Zig-zags en Bulgarie
CHAPITRE XIX
La bataille des trois jours devant Plewna. — Entrée en campagne de l’armée roumaine. — Prise de Grivitza. — Le tzar le soir de la bataille. — Un avocat qui prend un fort. — Les pertes énormes des Russes et des Roumains. — Routes encombrées de blessés.
Le parti composé de patriotes roumains les plus ardents qui voulaient faire intervenir activement la principauté dans les opérations militaires, avait atteint son but. Les événements, il est vrai, y avaient contribué pour beaucoup. Les Russes, si dédaigneux tout d’abord, traitant du haut en bas ces alliés qui étaient d’une autre race et qui agissaient selon des principes politiques différents, furent très-heureux de trouver une armée de 40 à 50,000 hommes, pourvue d’une bonne artillerie, disciplinée et ne demandant qu’à marcher. Les revers nous font voir toute chose sous un jour tout à fait différent, et parfois cet aspect est le seul vrai. Par conséquent, les vœux de MM. Rosetti et Bratiano allaient être comblés : la Roumanie allait affirmer sa vitalité et ses capacités militaires qu’on lui contestait ; elle allait laver dans le sang tous les quolibets, toutes les railleries dont il était de bon goût d’accabler les latins du Bas-Danube. Les deux éminents patriotes que je viens de nommer étaient soutenus par la foi dans leurs concitoyens, par la confiance dans les vertus militaires de la jeunesse. A ceux qui faisaient des objections, dictées non pas par le dédain, mais par la prudence, à ceux qui représentaient les conséquences terribles d’une défaite — possible, probable même en présence d’ennemis comme les Turcs, victorieux sur toute la ligne, — le président de la Chambre et le président du Conseil des ministres répondaient que les Roumains ne seraient pas vaincus. Cette prophétie pouvait paraître outrecuidante alors, mais les faits se sont chargés de la justifier. Du moment où l’armée allait enfin franchir le Danube et se réunir aux Russes devant Plewna, placés également sous les ordres du prince Carol, l’autorité de Bukarest donna signe de vie pour la première fois depuis le commencement de la guerre. Elle fit insérer au Journal officiel une note menaçant les propagateurs de fausses nouvelles alarmantes, de poursuites devant les conseils de guerre. L’homme le plus libéral qui a vécu à cette époque dans la capitale de la Roumanie ne pourrait rien trouver à critiquer dans cette mesure. Il existait à Bukarest une ou deux officines qui prenaient à tâche de répandre, soir et matin, les bruits les plus pessimistes et les plus absurdes. Certains cafés étaient le centre de ces clabauderies malveillantes qu’on n’eût toléré dans aucun autre pays en temps de guerre. La population, à défaut de l’autorité, eût fait brutalement justice de semblables connivences avec l’ennemi. Le gouvernement roumain, fidèle à ses principes libéraux, n’interdit pas un seul des journaux qui, à l’étranger, accueillaient avec avidité tous ces canards malveillants, et quand les Russes exigèrent l’expulsion de tel ou tel correspondant, on leur répondait par des refus.
Le passage des forces roumaines eut lieu avec une certaine pompe[8]. C’est sur un pont, à Corabia, que le Danube fut franchi le 5 septembre. Un métropolite (évêque), revêtu de ses ornements sacerdotaux et suivi de ses popes et enfants de chœur, s’avança le premier sur le pont et le bénit. Les troupes étaient rangées sur deux lignes et présentèrent les armes ; puis, sur un ordre du général, la masse s’ébranla et avant de s’engager sur le plancher mouvant du pont, les bataillons saluèrent M. Bratiano, M. Rosetti et plusieurs députés qui étaient venus de Bukarest pour être témoins de ce grand acte. A la vue des dorobantz, de ces paysans qui hier travaillaient encore dans leur champ et qui, à l’appel du pays avaient joyeusement endossé la longue capote grise, s’étaient coiffés du bonnet de loutre à plume de dindon et avaient décroché du mur le fusil qui y est toujours accroché ; à la vue de ces soldats-citoyens à peine affranchis depuis vingt ans de la servitude et qui allaient combattre pour une idée, laissant derrière eux les femmes et les enfants, dont beaucoup étaient accourus du village pour apporter au père et à l’époux des encouragements et des provisions, M. Bratiano ne put commander à son émotion. Quittant le petit groupe qui s’était formé à l’entrée du pont, il s’avança et étendit le bras commandant : halte ! Les rangs de la milice s’arrêtèrent. Alors, le visage rayonnant de la flamme de l’enthousiasme, les yeux brillants, sa belle chevelure flottant au vent, ce tribun, devenu pour quelques instants ministre de la guerre et organisateur d’armée, prononça une des plus magnifiques harangues que lui inspira jamais son talent d’orateur. Il dit en termes émus pourquoi il fallait que les Roumains se battissent et se battissent bien, pourquoi ils devaient affirmer leur bravoure sur les champs de bataille s’ils voulaient compter parmi les nations, et il leur dit aussi pourquoi il leur était interdit de revenir en fuyards sur le sol de la patrie qui se déroberait sous leurs pas.
[8] L’armée de la principauté est organisée depuis 1853 sur le principe obligatoire général. Depuis, le système militaire a été réformé, mais le principe est resté toujours le même. Il existe une armée permanente forte d’environ 20,000 hommes, une armée territoriale comptant 35,000 hommes d’infanterie et 10,000 de calavasch (cavalerie). Le reste de la population mâle de 21 à 36 ans (sauf le cas d’exemption pour force majeure), fait partie de la milice. Enfin, les hommes valides font partie jusqu’à 45 ans de la garde nationale. Les trois premières catégories forment ensemble un effectif de 150,000 hommes, dont un tiers à peine avait été appelé au service actif pendant la dernière campagne. Les deux catégories, armée permanente et armée territoriale (dorobantz), sont déterminées par la voie du tirage au sort.
Ce discours fit courir dans les rangs des effluves électriques et c’est au bruit des hourrahs et des acclamations que le passage s’acheva.
L’objectif des Russo-Roumains était la prise de Plewna. Au quartier général deux opinions se trouvèrent en présence. L’une voulait donner l’assaut, l’autre opinait pour un siége régulier. Ce système auquel il fallut se rallier plus tard, après avoir sacrifié des milliers de soldats, était défendu par le prince Charles de Roumanie. Tous les renseignements obtenus par les espions, aussi bien que les résultats des reconnaissances poussées jusque sous les murs de la ville, montraient à l’évidence qu’Osman-Pacha avait employé les cinq semaines écoulées depuis la funeste journée du 31 juillet à élever autour de Plewna de véritables forteresses qui mettaient cette place complétement à l’abri d’une tentative de vive force. Mais toutes les raisons données dans les conseils de guerre par le prince Charles et complétement ratifiées plus tard par le général Totleben, quand ce défenseur de Sébastopol fut appelé en consultation ne prévalurent pas contre les phrases toutes faites et les périodes sonores de certains généraux russes qui s’étaient mis dans l’idée « d’offrir Plewna à l’empereur pour sa fête, sur un plat d’argent ». Or la fête de l’empereur c’était le 14 septembre, le temps pressait. Finalement le prince Charles, pour ne pas avoir l’air de reculer devant les périls d’un assaut, se rangea du côté des partisans de l’entreprise et l’attaque fut fixée au 13. Les Roumains avaient pris position au nord et à l’est de la place entre Bukova et Verbitza. Les Russes poussaient l’attaque au sud-est et avaient repris leurs anciennes positions de Radisovo et de Pélisat. Les deux armées étaient séparées par la grande route de Plewna à Sistowa sur laquelle les Turcs avaient construit l’important ouvrage de Grivitza, un nom qui allait bientôt devenir célèbre. On préluda à l’action d’abord par une attaque impétueuse contre la petite ville de Lovça, point important, parce qu’il se trouve au croisement de deux grandes chaussées et qu’en s’en rendant maître on interceptait les communications entre Osman et Suleyman. Le plus téméraire, le plus casse-cou des généraux russes, Skobeleff, était à la tête de l’expédition. Fougueux, selon son habitude, il surprit les Turcs, tailla la garnison en pièces et se maintint, pas pour longtemps, dans la ville avec ses cosaques.
D’autre part, les Roumains mirent en batterie de grosses pièces et canonnèrent jour et nuit les positions les plus proches de l’enceinte établie par Osman Pacha. L’artillerie princière se comporta très-vaillamment et mérita les plus grands éloges. Les jeunes officiers, élèves de l’École d’application de Fontainebleau ou de l’ancienne École de Metz, faisaient honneur à l’enseignement qu’ils avaient reçu. Pourtant un incident pénible affecta vivement le prince et son entourage ; un officier roumain chargé de pousser une reconnaissance contre un fortin turc, se cacha dans les champs de maïs au lieu de remplir sa tâche. Il fut condamné, séance tenante, à mort. On se contenta de le dégrader. Quant aux soldats, ils vengèrent noblement plus tard un instant de faiblesse.
Le matin du 13 septembre, le général Lupo, commandant de la division roumaine, fit prendre les armes à tous ses hommes. Leur objectif était une grande redoute qui se trouvait devant le village de Bukova. Le temps n’était pas des plus favorables, il semblait que l’on fût déjà en plein automne. Une pluie froide et très-fine vous glaçait les membres et un brouillard très-épais dérobait toute la vue du paysage. C’est à trois heures seulement que l’attaque devait s’ouvrir ; mais vers une heure, contrairement à ce qui avait été convenu, un général russe, ne pouvant contenir son ardeur, avait brusqué les choses et commencé l’attaque.
Tandis que les Roumains étaient parfaitement préparés, les Russes avaient reçu seulement dans la matinée leurs renforts attendus et l’action était déjà engagée que des convois quittaient Sistowa. Plusieurs détachements roumains, cavalerie et infanterie, furent alors envoyés à Radisowa pour renforcer les Russes. Les singuliers alliés qui se montraient si peu bienveillants les uns pour les autres, allaient donc réellement mêler leur sang, non plus au figuré, mais dans le sens positif. C’est du côté de Radisowa que, pour des raisons inconnues, l’attaque avait été brusquée.
J’étais ce matin à Verbitza, au camp roumain, j’avais trouvé à l’état-major de l’armée l’empressement plein de bon vouloir pour les correspondants. Ici les représentants de la presse sont les hôtes de l’état-major ; ils n’ont à s’occuper ni de leur logement ni de leur cuisine, l’intendance militaire roumaine pourvoit amplement à tous leurs besoins. Grand contraste avec les procédés russes. Le feu des batteries, qui avait duré sans discontinuer depuis trois jours et avec une violence extrême, avait cessé à l’aube comme par enchantement. Le calme le plus absolu régnait sur le plateau où se trouve le camp et dans le petit village de Verbitza encombré de voitures de munitions, du train, etc. On me dit que les avant-postes turcs étaient à deux kilomètres. Je ne pouvais malheureusement m’en assurer par moi-même. Le temps, assez beau la veille, avait complétement changé ; il était si couvert que les positions se trouvaient comme enveloppées dans un brouillard opaque, c’est à peine si l’on distinguait les objets à dix pas devant soi. Il tombait une petite pluie fine et glaciale qui devait transpercer jusqu’aux os les vedettes de kalarasch fouillant l’horizon la carabine au poing. Pourtant ce n’est pas cette température défavorable qui a été la cause de la brusque interruption du bombardement. Le véritable motif, c’est que l’attaque des ouvrages extérieurs de Plewna avait été fixée pour ce jour-là et le calme le plus absolu avait été recommandé pour déconcerter les Turcs. Les colonnes d’attaque avaient été formées dès le matin. La première de ces colonnes, composée d’un régiment de dorobantz et d’un bataillon de chasseurs, appuyée par deux batteries d’artillerie, devait attaquer de front la grande redoute de Grivitza, située sur une crête en avant de Plewna. Une autre colonne, composée moitié de Roumains, moitié de Russes, devait prendre la même redoute à revers.
Suivons la première colonne, celle qui avait la position la plus intéressante. Le général Cernat, qui vient de quitter le ministère de la guerre pour prendre activement part à la guerre, dirige en personne le mouvement. Voici le chemin que les troupes ont à parcourir pour arriver devant les positions turques : il faut d’abord descendre le plateau sur lequel se trouve le camp de Verbitza, puis remonter une autre colline située presque en face du plateau et dont la crête est couronnée de redoutables ouvrages en maçonnerie, armés de grosses pièces de siége. Les dorobantz et les chasseurs défilent lentement à travers les hautes herbes, les broussailles et les champs de maïs. Ces plantations, qui s’étendent à un kilomètre et demi environ de la position turque, contribuent beaucoup à masquer l’attaque de la colonne qui se réunit lentement. Le général Cernat est assis sur un pliant à l’entrée de sa tente ; il voit défiler devant lui les compagnies une à une et reçoit les communications de ses aides de camp qui lui assurent que les préparatifs s’exécutent avec une précision mathématique. Le fait est que tous ces soldats, infanterie de ligne ou armée territoriale, s’avancent de ce même pas cadencé, solide et plein de résolution que j’avais remarqué chez eux lorsque je les ai vus revenir du tir à la cible aux environs de Kalafat. Il n’y avait pas à ce moment-là d’entraînement extérieur ; mais ce qui vaut mieux parfois, il y avait le flegme en face du danger.
J’en étais encore à échanger mes impressions à ce sujet avec un officier de la suite du général Cernat lorsque tout à coup le bruit d’une vive fusillade et des cris parvinrent jusqu’à nous. Ce fut autour de la tente du général un moment d’indescriptible surprise et d’émoi. On ne comprenait rien à ces cris et à ces coups de feu. Le bruit venait de notre gauche. Les ordres avaient-ils été mal donnés, mal compris ? Il avait été convenu qu’on observerait le plus absolu silence jusqu’à trois heures, et cependant l’affaire sur notre gauche était indubitablement engagée. Le général cherchait encore à s’expliquer le sens de cette fusillade prématurée, lorsqu un aide de camp russe arriva à bride abattue.
Mauvaise nouvelle : les Turcs, prévenus par leurs espions de nos mouvements, avaient pris les devants et s’étaient jetés sur les avant-postes russes du côté de Rasidovo. C’était là l’explication de ce feu de mousqueterie, dont la violence augmentait et se rapprochait de minute en minute. Que faire ? Le brouillard nous empêchait de rien voir.
L’ennemi sortait-il résolûment de ses retranchements pour prendre l’offensive, ou bien s’agissait-il simplement de tirailleurs ? Impossible de rien savoir. Il n’y avait qu’un parti à prendre : précipiter aussi l’attaque de notre côté afin de n’être pas attaqués et surpris les premiers.
C’est ce qui fut décidé. Il était midi et demi lorsque les premiers coups de feu avaient été échangés. Avant une heure, les dernières compagnies du 13e du dorobantz passaient devant nous, au pas de course, pour aller prendre position.
A une heure un quart, le général était lui-même à cheval et volait aux premières lignes.
Je ne saurais dire ce que je ressentis alors. Les troupes avançaient. Du côté des redoutes turques rien ne bougeait. Sauf l’écho affaibli de la fusillade persistante sur notre gauche, du côté de Rasidovo, on n’entendait rien, rien. Et pourtant il n’y avait pas à se faire d’illusion : les Turcs étaient bien là en face de nous, à deux kilomètres au plus. Ce silence était terrifiant, horrible, et j’ai passé là quelques minutes qui me parurent des heures, dans une poignante anxiété.
Le brouillard s’était peu à peu aminci et, vers deux heures, il s’était pour ainsi dire fendu en deux, nous permettant de voir très-distinctement sur la crête de la hauteur opposée à notre colline les parapets noirs de la redoute. Sur la pente qui y mène, dans les broussailles et les champs de maïs, il y avait un mouvement extraordinaire. C’était comme une mer houleuse et grise.
A mesure que je regardais, je voyais frissonner les couches supérieures de plantes et d’arbustes. C’étaient les Roumains qui se faufilaient à travers les broussailles. La vague semblait monter toujours, et toujours. Cela s’avançait lentement, mais cela avançait.
Peu à peu le mouvement s’était communiqué aux dernières rangées de broussailles, à six ou sept cents mètres à peu près du parapet de la redoute jusqu’où s’étend une sorte de bruyère. C’est là, sur ce petit espace, que la jeune armée roumaine devait recevoir le baptême du feu, un baptême, hélas ! bien sanglant.
A peine les premiers tirailleurs ont-ils débouché sur la limite des champs de maïs que deux, trois, quatre petits flocons de fumée surgissent à l’horizon. En voilà dix, puis vingt. Cela gagne de proche en proche. Il n’y a plus moyen de compter, ils montent dans l’air par centaines, par milliers, et au bout de quelques minutes tout le front du parapet disparaît dans un épais nuage de fumée. C’est comme une nappe blanche sur laquelle nous voyons se détacher la ligne de troupes. Chose singulière, nos tirailleurs, au lieu de diriger leurs fusils en haut, du côté de la redoute, semblent tirer de côté et vers la terre, comme s’ils visaient dans un bas-fond ; au lieu de courir vers la redoute, nous les voyons s’abîmer pour ainsi dire sous terre comme s’ils descendaient une pente inclinée. En même temps un immense nuage de fumée s’échappe comme de dessous une trappe. Nous ne nous expliquons pas bien ce qui se passe. Du reste, quelques instants après, il n’y a plus moyen de rien distinguer, si ce n’est beaucoup plus bas, sur la pente de la colline, où nous apercevons des groupes qui redescendent à la hâte. Ce sont déjà des blessés.
C’est par les premiers qui nous arrivent que nous avons pu nous rendre compte de ce qui s’était passé.
A trois cents mètres environ de la redoute, s’étend une ravine profonde qu’il faut franchir, c’est-à-dire qu’il faut descendre et remonter. Dans cette ravine, les Turcs ont pratiqué des galeries où leurs tirailleurs, commodément et solidement embusqués, ont attendu les assaillants. « Ils ont fait un feu terrible sur nos troupes », me dit un officier blessé.
Pendant que je m’entretiens avec ce brave, qui est tombé l’un des premiers, arrivent de nouveaux blessés ; tous appartiennent au 1er bataillon du 5e régiment de ligne. Les pertes de ce régiment doivent être énormes.
Je remonte à mon observatoire. La lutte continue. De toutes les embrasures de la redoute partent des flocons de fumée. Les feux croisés doivent faire d’épouvantables ravages dans le ravin.
Les hommes continuent à disparaître sur la pente inclinée que nous ne pouvons voir, mais ils ne reparaissent pas de l’autre côté. C’est horrible d’y songer. Une triste nouvelle arrive au général Cernat : un des officiers les plus distingués de l’armée roumaine, le commandant Chonz, a été frappé d’une balle en se précipitant à la tête de ses soldats dans le ravin. On ajoute que le nombre des officiers tués et blessés est énorme. Il est en ce moment à peu près trois heures. Voilà plus d’une heure que ce combat est engagé.
Le général lance deux nouveaux bataillons de dorobantz pour soutenir l’assaut. Il n’y a pas moyen d’y renoncer ; sur notre gauche, l’autre colonne russo-roumaine s’efforce de prendre la redoute à revers, et de la simultanéité de l’attaque dépend le succès.
C’est à ce moment que j’ai pu juger du courage dont est capable le soldat roumain. Ils se sont jetés en avant avec une irrésistible furie. Le feu des Turcs devenait de plus en plus intense. Très-braves de leur côté, ils montaient sur le parapet pour tirer plus sûrement. La contrescarpe, le long de la partie inférieure, vomissait des milliers de balles.
Eh bien, ces pauvres paysans roumains avec leurs capotes usées et leur bonnet orné de plumes de dindon sur la tête, eux qu’on a tant raillés, ils ont prouvé qu’ils savaient mourir, sinon vaincre, et que c’est le sang des anciens Daces qui coule dans leurs veines.
Avec un acharnement incroyable ils se sont précipités dans ce ravin de la mort, repoussés, écrasés, décimés par le feu meurtrier d’un ennemi couvert, mais ne reculant pas d’un pouce, n’hésitant pas un instant, avançant toujours, revenant sans cesse à la charge pour laisser, hélas ! derrière, comme un long sillage de morts et de mourants. Il y a eu là des traits d’héroïsme que je ne saurais narrer. Pour ne pas laisser leurs blessés tomber entre les mains des Turcs, j’ai vu des brancardiers de la Croix rouge s’élancer sous une pluie de balles et ramener ces malheureux dans des endroits moins exposés.
A quatre heures, Verbitza n’était plus qu’un vaste hôpital ; il y avait des blessés par centaines. Il fallut songer à les évacuer tout de suite sur Nicopolis et Turnu-Maguerelé — pour faire place aux autres !
A cinq heures, j’ai quitté ce lieu de désolation pour me rendre à Poradin m’enquérir du résultat de l’attaque des Turcs sur l’aile gauche. L’état-major était fort inquiet. On préparait une troisième attaque, à tout hasard, car on n’avait pas entendu la fusillade retentir de l’autre côté de la colline. Et pourtant toutes les précautions avaient été prises, tous les ordres donnés pour une attaque d’ensemble ! Le 5e régiment de ligne et deux bataillons de dorobantz, c’est-à-dire à peine trois mille hommes, étaient donc restés seuls aux prises avec cette redoute si fortement défendue.
C’est ici à Poradin seulement, où est installé depuis aujourd’hui le quartier général du grand-duc, que j’ai appris que l’attaque était restée partielle et qu’elle n’a pas réussi. Chose absolument inexplicable, en fixant le plan de la bataille, on avait commis une erreur des plus graves. On croyait qu’il y avait une seule redoute sur la crête de la colline. Or, il y en avait deux séparées par une distance de 250 mètres environ. Ainsi la deuxième colonne d’attaque, croyant tomber sur l’arrière de la redoute prétendue unique, tandis que la première colonne attaquait de front, était tombée sur le front d’un autre ouvrage. Je n’ai pas qualité pour apprécier l’étendue d’une telle erreur et j’ignore si les militaires de profession la condamneront absolument, mais le fait est que cette erreur aura coûté la vie à des milliers d’hommes.
En somme, la journée avait été mauvaise. Le tzar à qui l’on avait promis un splendide cadeau militaire pour sa fête, avait été témoin d’un horrible massacre sans résultat et dont l’unique fruit fut de rabaisser encore le prestige des armes russes. Pendant tout le combat, Alexandre II était resté sur un tertre, suivant les phases de cette sanglante mêlée. Comme il se trouvait fatigué, on lui apporta un pliant et, vers quatre à cinq heures, on fit passer parmi les généraux et officiers de sa suite les principaux éléments d’une collation qui avait été transportée sur les lieux, par les soins de l’actif et vigilant maître d’hôtel de Sa Majesté. L’empereur mordit à peine dans quelques fruits, mais le général Ignatieff montra un excellent appétit et le général Nepokoïtchiski, chef d’état-major, redemanda trois ou quatre fois du madère. Un auteur de mélodrame s’écrierait que le vin coulait sur la montagne et le sang dans la plaine ! Quand les derniers coups de canon eurent été tirés et que la nuit fut descendue, enveloppant dans les mêmes ombres vainqueurs et vaincus, Turcs et Russes, l’empereur et sa suite remontèrent dans les carrosses à quatre chevaux qui les avaient amenés. Le campement de l’empereur avait été transféré, en vue de la bataille, à une vingtaine de kilomètres de Plewna à Radinitza. Le prince de Roumanie et le grand-duc Nicolas étaient installés à moitié route de ce village à Poradin. Le cortége impérial, composé d’une demi-douzaine de calèches et entouré d’officiers qui caracolaient, s’avançait lentement d’abord à cause de l’obscurité et ensuite parce que les convois de blessés commençaient à encombrer les routes. L’empereur était tout pensif et de mauvaise humeur. On était arrivé presque à Poradin, quand un cavalier accourut aussi vite que le permettaient l’obscurité et l’encombrement. « Nous avons une redoute, s’écria-t-il, Grivitza est pris. » Le tzar qui avait les oreilles rebattues de fausses bonnes nouvelles, d’annonces de victoires qui ne se vérifiaient jamais, accueillit fort mal l’air de triomphe de l’officier. « Encore une invention sans doute », s’écria-t-il ; puis, après avoir réfléchi :
— A quelle distance est cette redoute ?
— Sire, à une lieue et demie environ.
— Combien faut-il pour y aller avec un bon cheval ?
— Environ trois quarts d’heure pour aller et revenir sans perdre de temps.
— Et bien, colonel, vous allez monter sur le cheval d’un des Tcherkesses de l’escorte et vous rendre avec Monsieur, fit le tzar, en désignant le porteur de nouvelle, à cet ouvrage qui serait en notre pouvoir. Rendez-moi compte positivement de tout ce que vous aurez vu.
L’officier à qui cet ordre venait d’être donné se mit en selle. Le cortége impérial resta sur place pendant une heure ; enfin l’émissaire revint. Il confirma entièrement ce qu’avait dit le premier cavalier, fit un récit de l’horrible mêlée qui avait précédé la prise de possession de la redoute et ajouta qu’il tenait tous ces détails d’un officier roumain qui lui avait remis sa carte. Ce disant, il tendit un vélin à l’empereur. Le souverain examina la carte à la lueur d’une des lanternes de la voiture. « Mais c’est une plaisanterie, colonel ! s’écria Alexandre, vous vous êtes trompé, voyez… »
L’officier interdit qui, ayant vu la carte dans l’obscurité, n’avait pu l’examiner, s’approcha tout interdit et lut :
CONSTANTIN C.
DOCTEUR EN DROIT.
— Vous prétendez avoir parlé à un officier et vous me donnez la carte d’un avocat ! Qu’est-ce que cela signifie ? » Le général Ignatieff intervint alors pour expliquer à Sa Majesté qu’avec l’organisation militaire roumaine, on pouvait être avocat en temps de paix et officier en temps de guerre.
Effectivement, M. C…, appelé subitement à prendre le commandement d’un bataillon de dorobantz, n’avait pas eu le temps de se faire faire des cartes de visite. Cela ne l’empêcha point de prendre une redoute et un drapeau turc. La confirmation du succès de Grivitza rasséréna un peu l’empereur. Il donna l’ordre de repartir pour Poradin, où M. Vavasseur se désespérait auprès du dîner qui bientôt n’allait plus valoir grand’chose.
« Décidément, dit l’empereur, le prince Carol est un homme heureux. Il a un ministre de la guerre en redingote qui s’en tire parfaitement, et voilà que ses avocats prennent des redoutes. »
La loyauté du tzar ne contestait pas aux alliés le succès qu’ils venaient de remporter, et il le reconnaissait hautement en décorant les officiers roumains qui s’étaient particulièrement distingués à la bataille de Grivitza (M. C… fut du nombre). En outre, il y eut deux croix de Saint-Georges conférées par compagnie aux troupes qui avaient pris part à cette sanglante journée. Les soldats désignèrent entre eux ceux qui étaient les plus dignes de les porter. Mais dans d’autres cercles moins élevés, on essaya de contester aux pauvres troupes de la Roumanie le pénible avantage qu’elles venaient de remporter. Il est vrai que M. Gortschakoff avait déjà ouvert au ministre Cogolniceano les horizons de la reconnaissance russe, en lui laissant entrevoir l’annexion de la Bessarabie, et il ne fallait pas exalter trop fortement les services de gens qu’on voulait dépouiller.
Je passai la nuit après la première journée à Poradin. J’y trouvai plusieurs confrères, entre autres le vénérable M. Canini avec son fidèle Damian. Le lendemain matin à la première heure, je fus au camp où le colonel Pilat me communiqua les listes des pertes subies par les troupes roumaines. La proportion était effrayante, plus de la moitié de l’effectif avait disparu ; d’un bataillon de dorobantz, il restait à peine 200 hommes. Deux compagnies de chasseurs, de ces jolis petits chasseurs si alertes, si pimpants, et dont l’uniforme rappelait celui des garibaldiens, avaient été anéanties.
Beaucoup de familles à Bukarest et dans ce pays allaient revêtir le deuil. A la popotte du 2me de chasseurs, au lieu de vingt-huit officiers qui avaient pris part au déjeuner de la veille, il s’en trouvait quatre ! du 5e régiment de dorobantz il restait 520 hommes sur 1,580 ; un autre régiment était commandé par un sous-lieutenant. On blâmait vivement la légèreté avec laquelle le plan d’attaque avait été conçu, et la fatale erreur qui n’avait fait prévoir qu’une redoute quand il y en avait deux ! Cette erreur fut sévèrement jugée par les attachés militaires, et on reconnut une fois encore que si le soldat russe était excellent, il était très-mal dirigé. Cette conviction pénétra également l’empereur, puisqu’il se décida à appeler le général Totleben dont l’arrivée mit fin à la guerre à la cosaque, et fit prévaloir les principes de saine stratégie. Leur application donna aux Russes la victoire.
Il y eut encore deux jours de lutte, mais sans autre résultat que d’encombrer davantage les dépôts de blessés, tandis que les écloppés russes sillonnaient par bandes interminables les routes de Bulgarie, traînés dans des chars à bœufs, dont les attelages exténués n’en pouvaient plus, ou se traînaient eux-mêmes sur des bâtons quand leur blessure le permettait. Le service des ambulances roumaines avait été soigneusement organisé par les soins de Madame Rosetti et du docteur Davila, un excellent homme, très-actif, et en somme bien sympathique, malgré sa faiblesse pour le galon et le titre de général. Madame Rosetti avait amené avec elle quelques dames de Bukarest pour le service des ambulances. Elle en appela d’autres par le télégraphe, quand elle vit le nombre de malheureux à secourir.
Ces nobles femmes ne se bornaient pas à soigner les blessés dans les lazarets ; elles allaient, comme celles de l’ambulance israélite de Jassy, ramasser les blessés sous le feu de l’ennemi.
Ce qui frappait tous les étrangers en visitant les hospices improvisés de Turnu, c’était le stoïcisme de tous ces guerriers improvisés qui supportaient, sans se plaindre, les plus atroces souffrances. Leur principale préoccupation était de donner promptement des nouvelles aux leurs, et on voyait les dames, les jeunes filles servir de secrétaires à ces paysans. Par exemple, aucun de ces braves gens ne voulait se soumettre à l’amputation ; ils préféraient mourir que de revenir au village défigurés avec un membre de moins. Les discours les plus persuasifs n’y changeaient rien. — Ils mouraient donc, laissant la place à d’autres ; car, dans ces trois journées autour de Plewna, le nombre des blessés était de plus de dix mille. Huit jours après la lutte, l’œil était attristé par les sinistres caravanes qui se traînaient péniblement vers un des dépôts où ils achevaient de souffrir.