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Zig-zags en Bulgarie

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CHAPITRE III

Zig-Zags dans la capitale russe. — Visite à un journal russe. — Le Hérold. — L’explosion du Lufti-Djelil. — Quatre cents hommes tués par un seul coup de canon. — Chez le général Trépow. — Chez le général Timacheff. — Éloge du frac bleu-barbeau. — Un ogre du journalisme. — Le général Miliutine. — Charbonniers et grands ducs sont maîtres chez eux.

En arrivant à Saint-Pétersbourg, j’étais muni de plusieurs lettres de recommandation ; obéissant à mes sympathies personnelles comme à des affinités naturelles, je m’acheminai d’abord vers la rédaction d’un journal auquel m’attachent des liens de collaboration et d’amitié. Le Hérold de Saint-Pétersbourg est un organe rédigé en langue allemande, qui tend à devenir comme son modèle américain un organe international. Son fondateur, un ancien médecin de beaucoup de talent, M. le docteur Gsellius connu pour ses expériences sur la transfusion du sang, m’exposa lui-même l’idée qui avait présidé à l’installation du journal.

« La Russie, me dit-il, est un pays d’avenir, c’est une nation jeune que l’on n’a pas pu juger jusqu’à présent à sa valeur puisqu’elle n’a pu donner la mesure de son mérite et de ses capacités sous tous les rapports. Mais, laissez la question d’Orient qui pèse si lourdement sur nous, se résoudre, attendez que certaines mesures économiques imminentes à mon avis soient décrétées, que le commerce ne soit plus gêné dans son essor et vous verrez tout le développement que prendra, grâce à l’activité de ses habitants et à la richesse de son sol ce vaste empire. Il y aura besoin évidemment d’établir un trait d’union entre l’Europe et nous ; le Hérold sera ce lien le plus efficace de tous, car il n’est rien au-dessus d’un journal bien pourvu d’informations, bourré de renseignements pour créer des rapports internationaux solides et attrayants à la fois. Eh bien, notre Hérold sera infailliblement appelé à jouer ce rôle — un peu plus tôt un peu plus tard. » En attendant que le Hérold égale, selon les vœux de son actif et intelligent directeur, son homonyme de New-York, ce journal est une œuvre précieuse pour ceux qui veulent des renseignements exacts sur ce qui se passe politiquement, financièrement et socialement, non-seulement à Saint-Pétersbourg et à Moscou mais encore dans la campagne russe que personne ne connaît en dehors de ces grands centres. Le Hérold a planté sa tente sur la place où se trouve le monument équestre de Nicolas Ier ; ses rédacteurs en rédigeant leurs premiers-Pétersbourg, en classant les nouvelles du jour, ont sans cesse devant les yeux l’image du précédent empereur. Mais appartenant tous à l’école libérale, je doute fort qu’ils se sentent inspirés par le voisinage de cet impitoyable ennemi de la presse. De onze heures du matin jusqu’à deux ou trois heures de la nuit les bureaux du Hérold sont une ruche bourdonnante ; on ne se quitte pas dans ces temps de fièvre sans avoir parcouru les dernières nouvelles que le cabinet du ministre de la guerre envoie très-tard dans la soirée.

Au milieu du fatras de dépêches expédiées par les agences rivales et par les correspondants particuliers qui tiennent à être beaucoup et moins à être bien renseignés, c’était à ces communications seules qu’on pouvait se fier pour distinguer la vérité au milieu du salmis de canards qu’on vous servait quotidiennement. Il est vrai que souvent ces dépêches étaient d’un laconisme insignifiant, elles nous rappelaient plus d’un de ces bulletins vides de faits qui rendirent si légendaire pendant le siége de Paris, la signature P. O. Schmitz.

Il est vrai qu’on ne pouvait avec la meilleure volonté du monde donner des nouvelles quand il n’y en avait pas ou révéler des mouvements militaires pour ajouter plus d’attrait aux communications officielles. C’est dans les bureaux du Hérold vers deux heures du matin que j’appris ce premier fait important de la guerre en Europe : l’explosion du magnifique cuirassé turc, le Lufti-Djelil (Joie de la Vie).

L’occupation de la Roumanie par l’armée russe avait eu lieu sans encombre et sans résistance de la part des Turcs. Ceux-ci n’avaient même pas jugé à propos d’occuper les positions fort avantageuses qui tout d’un coup se trouvèrent dégarnies de troupes sur le Danube. Scrupules diplomatiques paraît-il, mais ces scrupules coûtèrent gros à la Turquie et je ne sache pas qu’ils lui aient valu en retour le plus petit égard ou la moindre indulgence au règlement final. C’est sans doute aussi par scrupule diplomatique que les cuirassés turcs négligèrent de faire sauter le pont de Barbosch sur le Zereth, ce qui eût interrompu les communications par railway entre Bukarest et la frontière russe et causé un retard considérable à l’armée d’invasion. Il est vrai que la construction défectueuse des chemins de fer roumains et les fortes pluies se chargèrent en partie du moins de la besogne de Hobart-Pacha ; un éboulement de terrain rendit la voie impraticable pendant plusieurs jours — mais longtemps après, quand le gros de l’armée russe avait déjà passé.

Pourtant l’amiral anglo-turc, qui commande encore aujourd’hui la magnifique mais bien inutile flotte des cuirassés ottomans, semblait se repentir de son inaction. Ayant manqué son coup au pont de Barbosch, il voulut se rattraper assez impolitiquement sur les villes du littoral valaque. Il commença à bombarder Swegerdek, ensuite Braïla, deux villes très-agréables et très-prospères en temps de paix, la seconde surtout, dont les maisons blanches et d’une architecture presque luxueuse, attestent la prospérité. Hobart-Pacha se vantait de convertir Braïla en un monceau de décombres fumants. En effet, depuis plusieurs jours des steamers détachés de la flottille croisaient dans le canal d’Atschin et gratifiaient la ville de bombes et d’obus. Mais ici aussi l’amiral s’y était pris trop tard : il avait laissé aux Russes le temps d’élever dans les vignes et vergers au-dessus de Braïla des batteries qui dominaient le canal et menaçaient même le cours du grand Danube. C’est d’une de ces pièces que fut tiré, dans l’après-midi du 10 mai, un maître coup de canon qui envoya un boulet se loger tout droit dans la cheminée d’un des plus beaux steamers de la flottille. Un second projectile vint frapper en plein la sainte-barbe ; — il y eut une détonation formidable, une fumée épaisse obscurcit l’air pendant quelques minutes, puis les servants de la batterie russe, quand le nuage se fut dissipé, cherchèrent en vain le moindre vestige du navire qui devait brûler Braïla. On crut d’abord qu’il s’était enfui dans la direction d’Aschin pour aller se cacher dans un repli de terrain, derrière les roseaux qui, dans cette région et dans cette saison, atteignent souvent la hauteur de véritables arbres ; mais le remous à la place où le steamer se trouvait encore il y a très-peu d’instants, et un morceau de la mâture qui émergeait obstinément au-dessus de l’eau ne laissèrent plus aucun doute sur le sort du cuirassé turc et de tous ceux qu’il portait. Bâtiment et équipage s’étaient abîmés dans les flots du Danube aussi profonds que ceux de la mer. Comme entrée de jeu, la terrible flotte turque venait de perdre un de ses plus puissants et en même temps, assurait-on, de ses plus luxueux navires. Un enthousiasme sans bornes s’empara des servants des batteries russes. Des hourrahs que le vent portait en ville firent trembler l’air et de toutes parts les officiers et les soldats s’empressèrent autour du canonnier qui avait si glorieusement ouvert la campagne. Quant aux victimes de l’explosion, on n’y songea que plus tard ; sur quatre cents hommes que le Lufti-Djelil avait à son bord, un seul avait survécu. Et dans quel état ! les mains calcinées, les jambes couvertes de mille brûlures, la peau du visage éraflée en une foule d’endroits, le crâne presque complétement scalpé, — c’est ainsi que le malheureux Turc fut recueilli par une barque envoyée du rivage dans le dessein de sauver, s’il était possible, les épaves de la catastrophe. Le soir même, grâce au télégraphe, on était informé à Saint-Pétersbourg de l’exploit de l’artillerie. On peut juger de l’accueil que les patriotes du Hérold firent aux nouvelles qui annonçaient le premier succès, la première étape symbolique d’un carnage de sept mois. Le journal fut rapidement achevé. Des droskis stationnaient devant la porte ; on s’y entassa pour aller arroser avec du Rœderer le début heureux de la campagne.

Peu de jours après j’usai d’une lettre de recommandation pour un des principaux personnages de la Russie. M. le général Trépow remplissait à Saint-Pétersbourg des fonctions dont l’équivalent n’existe, à ce que je sache, dans aucune des autres grandes capitales de l’Europe. Sous le titre de gouverneur général, il était à la fois le maire, le préfet, le commandant militaire de Saint-Pétersbourg. Véritable Argus, il fallait être partout, contrôler tout et empêcher tout ce qui sortirait de l’alignement officiel, sous quelque rapport que ce soit. Le général Trépow était indépendant de tout ministère et de toute autre autorité hiérarchique ; il ne répondait de ses actes qu’à l’empereur, autrement il était complétement le maître. On le redoutait en conséquence, et tout ce qui, dans une grande ville, se trouve plus ou moins sous la coupe de la police, cochers de place, cantonniers, balayeurs, revendeurs, concierges, etc., etc., tout cela tremblait comme la feuille au nom seul du gouverneur général. Quant aux conspirateurs politiques, aux nihilistes, aux auteurs d’écrits clandestins, M. de Trépow leur faisait la chasse sans trêve ni merci. Il sait que le lourd mécanisme de l’État russe est en somme à la merci du plus petit incident et d’un coup de poignard que l’envie de donner ne manque pas, comme il a pu en faire l’expérience sur lui-même. Un fait qui s’était passé peu de jours avant mon arrivée dans la capitale russe vient à l’appui de mon assertion et prouve en même temps que même la surveillance si soutenue et si rigoureuse du dictateur de Saint-Pétersbourg pouvait être mise en défaut.

Au sortir de l’office du dimanche, devant cette même cathédrale de Kazan, qui a un faux air de Saint-Pierre de Rome, une cinquantaine de jeunes gens commencèrent, avec une sérénité parfaite, à organiser une démonstration communiste aux cris allégoriques, si bien compris par les affiliés de « terre et liberté ».

Les jeunes gens, — qui étaient, comme le procès l’a prouvé depuis, — des conspirateurs régulièrement embrigadés, cherchaient à persuader à la foule que c’était d’une manifestation en faveur des frères slaves qu’il s’agissait. On commençait à les suivre parfaitement, et Dieu sait quelles proportions la chose allait prendre, — sur la Perspective Newski, à deux pas du Palais d’Hiver, et à un moment où les événements d’Orient avaient chauffé les esprits.

Fort heureusement pour le tsar que maître Trépow avait eu vent de l’affaire ; des estafiers de police, qui avaient des instructions spéciales, se ruèrent sur les chefs de la manifestation, arrachèrent à ceux-ci les drapeaux et crièrent à la foule : « Ils veulent tuer l’empereur, ils veulent tuer l’empereur. » Cet appel au sentiment dynastique de la masse ne manqua point son effet ; la foule, qui croyait manifester en faveur des « frères du Sud », recula avec horreur devant des prétendus régicides et, remise de son trouble, se joignit aux agents de police. Les chefs de la démonstration échappèrent avec peine à une application monarchique de la loi de Lynch ; ils furent conduits en prison autant pour être protégés que pour être punis. L’habileté du préfet-maire avait déjoué un complot et provoqué une explosion du sentiment dynastique. Son autorité avait été augmentée d’autant depuis cet incident. L’empereur, qui lui avait déjà fait cadeau d’une magnifique maison, méditait une nouvelle récompense, et l’impératrice Marie déclarait une fois de plus qu’elle ne dormirait pas tranquille si elle ne savait que « son fidèle Trépow » veille sur sa sécurité ! Le général occupe dans la grande « rue maritime » une maison d’apparence ordinaire dont une façade donne sur un canal. Un agent de police se promène devant la porte et vous indique le chemin à parcourir pour arriver aux appartements particuliers du général. Il faut monter un étage. Sur l’escalier on croise des sous-officiers étroitement boutonnés dans leur habit vert, ayant presque tous une décoration, quelquefois deux sur leur poitrine et de grosses liasses de papier sous le bras.

Un de ces sous-officiers m’adressa à un aide-de-camp, lequel me conduisit dans une sorte de galerie-salon donnant sur l’eau et éclairée par une multitude de fenêtres. Cette pièce, très-vaste, était meublée assez richement, mais en style rococo ; des peintures sans grande valeur étaient pendues au mur, et une rangée presque interminable de chaises indiquait qu’il y avait là souvent affluence de visiteurs. En effet, la foule était grande dans l’antichambre de Son Excellence. L’uniforme, comme partout, à Saint-Pétersbourg, dans le monde officiel domine ; je remarque entre autres figures caractéristiques un officier suffisamment vieux, très-blanc de cheveux et la barbe grise, qui joue très-complaisamment avec un petit bambin d’une douzaine d’années habillé en matelot, coiffé d’une toque bleue ornée d’un gland.

Est-ce un effet des mœurs administratives patriarcales ou le gamin voudrait-il déjà solliciter pour son compte ou pour celui de son grand-père ? A côté un pope à figure fine et intelligente vêtu d’une ample toge d’étoffe brune médite, appuyé sur sa canne à pomme d’or ; cinq ou six dames en toilette élégante égayent le paysage, deux d’entre elles babillent avec beaucoup de vivacité, on les prendrait volontiers pour des actrices. Pourquoi pas ! l’autorité de l’Excellence qui est maître de céans s’étend sur les théâtres tout comme sur la voirie.

Mon attente ne fut pas longue, à peine le temps d’examiner les différents types qui attendaient le gouverneur. Celui-ci parut, et traversant la galerie d’un pas rapide il s’arrêta devant moi. C’est un homme de soixante ans environ, d’une taille moyenne bien prise, vigoureuse ; la tête est celle d’un vieux troupier ; des moustaches courtes et drues lui donnent un aspect farouche où dominent surtout l’énergie et la dureté. En un mot on reconnaît l’homme qui, habitué autrefois à bien obéir commande sans réplique. On retrouverait parmi les majors de l’armée d’Afrique, ceux qui se sont hâlés aux rayons du soleil de la colonie et ont toujours vécu au contact des zéphirs, des types semblables à celui du gouverneur de Saint-Pétersbourg.

La figure gagne au relief donné par le costume. Une tunique de couleur verte déboutonnée qui s’ouvre sur un gilet blanc à boutons de métal, un pantalon bleu à large bande dorée et sur la tunique plusieurs décorations, tel était cet uniforme. Je prévoyais bien que l’entrevue ne serait pas longue et je ne prétendais point abuser trop du temps de l’Excellence. — Je remis ma lettre et y ajoutai le compliment d’usage. « Resterez-vous longtemps à Saint-Pétersbourg ? me dit M. Trépow ; tâchez de voir le plus possible notre capitale ; elle est très-curieuse et les étrangers ne la connaissent guère ; avez-vous besoin d’un aide de camp pour vous conduire ? » Je remerciai en objectant que mes relations personnelles me permettaient de me passer du bienveillant concours offert par Son Excellence et j’ajoutai que du reste mon séjour à Saint-Pétersbourg ne serait pas de longue durée puisque j’avais hâte de me rendre sur le théâtre de la guerre.

Le général Trépow me regarda à peu près comme on examine un conscrit à la parade. « Heu, me fit-il, ça n’ira pas tout seul. On ne veut pas d’indiscrétions, on n’en veut pas, et le Grand-Duc a consigné jusqu’à nouvel ordre tous vos collègues. — Mais que faire alors ? — Restez à Saint-Pétersbourg, c’est une ville charmante, vous verrez ! vous verrez ! — Pardon, Excellence, mais je ne suis pas venu exclusivement pour mon amusement, je dois aller sur le théâtre de la guerre ou retourner en France. — Attendez quelques jours, peut-être la consigne sera-t-elle levée ; si vous avez besoin de quelque chose venez me voir. » Et le général, après avoir légèrement incliné la tête en signe de salut, se dirigea vers l’une des dames en longue robe à queue. L’enfant qui jouait avec le vieux militaire, s’arrêta tout interdit en voyant la figure renfrognée du gouverneur. Mais celui-ci sourit au petit qui, abandonnant son grand-père, vint se serrer tout contre les jambes du général. Tout en causant avec la dame, celui-ci s’amusait à pincer les joues roses et bouffies du gamin[2].

[2] Ces lignes ont été écrites immédiatement après mon audience à la préfecture de police. Je ne connaissais rien alors des procédés barbares du général à l’égard des prisonniers politiques. Il fallut l’action criminelle peut-être au point de vue du droit strict, mais courageuse en tous cas, de Vera Sassoulitsch, pour révéler que cet homme, qui passait à Saint-Pétersbourg pour un bourru assez bienfaisant, était un odieux tortionnaire. Voici, à côté de l’esquisse que le lecteur vient de lire, un portrait que je traçais de l’ex-gouverneur, peu de temps après l’acquittement de Vera, dans le journal la Presse :

LE GÉNÉRAL TRÉPOW

« Il peut avoir de soixante à soixante-cinq ans. Il est laid de figure, sa moustache grisonnante coupée ras au-dessus de la lèvre supérieure lui donne, avec ses pointes hérissées, un faux air de chat-tigre guettant une proie. Le front est étroit, déprimé, le profil quelque peu anguleux ; l’âge s’annonce surtout par les plis des joues, insuffisamment dissimulés par des favoris qui s’arrêtent à moitié du visage.

» Après l’avoir vu une seule fois, on peut juger l’homme : c’est le gendarme personnifié ; non pas le Pandore de la chanson, rigoureux et naïf à la fois, aimable avec le prisonnier à qui il vient de serrer les pouces, mais le gendarme quelque peu bourreau bien plus au service de l’arbitraire politique que du Code. Les cheveux coupés en brosse achèvent le caractère de cette physionomie.

» Il ne connaît d’autre costume que son uniforme : un pantalon bleu à large bande d’or et une tunique verte chamarrée de décorations qui emprisonne étroitement son buste court et trapu. Sur cette tunique, le général jette, quand il sort, l’hiver, dans sa troïka, dont le triple attelage peut valoir 1,500 louis, l’immense manteau militaire à triple collet qui pourrait abriter une famille de saltimbanques ; dans son cabinet, quand l’ouvrage le presse et que les calorifères entretiennent une température d’étuve, Trépow lâche un à un les boutons de sa tunique qui s’ouvre alors sur un gilet blanc. Il court ainsi de son cabinet de travail à la galerie d’audience où se tiennent les solliciteurs.

» Quiconque désire parler au gouverneur, soit pour présenter une pétition soit pour un visa, soit pour une demande quelconque, soit comme la célèbre acquittée, pour décharger un revolver à bout portant, peut se présenter de une heure à trois. On fait attendre les solliciteurs de peu de mine dans une sorte de vestibule ; quant aux militaires, aux dames et aux visiteurs biens vêtus, on les introduit dans cette galerie ornée de statues et de tableaux d’une assez mince valeur artistique. Cette pièce reçoit le jour par de nombreuses fenêtres qui donnent sur un des nombreux canaux qui coupent en tous sens la ville de Pierre le Grand et de Catherine.

» Personne, à moins de grandes exceptions, n’est admis dans le cabinet du général, ce cabinet qui recèle assez de mystères pour approvisionner une douzaine de romanciers.

» Le général arrive dans la galerie. Il va d’un des solliciteurs à l’autre, toujours rogue, bref et dur même quand il accorde ce qu’on lui demande.

» On sent, dans chacune de ses paroles, dans chacun de ses gestes, la conviction qu’il possède d’être, lui, représentant de l’autorité, à mille coudées au-dessus du vulgaire. Le général Trépow, armé d’un pouvoir immense, ne dépendant que de l’empereur, professe pour son autorité un véritable culte ; il se considère comme une sorte de divinité vers laquelle il n’est permis d’élever que des regards suppliants et humbles.

» Avec les étrangers, il est vrai, il change d’allures, il craint de laisser percer le Tartare, au besoin il saura, pendant une audience d’un quart d’heure, faire preuve d’une politesse raffinée ou affecter une sorte de camaraderie brusque et enjouée. Alors le visiteur se retire enchanté en disant en lui-même : « Quel brave homme que ce Trépow, quelle bonhomie ! quelle franchise, etc. » Et six mois plus tard le même visiteur tombe de son haut en apprenant que ce bonhomme si rond, si jovial, est un geôlier de mélodrame et qu’il fait fouetter les femmes. Il faut, d’ailleurs, se méfier un peu des effusions humanitaires et libérales de MM. les généraux russes. J’en sais quelque chose.

» Pendant la dernière campagne, je fus présenté, dans une des villes prises par les Russes après le passage du Danube, au général commandant la place. L’Excellence me combla littéralement d’attentions et de politesses, en proclamant la joie qu’elle éprouvait de recevoir le correspondant d’un journal libéral. Elle me raconta sa biographie et insista surtout sur ce point que ses idées avancées lui avaient valu une disgrâce prolongée, — peu s’en fallut qu’on ne l’envoyât en Sibérie. Peu de jours plus tard, j’appris que mon pseudo-martyr de la liberté avait fonctionné en Lithuanie comme aide de camp du fameux Mourawief, et tout en partageant, peut-être, au fond du cœur, les théories de ses victimes avait fait expédier ad patres force insurgés. C’est en Pologne aussi, que Trépow commença sa fortune.

» Est-ce une légende ou est-ce la vérité ? J’ai entendu raconter souvent que le gouverneur de Saint-Pétersbourg était un enfant trouvé, non sur la voie publique, mais sur les marches d’un escalier. De là son nom. La condition d’enfant trouvé en Russie est toute particulière ; elle n’a rien d’inavouable. Le plus grand bâtiment de la ville, à Saint-Pétersbourg, celui qu’on aperçoit le premier en arrivant de la gare pour se diriger vers l’intérieur de la ville, est l’édifice destiné aux petits êtres abandonnés, qui y reçoivent, paraît-il, une bonne éducation et entrent dans l’administration et dans l’armée.

» Trépow servit d’abord au Caucase, comme tant de milliers d’autres Russes, et y acquit rapidement grades sur grades jusqu’à celui de capitaine. C’est en cette qualité qu’il fut envoyé à Varsovie au moment où l’insurrection de Pologne éclatait. Des colonnes de gendarmerie mobile furent organisées pour rechercher les chefs de l’insurrection et surtout pour servir de contrepoids aux « gendarmes pendeurs » du gouvernement national, agents d’une sorte de Vehme, qui frappait les traîtres et les fonctionnaires les plus détestés. Trépow se signala en faisant la chasse à l’homme, et dans ces jours de justice sommaire et d’exécution immédiate sur simple constatation d’identité, il fut un des plus actifs pourvoyeurs des pelotons d’exécution et de la potence. C’est là aussi qu’il fit cet apprentissage de policier, qui devait lui rendre de si grands services plus tard dans la capitale, au poste qu’il occupe aujourd’hui. Pourtant, en admettant que le gouvernement russe ait tenu tout particulièrement à récompenser les aides-bourreaux de la Pologne, la fortune de Trépow prit des proportions fantastiques. On eût dit qu’une protection puissante, mystérieuse et romanesque s’était attachée au nom de celui dont l’origine était restée dans l’ombre, peut-être en raison de cette origine.

» Dépassant rapidement ses supérieurs immédiats qui traitaient en bien petit garçon à Varsovie le simple capitaine de gendarmes, coup sur coup on apprit avec stupeur et non sans jalousie, assurément, les différentes phases de cette élévation qui rappelle la fortune de Potemkin, de Menschikof et autres favoris des tsars. Trépow sautait par-dessus les échelons de la hiérarchie comme un cheval de course par-dessus une banquette irlandaise. En très-peu de temps, il était devenu général de division, aide de camp de l’empereur et gouverneur de Saint-Pétersbourg. Ces fonctions donnent à celui qui les occupe un pouvoir absolu sur tous les habitants de la capitale. Tous les aubergistes, hôteliers, restaurateurs, loueurs de voitures, etc., etc., et, dans un autre ordre d’idées, les auteurs, les artistes sont dans sa main. Il peut d’un trait de plume les priver de leurs ressources.

» Aucun étranger n’arrive à Saint-Pétersbourg sans qu’immédiatement le gouverneur ne sache qui il est et ce qu’il cherche sur les bords de la Neva. D’un trait de plume aussi, M. Trépow peut faire reconduire l’étranger à la frontière. Comme nous l’avons dit, il n’a de comptes à rendre à personne, hors l’empereur, et les ministres ne pourraient même pas soustraire un protégé à la vindicte du gouverneur.

» Au point de vue administratif, les attributions du gouverneur sont aussi étendues que celles du préfet de la Seine, du conseil municipal et du conseil général réunies ; sous ce rapport, au reste, Trépow n’a pas fait mauvais usage de sa dictature. Grâce à son inexorable sévérité agrémentée de coups de bâton appliqués au besoin aux balayeurs, les rues de Saint-Pétersbourg sont aussi propres que la température le permet. Le pavé et l’éclairage sont régulièrement entretenus ; enfin on se sent dans une ville européenne, tandis qu’il y a une quinzaine d’années, malgré les magnifiques palais de Catherine, malgré les quais de granit, la capitale de la Russie laissait beaucoup à désirer sous le rapport de la voirie. Ces petites réformes ont valu, dans le peuple surtout, une certaine popularité au général. Celui-ci sait, d’ailleurs, soigner la mise en scène. Il se montre beaucoup dans sa troïka, filant rapidement comme le vent ; aussi dit-on de lui comme du fameux solitaire, « qu’il est partout, qu’il sait tout et voit tout ». Pour plus d’un moujik, c’est par l’œil, toujours aux aguets, du gouverneur, que le bon Dieu apprend tout ce qui se passe. Dans les classes plus élevées de la société, au contraire, Trépow compte beaucoup de contempteurs mêlés à des envieux. Beaucoup se comporteraient aussi brutalement que le général s’ils avaient sa place, qui critiquent ses procédés. Peut-être ce sentiment n’a-t-il pas été tout à fait étranger au verdict du jury.

» Nous ne croyons pas que cette décision ébranle la situation du gouverneur. Il faudrait que l’empereur renonçât subitement à une affection qui ne s’est pas démentie depuis douze années, et que l’impératrice Marie consentît à sacrifier le repos de ses nuits, puisqu’elle a déclaré « que si Trépow ne veillait pas sur la ville, elle ne dormirait pas tranquille ». Ajoutons, en passant, que l’affection du tzar pour ce général n’est pas seulement honorifique ; elle a valu au gouverneur des présents superbes et entre autres une magnifique maison qui vaut plus de 600,000 francs.

» Mais, dira-t-on, le tzar est un prince humanitaire ; il a aboli la bastonnade et ne saurait tolérer davantage un homme qui, en dépit de ses ordres, frappe les prisonniers. Alexandre II a bien aboli la peine de mort, et cependant on a fusillé et pendu en Pologne et à Khiva. Alexandre II a proclamé la nécessité de la paix, et cependant son gouvernement sort d’une guerre pour se précipiter dans une autre. On peut bien alors supprimer la bastonnade et garder Trépow. »

Le lendemain je devais me rencontrer avec un autre général, le ministre de l’intérieur, général Timacheff. C’est un autre genre de croquemitaine. Il jouit auprès de la population de Saint-Pétersbourg, mais particulièrement dans les hautes sphères, de la réputation d’être le plus grincheux et le plus désagréable que le ciel ait pu dans sa colère susciter aux administrés du vaste empire. Quand j’appris à différents personnages que j’allais voir M. le général Timacheff, on me regarda d’un air de commisération comme un Daniel qui veut affronter la fosse aux lions. On me plaignait sincèrement. Pourtant la tanière n’avait rien de bien effrayant. Le ministère est situé dans la rue qui continue sur la gauche de l’église Saint-Isaac, et dont l’entrée donne sur le quai d’un canal. Le salon d’attente dans lequel on vous introduit est meublé avec ce luxe banal que l’on retrouve à peu près chez tous les dignitaires. On s’y ennuierait si la station d’attente était longue, mais fort heureusement il n’y a qu’une seule personne chez Son Excellence — l’ours, c’est un conseiller d’État vêtu de ce frac bleu barbeau à boutons d’or, que la mode a proscrit chez nous, mais qui n’en est pas moins un des vêtements les plus élégants et les plus avantageux pour quiconque a un beau torse et les jambes fines et nerveuses ; c’était le cas du conseiller.

Cet important fonctionnaire congédié, un aide-de-camp m’appela dans le salon de réception de Son Excellence. Ici le banal cessait ; on se sentait chez une individualité qui imprime un caractère particulier à tout ce qui l’entoure et à tout ce qui la touche. Les portières et les bois des fenêtres étaient encadrés de plantes exotiques ; le mobilier avait évidemment été fait sur commande expresse et d’après des dessins capricieux. La cheminée et la grande table-pupitre du ministre étaient encombrées de potiches et de curiosités ; et sur un poêle de stuc, au fond de la pièce, j’aperçus, non sans quelque étonnement, le buste de Voltaire « grimaçant son hideux sourire ». Quant au ministre, il se balançait avec nonchalance devant son pupitre dans un de ces fauteuils cannelés, à bascule, qui semblent fabriqués à l’usage des grands enfants qui ne se sont pas déshabitués de jouer, quand la moustache leur a déjà poussé. Disons tout de suite que le ministre ne révélait rien du porc-épic dans ses traits. Bel homme blond élancé ; le trait dominant de la physionomie du personnage était le scepticisme à l’égard d’autrui et une satisfaction complète pour sa propre personne. Ne croire à personne, être toujours content de soi, telle doit être, si je ne me trompe, la devise de M. Timacheff.

Mais si la figure était à peu près aimable, les paroles ne tardèrent point à révéler dans toute sa splendeur l’homme qui tient à tout prix à passer pour un être désagréable ; Saint-Pétersbourg ne m’avait point menti, et l’honorable général mérite bien sa réputation. Il n’aime guère les journalistes et il parut très-heureux d’en avoir un à se mettre sous la dent.

J’appris plus tard la raison particulière de cette animosité. On se rappelle qu’au mois de juillet ou d’août 1876, M. de Girardin publia dans son journal la France, un extrait du traité secret entre la Russie et la Prusse ayant pour objet l’expulsion des Turcs de l’Europe. Or, la veille du jour où cette publication eut lieu, M. Timacheff, de passage à Paris, où il compte de nombreuses connaissances, avait dîné chez l’éminent écrivain. Aussitôt les ennemis du ministre lui attribuèrent l’indiscrétion qui venait d’être commise, et M. Timacheff eut toutes les peines du monde à se disculper.

Notre entretien se ressentit d’abord de cette aigreur à l’égard de la corporation ; le général trouva de bon goût de se livrer à une sortie en règle contre les journalistes en général et les correspondants militaires en particulier.

« Qu’est-ce que ces messieurs viennent chercher chez nous ? Nous n’avons pas besoin de réclame et les attaques nous importent fort peu. Nous ne cherchons pas non plus à influencer la Bourse ; cela nous est complétement égal, et nous n’avons aucun intérêt à lancer des nouvelles à sensation… Allez chez les Turcs, messieurs ! on vous y recevra à merveille. Là-bas, tous les pachas sont sensibles aux compliments et tripotent sur les cours. Pour nous, je le répète, il nous est parfaitement égal d’avoir tous les journaux contre nous ; nous nous soucions de la presse entière comme de la fumée d’une cigarette. On aura beau dire et écrire tout ce que l’on voudra, le résultat est certain, nous vaincrons, et c’est la seule chose qui nous importe. »

Je laissai le sanglier donner tout à son aise des coups de boutoir à droite et à gauche, sans sourciller. Je répondis seulement que la tâche d’un journaliste n’était pas toujours d’envoyer des nouvelles à sensation ou d’influencer les marchés. J’ajoutai qu’en ce qui me concernait, mon but était purement et simplement de raconter de la façon la plus intéressante possible et la plus pittoresque les hauts faits de l’armée russe.

Cette assurance parut calmer un peu l’irritable ministre. « Puisque vous écrivez en France, me dit-il, rassurez donc nos bons amis (ces mots furent soulignés d’un rire ironique) de là-bas au sujet de la révolution en Pologne. Ils peuvent se tenir pour sûrs et certains qu’il n’y en aura pas. Si vous voulez, fit Son Excellence en prenant une plume et du papier, si vous voulez, je vous le donnerai par écrit, il n’y aura pas plus d’émeute en Pologne qu’au Caucase. »

Cette assurance venait fort mal à propos, car ce jour-là même de mauvaises nouvelles étaient arrivées des possessions d’Asie. J’en avais eu connaissance et j’y fis quelques allusions. « Bah ! répondit M. Timacheff, ce sont des histoires sans importance ; il y a toujours des fanatiques qui se laissent entraîner, mais ce mouvement n’a aucune racine dans la population. Au contraire, les musulmans, dans nos possessions d’Asie, sont attachés au régime russe ; j’ai moi-même des propriétés dans le gouvernement d’Orenbourg, qui est peuplé en grande partie de mahométans. Eh bien, tous ces gens me sont très-dévoués ; il en est de même chez les autres propriétaires mes voisins. Les ecclésiastiques, les défenseurs attitrés de la foi mahométane, sont pour nous. Un de leurs prêtres, dont le grade correspond à celui d’un de nos évêques, a envoyé un mandement où il déclare que la guerre actuelle n’a pas un caractère religieux, que l’empereur de Russie combat pour réprimer des abus que le Koran lui-même condamne ; par conséquent, qu’il n’y avait aucune raison de prendre fait et cause pour le sultan. » (En effet, des mandements pareils ont été lancés et ils n’ont pas manqué leur effet sur la population musulmane.)

Il est inutile de fatiguer le lecteur par la reproduction intégrale de cet entretien qui eut lieu pour ainsi dire à l’ombre du buste ricanant de Voltaire, et qui se termina pour moi d’une façon plus engageante que ne le promettait le début. M. Timacheff était devenu presque aimable, et il s’offrit de faire tout ce qu’il pourrait pour faciliter ma tâche. Cependant, ses pouvoirs n’allaient pas jusqu’à obtenir ou même recommander mon admission. J’appris plus tard pourquoi, et je me félicitai de ne pas me présenter à l’état-major avec une lettre d’introduction signée Timacheff, c’eût été le meilleur moyen de me faire renvoyer tout droit d’où je venais.

Le grand-duc et son entourage étaient très-jaloux de leur autorité ; ils n’auraient voulu à aucun prix avoir l’air de céder à une pression du dehors, quand même cette pression aurait revêtu les formes d’une humble recommandation officielle. Cette conviction fut assurée de plus en plus dans mon esprit, surtout après une visite au général Miliutine, ministre de la guerre. Cet important fonctionnaire qui de son cabinet de Saint-Pétersbourg faisait mouvoir alors, à cinq cents lieues de là, des centaines de mille hommes avec leur attirail, leurs munitions, leurs provisions et tout ce qu’il faut pour faire une conquête, reçut le journaliste sur la simple présentation de sa carte. Le général, type de l’officier supérieur russe, d’aspect à la fois aimable et énergique, était enfoncé jusqu’au cou dans les rapports, les paperasses, les comptes. Il travaillait au milieu des cartons, des plans et des cartes qui tapissaient la chambre.

L’entrevue ne put durer que peu de minutes, le journaliste ayant garde de faire preuve d’indiscrétion, le ministre ne pouvant que regretter de ne pouvoir rien accorder.

Charbonnier est maître chez soi, le grand-duc Nicolas entendait l’être chez lui. Il n’y avait donc qu’une seule chose à faire : franchir au plus vite la distance entre la Neva et le Pruth, ce qui représentait quatre jours et quatre nuits de wagon continu. Mais avant que le lecteur suive l’auteur dans ce trajet, qu’il lui soit permis de jeter encore un coup d’œil sur certains détails de son séjour dans la capitale de l’empire russe.

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