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Zig-zags en Bulgarie

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CHAPITRE XVIII

Voyage dans la Dobrudja. — Une fausse alerte. — Les Turcs en Roumanie. — Conseil de guerre en wagon. — Galatz ville morte. — Braïla. — Histoire d’un bateau torpille. — A la recherche du trésor du Lufti-Djelil. — Les plongeurs. — Déception.

Le 7 ou 8 septembre, le convoi qui part de Bukarest à dix heures du matin, dans la direction de la Moldavie, emportait un grand nombre d’officiers russes, à leur tête le général prince Woronzoff, aide-de-camp de l’empereur. La destination de ces messieurs était la petite ville de Buseo, sur la ligne de Jassy, à trois heures environ de la capitale. Leur mission ostensible était de se rendre au-devant des premiers bataillons de la garde impériale annoncés depuis près d’un mois (comme s’il était possible de faire franchir à soixante mille hommes, avec armes et bagages, un espace d’un demi-millier de lieues avec la rapidité de l’hirondelle fendant l’air). Mais le but secret et véritable du voyage était bien autrement important que l’accomplissement d’un acte de politesse militaire. Il s’agissait tout simplement de prendre des mesures pour préserver le littoral roumain d’une invasion de Turcs. Certains points étaient positivement menacés. A Silistrie, en face de la petite ville roumaine de Kalarasch, les pionniers turcs construisaient un pont, et on pouvait lire dans des lettres de Constantinople, publiées par de grands journaux très-sérieux, que vingt mille Circassiens et bachi-bouzouks allaient, le séraskier lui-même le prédisait, rendre visite à la principauté. Le général Woronzoff avait l’ordre de ramasser toutes les forces échelonnées dans l’intérieur du pays, de requérir les premiers bataillons de renfort venant de Russie qu’il rencontrerait en route et de les diriger dans la direction du littoral qui paraissait la plus menacée. Il y avait péril en la demeure. La veille, le ministre de l’intérieur avait reçu un télégramme de la préfecture de Kalarasch conçu en termes désespérés, annonçant que la population, s’attendant à chaque moment au passage des troupes musulmanes, fuyait dans l’intérieur du pays, et que le signataire de la dépêche (c’était en l’absence du préfet, son secrétaire), se disposait à mettre les archives et la caisse hors des atteintes des bachi-bouzouks. Le préfet de Kalarasch était précisément en congé dans la capitale, il reçut l’ordre de rejoindre immédiatement son poste.

C’est ainsi que je le trouvai dans le wagon-salon avec le prince Woronzoff et ses aides de camp. On tint conseil de guerre dans le coupé. Un des officiers déploya une grande carte d’état-major, et tout le monde suivit attentivement les tracés des routes afin de se rendre compte de quelle manière rapide on pourrait faire parvenir aux milices territoriales du littoral les secours indispensables pour repousser une attaque de l’ennemi. Pour les Russes, il ne s’agissait pas seulement de préserver le territoire d’un allié, que leurs revers semblaient à ce moment livrer à l’invasion, il fallait aussi garder leur unique ligne de communication rapide. Le but d’une incursion de bachi-bouzouks n’était pas seulement le pillage, mais aussi l’anéantissement de la ligne de chemin de fer Bukarest-Jassy. Cette interruption aurait été plus fâcheuse et bien plus sensible que jamais au moment où l’on attendait les secours. De là l’empressement de l’état-major russe à préserver la côte de la Roumanie.

Les fâcheuses nouvelles de la veille avaient déjà fait la boule de neige. A Buseo, toute la population, bourgeois et paysans, encombraient le quai de la gare. Ils attendaient avec anxiété les nouvelles que nous devions leur apporter, mais, au contraire, c’est nous qui allions être renseignés par des gens très-effarés et ne demandant pas mieux que de jaser pendant tout l’arrêt du train.

Voilà ce qui s’était passé. Dans la nuit, les paisibles habitants avaient été réveillés en sursaut par le fracas des roues de l’artillerie et des caissons résonnant sur le pavé ; une batterie d’artillerie, stationnée dans la ville, s’éloignait au grand galop. Le matin, deux sotnias de cosaques étaient également parties dans la direction du Danube. Il n’en fallut pas davantage pour faire supposer que la tentative projetée avait été suivie d’un plein succès et que les Turcs étaient déjà à Kalarasch et même au delà.

Sur le parcours, jusqu’à Braïla, on retrouvait à toutes les stations la même cohue de curieux avides de nouvelles, désespérés de ne rien apprendre de positif, et prévoyant, pour le lendemain, l’arrivée des éclaireurs ennemis. Il faut convenir que si les événements ont montré que ces terreurs étaient inutiles, on ne pouvait les considérer comme tout à fait sottes et puériles. La Roumanie, comme je le remarquai chaque fois dans mes excursions, pays complétement plat, dépourvu de tout travail de fortification, était livrée à un coup de main. Donc, n’accusons pas ces braves gens, dont quelques-uns faisaient leurs paquets, de poltronnerie exagérée ; ils étaient inquiets et avaient toute raison de l’être.

Galatz, la grande cité commerçante de la Roumanie, m’a fait une impression de tristesse comme on doit en éprouver en mettant les pieds dans une des villes mortes dont parlent les voyageurs. Morte, Galatz le paraissait en effet, au mois de septembre 1877. Les grandes maisons entourées de beaux jardins, les villas opulentes des consuls, reconnaissables à l’immense mât dressé devant la porte où l’on arbore les couleurs de la nationalité dans les occasions solennelles ou périlleuses, les cottages des négociants, puis, un peu plus loin, vers le port, les comptoirs des sociétés de navigation, d’assurance, les banques et les docks, tout cela était morne, désert, abandonné. Pas une lumière ne brillait derrière ces volets, personne dans les serres, dans les salons somptueusement meublés où se réunit à cette heure, dans les temps normaux de la paix, une société raffinée dans ses goûts, aimant les réunions, les fêtes, les plaisirs, étalant un luxe largement alimenté par l’importance et l’étendue des transactions commerciales.

Toute cette gentry était bien loin ; le port étant fermé, la navigation suspendue par des torpilles, il n’y avait aucun intérêt qui retînt à la glèbe les armateurs et leurs familles. On s’était dispersé un peu partout : dans les eaux de la Bohême, sur la plage d’Ostende et de Brighton, dans les casinos de Trouville ou de Luchon, partout où les belles toilettes — un peu tapageuses — et les allures élégantes étaient assurées de trouver un public d’élite d’admirateurs. Pendant quelques semaines, la présence de nombreuses troupes russes avait donné à Galatz une animation d’un autre genre, mais depuis la tournure des événements on s’était hâté d’expédier en Bulgarie tout l’effectif disponible dont la présence était beaucoup plus essentielle au col de Shipka ou à l’armée très-menacée du prince héritier qu’autour des billards des cafés de la grande place ou dans les pintes grecques du port. Je me rendis compte bien vite que pour apprécier Galatz à sa valeur il fallait surprendre ce Marseille du Danube en pleine activité, alors que les barques, les navires, les trois-ponts même, amarrés dans le port, circulent joyeusement, entrant avec une cargaison de monnaie et sortant bondés de marchandises. Je m’enfuis à Braïla.

Cette seconde cité commerçante, tout aussi déserte, tout aussi morne que l’autre, offrait au moins quelques réminiscences historiques du début de la guerre. C’est ici que l’on bâtit, le 22 juin, le premier pont sur lequel le corps Zimmermann avait passé dans la Dobrudja. C’est ici également, ou du moins en vue de cette ville bombardée par elles, que furent coulées deux canonnières turques. Le passage, en somme très-engageant par lui-même, valait bien l’honneur d’une visite.

Au-dessus de la ville, un peu sur la droite, s’élève un coteau planté de vignes et d’arbres fruitiers très-soigneusement entretenus. De cette hauteur on domine tout le panorama : le Danube formant un coude au-dessous de la ville, le canal d’Atschin rejoignant le cours principal du grand fleuve et au fond du tableau la ville turque d’Atschin. C’est ici que les Russes avaient installé leurs batteries en pénétrant dans les principautés au mois d’avril, et la position était assurément bien choisie. Depuis cinq mois, du reste, les ouvrages de défense, rapidement élevés, étaient devenus inutiles, la guerre avait été portée bien plus loin et les blanches maisons de Braïla n’avaient plus à redouter d’autres cicatrices à part celles que çà et là elles montraient orgueilleusement au voyageur de passage. Les canons avaient été transportés ailleurs, et sur les redans, les contrescarpes, les chevaux de frises et les plates-formes des batteries poussaient l’herbe, les fleurs et surtout des pommes. L’heureux commandant de place vivait en villégiature. Il avait fait venir de Russie sa femme, ses filles, leur gouvernante et s’était installé avec la sérénité d’un philosophe épris de la nature dans une petite bastide sur le point culminant du coteau, au centre des vignes. C’est au milieu de ce charmant intérieur que je trouvai le guerrier dont l’autorisation était indispensable pour visiter ce domaine, devenu le sien, par droit de conquête. Le capitaine interrompit la leçon qu’il était en train de donner à la plus jeune de ses « demoiselles », me demanda la permission de faire un petit bout de toilette et nous nous mîmes en route.

« Voyez-vous cette mâture qui surgit hors de l’eau ? me demanda le capitaine quand après avoir visité très en détail toutes les anciennes batteries, nous eûmes grimpé sur le talus le plus élevé des ouvrages. J’interrogeai l’horizon et je découvris après quelques efforts une grande flèche de bois qui se balançait, en effet, hors de l’eau. Il pouvait y avoir, de l’endroit où nous étions à cette épave, quatre kilomètres et demi environ. C’est à cette distance que le Lufti-Djelil fut coulé bas d’un seul coup de canon. C’est à l’endroit même où nous nous tenions que le coup fut tiré. Le canon, une énorme pièce se chargeant par la culasse, au cou très-court, apoplectique et près d’éclater à chaque décharge, avait été conservé dans la batterie.

Un malheur ne vient jamais seul. C’est ainsi que huit ou dix jours après la perte de Lufti un autre bâtiment de le flottille turque fut anéanti cette fois par des torpilles.

Le capitaine, mon guide, qui alors ne pouvait donner autant de soins à sa famille, avait fait partie de cette expédition. Il s’agissait, pour la marine russe, d’éprouver l’efficacité d’un nouveau genre de torpilles récemment inventées et qui avaient été fabriquées, neutralité à part, en Autriche.

Voici comment on avait organisé l’expédition. Pendant la journée un officier roumain sachant le turc était allé à Atschin en explorateur et vêtu d’un déguisement, en marchand de dattes, je crois, il avait trouvé moyen de se faire conduire à bord d’une de ces chaloupes canonnières. Tout en fixant dans sa mémoire les endroits les plus propices pour la pose des redoutables engins, il raconta au commandant turc que les Russes étaient en fête à Braïla et qu’ils célébraient par des libations très-copieuses un anniversaire national.

Le capitaine remercia le faux marchand de dattes de son renseignement et il y ajouta tellement foi qu’il négligea de prendre les précautions les plus élémentaires et envoya tout le monde se coucher. L’explorateur avait dit vrai en partie. Les officiers russes de Braïla étaient réunis dans la grande salle d’un hôtel et célébraient la fondation de leur régiment. Mais tandis qu’on s’abandonnait aux plaisirs de la table à l’hôtel de ***, un officier de marine russe suivi d’une dizaine d’hommes — mon interlocuteur en était — s’avançaient à pas de loup le long du rivage et s’embarquaient sur un des petits bateaux à coquille plate et muni d’une machine à vapeur d’une grande puissance, mais dont le tuyau n’est guère plus large que celui d’un poêle d’appartement. C’est dans ces frêles embarcations qu’on dépose les torpilles sous leur triple cuirasse et reliées par un fil de fer.

La nuit était très-noire, rien ne trahit ce départ mystérieux de la petite expédition. Le vapeur minuscule coupa avec hardiesse et agilité jusque sous les murs d’Atchin. Le Roumain indiqua parfaitement les places… deux torpilles furent jetées à l’eau et glissées sous la quille du cuirassé ottoman où tout dormait, qui semblait dormir lui-même. Un coup de feu retentit cependant. Une sentinelle, postée plutôt pour satisfaire aux lois de l’étiquette que par précaution, sur la plate-forme de la cabine du capitaine, s’était doutée de quelque chose, elle avait tiré un coup de fusil suivi de quelques autres ; l’alarme était donnée trop tard, la petite chaloupe fuyait à tire d’ailes vers Braïla tandis que les ressorts infernaux des torpilles mesuraient le temps que le capitaine et l’équipage du beau navire avaient encore à vivre. Une explosion formidable retentit suivie d’une seconde. On vit une immense colonne de flammes se projeter vers le ciel puis se dissiper en une fumée qui se perdit dans les ombres de la nuit.

Un bruit de remous et c’était tout. Un beau navire et trois cents êtres humains venaient de s’engloutir dans les flots ! La force de la commotion avait été telle que tout avait disparu.

La carcasse du Lufti-Djelil, l’autre canonnière anéantie par un seul boulet russe reposait au fond du Danube et grâce à la baisse extraordinaire des eaux, les mâts, comme nous avions pu nous en apercevoir, étaient visibles. L’offre d’aller sur les lieux visiter cette épave fut acceptée avec enthousiasme et peu après nous roulions tous trois sur le grand pont bâti à pilotis qui relie la Dobrudja au continent roumain. La première chose qui frappe le regard en débarquant de l’autre côté c’est un tableau de dévastation. Un village, Gecet, habité par des Turcs, où les habitants de Braïla venaient souvent passer le dimanche, avait été entièrement anéanti. Il ne restait d’une centaine de maisons que les soubassements de bois comme pour attester que des hommes avaient demeuré ici et que d’autres avaient brutalement détruit leur asile. Le respect de la propriété avait été, paraît-il, pratiqué de cette façon dans toute la Dobrudja, et les colonels de cosaques avaient résolu à leur manière la question d’Orient en supprimant les musulmans et en bouleversant leurs habitations.

Pourtant si d’un côté la guerre cause des ruines, de l’autre on lui doit des créations. Nous avons vu qu’un pont reliait les deux rives du Danube. Le capitaine dit avec fierté combien de centaines de mille roubles il avait coûté à son empereur. C’est le terme consacré et invariable. L’empereur paie tout, donne tout… Mais là ne s’arrêta pas la force de création dans cette guerre. Autrefois il n’existait aucune communication régulière entre Atschin et le rivage du canal du Danube, on se perdait au milieu des joncs ; aujourd’hui il y a une route assez large et pas trop incommode, installée par le génie russe et rapidement achevée, grâce au concours des matelots grecs et italiens sans ouvrage, subitement transformés en paveurs. Il fallut quitter cette route après avoir fait trois ou quatre cents tours de roue et s’engager au milieu des joncs qui atteignaient presque à hauteur d’homme sur un terrain marécageux qui est sous l’eau la moitié de l’année. Tout d’un coup les joncs se séparent, voici une éclaircie : la partie supérieure de la cheminée du Lufti-Djelil a été projetée de ce côté et en tombant elle a fait place nette.

Nous retrouvons cette immense pièce, commençant déjà à se rouiller, fendue en deux, zébrée de rouge et de noir. Cinq minutes plus loin la forêt de jonc s’ouvre de nouveau, mais cette fois sur le fleuve ou plutôt sur l’étroit canal qui forme un des innombrables bras. L’épave du Lufti est là devant nous à quelques brassées seulement. Les eaux sont tellement descendues depuis quelques jours que toute la plate-forme du gouvernail est à découvert. A la vérité le gouvernail même est brisé, l’élégant grillage qui entrave et protége la plate-forme est rompu en maints endroits et tordu dans d’autres ; en revanche tout l’avant de la quille est en parfait état de conservation ; on peut encore, même admirer le luxe de badigeon de la marine militaire turque. La coquille du bâtiment était peinte en blanc avec des baguettes d’or, tout comme le salon d’un bourgeois aisé. Un croissant d’or entouré de lettres fantaisistes brillait au-dessus du mât d’artimon. La partie inférieure du navire était enfermée sous l’eau.

On attendait avec une certaine impatience à Braïla que la baisse continue des eaux mît complétement à nu la carcasse, et une pensée de lucre se rattachait à cette attente. Il y avait au sujet du navire une petite légende. La veille même du jour où l’explosion se produisit, racontait-on, une somme de 80,000 livres turques, en belles pièces d’or, avait été transportée à bord du Lufti-Djelil, c’était la caisse de la flottille ; en outre, les notables d’Atschin avaient mis en sûreté à bord leurs bijoux et leur argenterie. De cette manière, le Lufti-Djelil prenait les proportions d’un galion, et je n’aurais pas été étonné si une société par actions s’était formée comme pour ceux de Vigo. Faute de plongeurs attitrés et officiels, des ouvriers grecs, employés à la réparation de la route, et des soldats pratiquaient des fouilles pour leur compte. Le capitaine, désireux de se rendre compte du résultat de ces recherches, monta sur la plate-forme du gouvernail. Je le suivis, mais bientôt je battis en retraite sérieusement épouvanté.

Par un grand trou, effet de l’usure du bois par l’eau, l’œil plongeait dans l’entrepont ; des cadavres y séjournaient depuis trois mois, gonflés outre mesure, défigurés en partie, rongés par les poissons et les rats d’eau… Le spectacle était atroce. Il y avait surtout un nègre vêtu d’une sorte de grand burnous, dont les yeux avaient été lancés hors de leur cavité ; le nez, à moitié dévoré, n’offrait plus au regard qu’un lambeau informe de chair rougeâtre. Un des pieds commençait à se dépouiller de la peau, tandis que l’autre était encore dans une pantoufle de maroquin, bien conservé. Deux jolies petites mouettes, au blanc plumage, donnaient de gais coups de bec dans le crâne d’un officier étendu la face contre terre…

J’en avais assez vu et j’admirai fort, mais sans l’envier, la puissance de nerfs chez deux dames russes qui visitaient également l’épave et ne paraissaient pas pouvoir se rassasier à la vue de ce tableau qui aurait certainement enthousiasmé le plus féroce des impressionnistes. Mon compagnon, le capitaine, sans s’émouvoir, donna l’ordre à un soldat de sauter à l’eau pour voir s’il n’aurait pas pied sur le plancher du pont. Le troupier, sans se sentir gêné autrement par la présence des deux dames, ôta tunique, culotte, chemise, et parut bientôt avec un collier d’amulettes autour du cou pour tout ornement. Il fit un signe de croix et s’élança, et, après un plongeon, reparut debout avec de l’eau jusque sous les aisselles.

Il avait pied, en effet, sur le plancher du pont, mais il lui fallut déployer beaucoup d’adresse et d’attention pour ne pas culbuter dans une des grandes crevasses causées soit par les bombes, soit par l’usure. Il serait tombé, perdu sans rémission, dans le fond de la cale du bâtiment au milieu des cadavres et des détritus de toute espèce. Le brave garçon ramassa une à une plusieurs curiosités : un sabre d’origine hongroise et fabriqué au siècle dernier, comme le prouvait une inscription ; des cartouches en grand nombre, toutes de fabrication anglaise ; une petite cassette contenant des papiers de bord et une foule de bricoles qu’il passait respectueusement à son chef, debout sur la passerelle. Mais aucune trace d’un trésor !

Soudain le troupier plongeur poussa un cri aigu : il venait de heurter un corps dur de son pied. Il tâtonna sous l’eau avec les mains, mais l’objet contre lequel il s’était buté était trop lourd pour qu’un homme seul fût en état de le soulever. Un second soldat, sur un signe du capitaine, se déshabilla également.

Tous deux se munirent d’une barre de fer dont ils se servirent comme d’un cric. Après beaucoup d’efforts, de jurons et de cris, le mystérieux objet est enfin soulevé, c’est le couvercle d’un coffre-fort ! Triomphe et bénédiction ! La caisse du Lufti-Djelil est retrouvée, dans quelques instants les flots d’or, les cariatides de bijoux vont apparaître, tout cela sera de bonne prise. L’officier stimule l’ardeur des hommes, il leur promet un pourboire royal, à-compte sur la découverte. Mais la mise au jour du trésor n’est pas aisée, le coffre est ouvert béant, l’intérieur contre le plancher, les parois de fer forment ainsi un triangle qu’il s’agit de dresser en carré à l’aide du cric pour vérifier l’intérieur. Ce travail, très-pénible à exécuter dans l’eau, dura deux heures, pendant lesquelles j’eus le temps de faire une excursion à Atschin, la première ville importante de la Dobrudja. Je n’y trouvai d’ailleurs rien de bien intéressant et me hâtai de retourner sur le théâtre des fouilles aquatiques. La mine très-allongée du capitaine me renseigna bien avant qu’il eût parlé sur le résultat négatif de l’entreprise. L’immense coffre-fort était aussi vide que celui où devraient se trouver les fonds affectés au paiement du coupon ottoman. La légende du trésor était-elle comme les neuf dixièmes des légendes un pur humbug, ou bien d’autres fureteurs plus avisés avaient-ils approfondi plus utilement les mystères du Lufti-Djelil laissant aux tard-venus la carcasse, c’est-à-dire le coffre-fort, et, comme fiche de consolation, quelques armes à moitié détériorées ? Je réfléchissais là-dessus tandis que le soir même le train me ramenait à Bukarest.

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