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Zig-zags en Bulgarie

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CHAPITRE XI

De Bukarest à Sistowa. — En route pour Giurgewo. — La ville mystérieuse. — Une nuit dans un wigwam de cantonnier. — Le maître de poste et son collègue le télégraphiste. — Un suicide de soldat. — Une ville mise à sac. — Giurgewo pendant la guerre.

Le lundi 26 juin le bombardement de Giurgewo continuait toujours[5]. Le premier train du matin ne partit pas ce jour-là et force fut aux impatients d’attendre le convoi qui s’éloignait de Bukarest à cinq heures et qui était censé, arriver après sept heures à destination. Je me sers du mot censé car après avoir fait une vingtaine de fois le trajet de Bukarest au Danube je ne me souviens pas d’être arrivé une seule fois sans une heure, deux heures ou quatre heures de retard. Jusqu’à Fratesti la route se passa sans incident — à moins que je veuille noter le petit trait suivant. — Avant de monter en wagon, où je trouvai deux provinciaux roumains, le mari et la femme, j’avais touché à la Banque de Roumanie une certaine somme en or destinée à subvenir aux frais de l’expédition dont je ne connaissais pas la durée. Une fois installé dans le coupé je recomptais les pièces de monnaie avant de les insérer dans la bourse de soie, — l’ancienne et vénérable bourse de nos pères que les marquis de la Comédie-Française jettent entre les pattes de Frontin ou dans le tablier de Marton et qui, tout rococo qu’elle paraisse à la ville, est indispensable dans un pays où les billets de banque sont complétement inconnus. La dame roumaine suivait d’un regard fort mécontent mon petit manége, elle dit d’un air fâché quelques mots dans sa langue à son compagnon de voyage. Celui-ci répondit d’un ton très-aigrelet également, et je finis par comprendre que mes vis-à-vis étaient blessés. Le fait de compter mon pécule était pour eux un acte de défiance. Je fis de mon mieux pour faire comprendre au couple que je les prenais l’un et l’autre pour les plus honnêtes gens de la terre et que je me livrais à une simple opération de calcul bien naturelle.

[5] Peu de jours avant le 26 juin, le passage véritable du Danube entre Simnitza et Sistowa, le corps commandé par le général Zimmermann avait effectué sans rencontrer de grands obstacles la traversée du Danube à la hauteur de Galatz et campait dans la Dobrudja.

Il paraît que mon peu de roumain mêlé de beaucoup d’italien et d’un peu de français, n’arrangea nullement les choses, puisque madame se montra de plus en plus froissée et communiqua son mécontentement à monsieur. Ma foi, je fus tellement agacé et exaspéré même de cette fausse appréciation de ma courtoisie, que je me fâchai tout rouge et, compris ou non, je dis, ou plutôt je criai ma façon de voir sur de telles momeries, en bon français. Devant ce déluge de paroles proférées dans une langue qui lui était étrangère, la dame susceptible changea de ton, pâlit comme un linge et précipita les signes de croix comme si elle avait eu affaire à Satan en personne. Le mari, d’abord décontenancé, imita les pratiques dévotieuses de sa moitié. Je riais à gorge déployée de cette complication inattendue, mais qui devait trouver vite un dénouement, puisque à la station suivante le couple descendit.

A Fratesti la nuit commençait à venir. Nous apercevions du wagon les hauteurs de Rustschuk. De temps à autre une lueur les illuminait. Parmi les voyageurs il y eut de violentes discussions, les uns prétendaient que ces jets de lumières provenaient des canons de la forteresse turque, d’autres plus prosaïques assuraient que c’étaient tout bonnement des éclairs de chaleur. Comme on n’entendait aucune détonation, ce dernier avis me parut le plus rationnel, et il contenait en effet la vérité : on avait cessé de tirer dans l’après-midi ; nous l’apprîmes de la bouche des aides de camp du prince Carol. Ce souverain avait voulu se rendre compte de visu des dégâts causés par les obus turcs, il rentrait chez lui après avoir passé la journée sur les bords du Danube. Nos trains s’étaient croisés à Fratesti. Pourtant il n’était pas prudent de s’aventurer dans le périmètre des krupps avant d’être entièrement rassuré sur les intentions des artilleurs musulmans. Ils avaient tiré dans la journée sur la gare, et le toit de ce bâtiment était fortement troué en deux endroits. Sous prétexte de prudence on nous condamna à une pause de plus de deux heures à Fratesti, le temps qu’il aurait fallu à peu près pour gagner à pied et sans trop se presser la ville bombardée. Le seul qui eut à se louer de cette halte fut un ingénieux cantinier qui débita à d’excellents prix quelques croûtes de pain avec d’atroces tranches de saucisson, car la faim nous gagnait en même temps que l’impatience. Enfin à huit heures et demie, quand on put supposer que les Turcs digéraient leur pilaf sans songer à mal, le train se remit en marche, mais lentement, avec précaution, comme un fiacre qui suit un corbillard. On évita de siffler en pénétrant dans la gare — pour ne pas alarmer les belliqueux voisins.

Ici l’état de guerre se montrait à nous dans toute sa rigueur ; on se sentait aux avant-postes. Tous les voyageurs arrivés par le train durent passer dans le cabinet du chef de gare où campait pour le moment un officier de gendarmerie à l’apparence farouche ; chargé d’examiner les papiers de tous les nouveaux débarqués il remplissait ses fonctions avec toute la sévérité martiale désirable. Son examen ne s’arrêtait pas seulement aux passe-ports et autres documents, — il s’étendait aux visages et à la physionomie des gens. Nous pûmes juger ici pour la première fois de l’effet que produisaient notre photographie et l’écharpe de 37 francs confectionnée à nos frais. Tandis que les autres passagers avaient beaucoup de peine à franchir le cap des interrogations et des examens, les journalistes reçurent carte blanche pour circuler en ville si le cœur leur en disait. — Seulement nous fûmes invités à rendre visite le lendemain au commandant de la place.

La gare avec son buffet et ses salles d’attente était pleine d’animation. Des officiers s’étaient arrangés de leur mieux sur les banquettes pour y dormir, d’autres discutaient et fumaient en souffrant beaucoup de la chaleur et des mouches qui nous assaillaient par centaines. Je reconnus dans l’un de ces officiers mon compagnon de voyage de Moscou à Jassy, le capitaine K…ff. Ses vœux avaient été comblés, il était attaché à l’état-major du prince Schafkoskoï ; mais hélas ! ses cinquante ans sonnés et une blessure qu’il s’était attirée dans des circonstances dramatiques, l’empêchaient d’apprécier son bonheur. Je ne jurerais point qu’il ne regrettât son appartement de la rue Taitbout et les causeries chez Tortoni.

Une fois hors de la gare, — qui était fermée par une grille, — il fallait s’avancer à tâtons. L’obscurité qui régnait ici était positivement égyptienne ; par ordre de l’autorité aucun bec de gaz n’avait été allumé et défense avait été faite aux habitants — il en restait encore quelques-uns, — d’allumer du feu ou de la chandelle à l’intérieur des maisons. Giurgewo prenait un aspect funèbre et fantasmagorique ; l’hôtel de Paris et l’hôtel Bellevue qu’on nous avait indiqués comme les meilleurs de la ville étaient non pas précisément fermés mais abandonnés — et pour cause : la mitraille y avait occasionné des ravages notables la veille, et en particulier la jolie vérandah qui donnait à l’hôtel Bellevue l’aspect d’un aristocratique casino d’une ville de bains était réduite en miettes. Je laissai plusieurs de mes confrères chercher dans les décombres un logement problématique et m’en retournai à la gare pour découvrir un gîte moins rembourré mais moins exposé. Hélas ! toutes les banquettes étaient déjà occupées d’une façon très ronflante. C’est à peine s’il restait une chaise dans le buffet. Un officier de dragons avec qui je m’étais lié rapidement comme on se lie à la guerre me proposa de partager son cantonnement. Où se trouve-t-il ? A un quart d’heure d’ici, dans la deuxième cahute de cantonnier. Nous longeâmes donc la voie du chemin de fer. Mon nouvel ami avait un peu fêté le champagne et son ivresse faillit nous jouer un mauvais tour. Une sentinelle nous arrêta avec le qui vive de rigueur. Je me jetai de côté laissant à l’officier le soin de répondre. Celui-ci ne trouva rien de mieux à faire sous l’inspiration de la liqueur que de tirer de sa ceinture son revolver et de l’armer. Fort heureusement je retins son bras au moment où un jeune cadet muni d’une lanterne s’approchait pour reconnaître l’individu que la sentinelle avait interpellé ! Le jeune homme parlait bien français, et grâce à l’exhibition de ma carte-photographie curieusement examinée à la lueur vacillante de la lanterne la situation très-tendue pendant une minute s’éclaircit d’autant plus que le cadet ferma charitablement les yeux sur la démarche titubante de mon compagnon. Pour éviter toute nouvelle aventure on nous fit la conduite lumière en avant jusqu’au wigwam du cantonnier. Le surveillant, sa femme et deux rejetons étaient étalés à la belle étoile au niveau des rails sur des coussins turcs. Ils dormaient comme des justes et il fallut secouer rudement l’homme pour le décider à ouvrir la porte de sa cellule.

Je fus, je dois le dire, assez étonné de trouver dans ce réduit une cuisine avec tous ses ustensiles, un cellier et une chambre avec un lit assez propre. C’était le logis provisoire de l’officier. Il donna ordre d’étendre un matelas par terre et je dormis jusqu’à ce que le roulement d’un convoi militaire qui passa en sifflant devant la cabane m’eût réveillé en sursaut. Notre hôte qui avait pris position le fanion à la main sur le passage du train revint vers la petite maison en gesticulant, appelant au secours et donnant les signes de la terreur. Comme la dame dans le coupé il se signait avec une rapidité et une agilité incomparables. Nous nous levâmes à demi vêtus, l’officier de dragons et moi, et nous aperçûmes sur la voie entre deux rails l’objet bien légitime de l’épouvante du cantonnier : le cadavre horriblement mutilé d’un soldat russe. Le corps était entr’ouvert et de larges flaques de sang ruisselaient sur les habits de coutil blanc. La casquette avait été lancée à quelques mètres en arrière de cet informe paquet de chairs saignantes. Telle était l’œuvre inconsciente du convoi qui venait de passer à toute vapeur. On alla au campement chercher une civière sur laquelle on mit les débris du malheureux et on les recouvrit de sa capote en attendant l’arrivée d’un officier et d’un chirurgien qu’on avait été quérir à Giurgewo.

On crut d’abord à un accident, mais le camarade du soldat qui avait passé avec lui la nuit devant la cahute du cantonnier raconta que Ivan Wladimirowisch était horriblement tourmenté par le mal du pays, qu’il pensait sans cesse à son village et à sa vieille grand’mère et que dans la nuit même il lui avait arraché le fusil au moment où celui-ci allait le faire partir avec son pied, le canon appuyé contre la poitrine. Il s’agissait donc d’un de ces suicides comme la mélancolie qui à la guerre s’empare du soldat quand il n’est pas tenu en haleine par la fièvre de l’action en a toujours engendré au début de toutes les campagnes.

Cette révélation renchérit encore sur l’effet attristant de la vue du cadavre et je me dirigeai rapidement vers la ville. Celle-ci s’était tant soit peu réveillée de sa torpeur. Les boutiques s’ouvraient lentement une à une, on apercevait quelques artisans dans les rues rasant les murs comme s’ils avaient à craindre les éclats d’obus absents — et enfin, signatura temporis, à la porte d’une des auberges qui la veille avaient été hermétiquement fermées et dont la porte ne s’était pas ouverte malgré les vigoureux appels à coups de pied et à coups de poing, deux grisettes de Bukarest coquettement attifées attendaient — la pitance. Sur la place les confiseries et le café avaient posé timidement quelques tables, mais on faisait payer les consommations de suite — eu égard aux fâcheuses expériences qui avaient été faites précédemment. Enfin des frères Anne en uniforme étaient montés sur la tour au centre de la place voir si rien ne venait.

Tout d’un coup, une détonation retentit. Le général vient de donner l’ordre d’ouvrir le feu. Aussitôt, sauve qui peut général. En moins de cinq minutes, la ville est nette, tout le monde est dans les vignes.

Parmi les habitants chassés ainsi du logis et campant en plein air, une famille surtout méritait d’attirer l’attention. Elle se composait de huit personnes, deux messieurs, deux dames, une jeune fille de dix-huit ans et quatre enfants entre douze et cinq ans. Les papas se ressemblaient à s’y tromper, d’autant plus qu’ils portaient tous deux la longue barbe blonde mêlée de poils gris, et que les vêtements étaient les mêmes. Ils mangeaient si tranquillement, entourés de leur famille, une volaille froide assaisonnée d’une salade de concombres, qu’on les aurait crus en partie de plaisir. Ces respectables et très-philosophes pères de famille étaient tout bonnement le « directeur » du télégraphe et le « directeur » de la poste de Giurgewo. Le spectacle qui se passait sous leurs yeux n’avait rien de bien nouveau, puisqu’ils occupaient déjà les mêmes fonctions, vingt-quatre ans auparavant, lors de la guerre de Crimée. Alors aussi les boulets turcs les avaient chassés de leurs habitations. Alors aussi le tir était déjà exclusivement réglé comme le programme d’une fête champêtre. Silence absolu, complet sur toute la ligne jusqu’à midi, puis canonnade persistante jusqu’au soir. Chacun s’enfuyait effrayé à tire d’ailes, et on rentrait au bercail rassuré pour la nuit. Les choses se passaient absolument de même maintenant, et les deux personnages aux longues barbes trouvaient philosophiquement que le cours de l’histoire avait des retours périodiques bien étranges. Le seul changement au programme de 1854, c’était l’arrivée de nombreux correspondants anglais qui faisaient leur métier sous les obus, comme des grognards du plus vieil acabit. L’un de ces messieurs se présentait au bureau du télégraphe, en même temps que deux obus de très-gros calibre avaient jugé opportun d’y faire acte de présence ; le plafond de la chambre où fonctionne l’appareil avait été complétement crevassé, et les boulets commençaient à réduire en miettes les mobiliers. Mais le reporter anglo-saxon, sans se laisser décourager le moins du monde, insistait continuellement pour obtenir l’expédition de son télégramme. Le télégraphiste, qui certes possédait une belle dose de sang-froid, étant resté à son poste jusqu’à complète impossibilité matérielle, était tout abasourdi de ce flegme miraculeux. « Ma foi », me racontait-il, « j’aurais bien voulu expédier le télégramme tout de même. Mais boum ! un nouvel obus casse net l’appareil. Je montrai le dégât à votre confrère, et celui-ci fit la mine d’un renard attrapé. Nous nous en allâmes, il était temps, je vous l’assure. A peine étions-nous dans la rue, que le plancher s’est effondré. Encore quelques minutes de retard, et nous étions ensevelis tout vifs ». Nous passâmes toute une après-dînée mollement couchés sur l’herbe et racontant des histoires. Le cercle des auditeurs s’était élargi et nous avions parmi nous un jeune diplomate hollandais, dont la tournure distinguée, l’uniforme coquet, la casquette galonnée et la canne surmontée en guise de pommeau d’une pierre précieuse, avaient déjà attiré mon attention à la gare. L’élégant Néerlandais assaisonnait sa conversation politico-stratégique d’un petit doigt de cour à l’adresse de la fille du directeur des postes, qui en valait certes bien la peine. Et pendant cette causerie sur l’herbe, le duel d’artillerie allait son train. Vers cinq heures, immense détonation, des lueurs rouges courent vers le ciel, là-bas, sur les bords du Danube. Plusieurs projectiles ottomans ont fait mouche plusieurs fois de suite. Le feu est à un grand moulin, propriété d’un Grec. L’incendie ne fait que croître et embellir jusqu’au soir, mais à peine la nuit est-elle tombée, que la canonnade s’éteint comme par enchantement. Les Russes ont hâte d’aller voir si le « borsch » est à point, tandis que les Turcs soignent leur pilaf. La trêve paraît assurée, et en effet elle dure toute la nuit.

Peu à peu, Giurgewo s’est habituée au régime du bombardement diurne, on a pu établir, à quelques minutes près, les heures de la canonnade, et on a pu délimiter les quartiers où les bombes tombaient et se garer autant que possible de leurs atteintes. Alors, la majeure partie des habitants peu aisés est revenue, les boutiques se sont rouvertes, d’abord entrebâillées, puis tout à fait. Les hôtels, sauf celui de Bellevue, si impitoyablement saccagé dès le premier jour, ont recommencé leur saison, et ils n’avaient pas à se plaindre des recettes, car Giurgewo devint une étape pour les fournisseurs, les convoyeurs et les marchands de toute espèce, qui allaient de Bukarest aux positions russes sur le Danube et au delà du fleuve. Bientôt il régna dans cette ville, qui semblait vouée au fer et au feu, une gaieté soldatesque et brutale. On ne chômait pas de musiciens tsiganes ni de femmes de composition ultra-facile. Cela allait même très-loin. A l’entrée de la ville, une manière d’hôtel, dont la vaste cour encombrée de voitures et de chevaux de toute espèce, et de toute construction, avait pris franchement des allures de mauvais lieu. L’encombrement était tel qu’il fallait coucher deux à deux dans les chambres, et souvent c’étaient les voyageurs qui s’étaient découplés. Le sabbat régnait toute la nuit, et c’était une chimère de vouloir dormir. Avant l’aube (on était au fort de l’été), à trois heures du matin, les chevaux étaient attelés aux véhicules, les cochers juraient, sacraient et échangeaient des coups de fouet. Les marchands, les fournisseurs et autres hôtes s’arrachaient aux punaises des lits, réglaient le compte entre les mains du digne maître, un Grec barbu et majestueux qui, debout sur l’appui de la balustrade de bois vermoulu qui faisait le tour de son établissement, regardait partir son monde, comme le capitaine d’une embarcation surveille l’appareillement de son navire.

Pendant toute la campagne, Giurgewo garda cet aspect bizarre et pittoresque d’une bourgade de plaisirs au milieu de la bourrasque guerrière.

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