont tout entiers aux Russes et aux Turcs, nos compatriotes se préoccupent bien davantage des prouesses exécutées à demeure par les housards du Seize Mai, bien plus intéressantes que toutes les probabilités relatives au passage du Danube. Aussi, dès que la discussion s’engageait sur ce thème, rendu inépuisable par la multiplicité des actes arbitraires des exécuteurs des basses œuvres de la raison sociale Fourtou et Cie, elle prenait sans que l’on s’en doutât une tournure ardente, et comme nous commencions déjà à ressentir l’influence de notre genre de vie sur le système nerveux, les limites des convenances parlementaires étaient assez promptement atteintes.
M. Rosetti, le maître de la maison, intervenait alors avec quelques paroles habilement conciliantes et les polémiques s’arrêtaient où elles doivent s’arrêter, dans un salon, entre gens comme il faut. Il est vrai qu’on s’en dédommageait parfaitement ailleurs, où on n’était pas astreint à autant de retenue. Loin d’être affaiblies par la distance, les infamies qui se commettaient alors en France faisaient bouillonner le sang de tout Français patriote et libéral. Ce n’est plus de l’indignation seulement qu’on ressentait, c’était de l’humiliation aux yeux des étrangers qui nous entouraient, l’humiliation de donner un asile forcé à toutes les fantaisies réactionnaires, d’autant mieux que dans le pays où nous étions la guerre même n’avait pas forcé le gouvernement à voiler la statue de la Liberté. Il y avait aussi pour tout dire la rage d’être contraint de parler des Turcs et des Russes quand on aurait voulu enfoncer sa plume, comme un stylet, dans les chairs de la réaction, quand on eût donné dix mille combattants des deux armées pour tenir seulement au fond de son encrier un sous-préfet du Seize Mai. Comme nous portions envie à ces brillants polémistes des journaux républicains qui avaient au moins la consolation de houspiller chaque matin et chaque soir les tyranneaux d’alors, et quand parfois, le soir au campement, dans quelque hutte bulgare ou sous la tente ruisselante de pluie on nous demandait d’un air fin et entendu : « Vous regrettez Paris, n’est-ce pas ? » Nous aurions pu répondre « oui » en toute conscience. Mais ce n’était pas, pour dire vrai, le home, les boulevards ruisselants de lumières, les restaurants, les théâtres que nous regrettions, c’était la salle de rédaction où nous aurions pu jouer notre modeste partie dans le concert de légitime colère et de malédictions mille fois méritées qui s’élevait de toute part contre l’entreprise sacrilége. O polémistes de la République française, des Débats, de la Presse, du Siècle, de la France ! vous ne vous douterez jamais quel baume vos articles, et justement les plus violents, les plus impitoyables, ont étendu sur les plaies de notre fureur ! C’était un soulagement que de retrouver dans les colonnes de ces journaux, si bien exprimé et avec tant de virulence, ce que nous avions sur le cœur.
Mais fermons cette parenthèse qui nous éloignerait trop du salon Rosetti. Quand les hommes étaient fatigués d’avoir fait de la polémique et d’avoir fumé, on allait dans l’appartement du maire de Bukarest rejoindre les dames. La conversation prenait alors une autre tournure ; on parlait théâtres, artistes — et peut-être philosophait-on aussi sur l’amour. La discussion d’une semblable thèse ne cause aucun effroi aux Roumaines. Puis une des jeunes personnes quittait sa charpie, se mettait au piano et recueillait de légitimes applaudissements. Vers minuit, on se retirait après avoir salué la maîtresse de la maison, la femme désormais historique que Michelet a immortalisée dans ses « Légendes du Nord ». Quand Mme Rosetti quitta Bukarest pour se rendre sur les champs de bataille afin d’y diriger les ambulances créées par elle, son salon se ferma forcément. Mais au commencement de juin, on en était aux préludes de la guerre, le sang russe avait coulé très-peu et l’on pouvait espérer encore d’épargner le sang roumain.