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Zig-zags en Bulgarie

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CHAPITRE X

Les préparatifs de Slatina. — Bukarest pendant le passage du Danube. — Le bombardement de Giurgewo. — Exagérations. — A Rustschuk. — Position militaire des Turcs. — Coup d’œil sur la ville turque. — L’incendie. — Réponse des Turcs. — Panique à Giurgewo. — Une population dans les vignes. — Départ du tzar pour le Danube.

Avec toute la discrétion voulue, on préparait le passage du Danube, l’entrepôt central des travaux était à Slatina. On y fabriquait sans une heure d’interruption tout l’attirail destiné à porter sur la rive turque les légions du César de Moscou. Aussi, à dix lieues à la ronde, Slatina ressemblait à un immense chantier, on soudait l’une à l’autre les parties soigneusement numérotées des petites chaloupes démontées et amenées de Cronstadt, on construisait des radeaux énormes qui devaient supporter le poids de toute une batterie d’artillerie, on radoubait les embarcations de toute espèce et l’on entassait le matériel nécessaire pour la construction des ponts volants.

Le 30e corps d’armée, désigné selon toutes les apparences à former l’avant-garde sur l’autre rive du Danube, campait autour du chantier ; on avait embauché dans les alentours tous les ouvriers capables de donner un coup de main ; enfin les marins, reconnaissables à leurs chapeaux de toile cirée et leurs vestes marquées d’ancres d’or, étaient venus accompagner le matériel. De la sorte, Slatina était devenu à la fois un vaste atelier et une sorte de foire militaire et civile. Le général de Krudener et son état-major, parmi lequel se trouvait le prince de Leuchtenberg, mort si jeune pendant le cours de la campagne, menaient joyeuse vie. Les soldats aidaient les ouvriers et suaient sang et eau, sous la conduite des ingénieurs de la marine et du génie. Les restaurants étaient sortis de dessous terre comme par enchantement, et les cantari (tsiganes musiciens) râclaient le violon et la contrebasse en accompagnant le cliquetis des bouteilles et les soubresauts bruyants d’un champagne problématique. Le 20 juin, toutes les mesures avaient été prises pour transférer tout ce matériel à Alexandrie. De cette ville, qui était reliée à Slatina par une excellente route (une chaussée, comme on les désigne dans ce pays), on pouvait gagner les bords du Danube en une demi-journée de marche.

Le dimanche 25 juin, il y avait foule à la promenade de la chaussée, à Bukarest. Les calèches particulières et les droskis de louage faisaient queue absolument comme les véhicules de nos élégantes autour du lac au bois de Boulogne. Le restaurant de Serestro, pittoresquement enfoui dans un massif de verdure, avec les tables groupées, un bel étang aux eaux bleues, dans lequel on peut pêcher soi-même le poisson destiné au déjeuner ou au dîner, était encombré d’officiers russes en partie fine avec les nymphes, rapidement devenues leurs compagnes habituelles. Au rond-point qui termine la promenade et d’où se déploie le long ruban de la grande route de Plojesti, des paysans en costume valaque exécutaient sous les yeux des promeneurs, qui faisaient arrêter leurs voitures, des danses bizarres mêlées à des exercices de bâton du plus singulier effet. Dans la ville, toute la badauderie était endimanchée et tenait ses assises sur les trottoirs de la Mogosaï, trouvant beaucoup de plaisir à échanger ses vues et ses commentaires au sujet des participants au corso. Devant le café du Boulevard, la bourse des fournisseurs était encore plus animée, plus bruyante que jamais, et déjà les signes d’un commencement de propreté se manifestaient sur les visages et dans les costumes des traitants, dont beaucoup avaient débarqué dans une tenue peu faite pour inspirer la confiance. Mais, à présent déjà, la redingote de bonne étoffe remplaçait le caftan graisseux, et sur le ventre arrondi les grosses breloques dodelinaient agréablement. En revenant de déjeuner à Serestro avec quelques connaissances, je me heurtai, devant le palais du prince, à un jeune magistrat dont j’avais fait connaissance au « Cercle de la Jeunesse ». Son air agité me frappa. « Qu’y a-t-il donc ? » demandai-je. « Comment, mais vous ne savez donc pas ? Depuis ce matin les Turcs bombardent Giurgewo, ils lancent sur la ville des bombes à pétrole, la moitié des maisons sont réduites en cendres, on parle d’un vrai massacre ! » Ces exclamations me laissèrent un peu incrédule, car bien des fois déjà on avait anéanti (en imagination) bien des villes et des villages, et éventré des monceaux de femmes et d’enfants sans défense. La soi-disant destruction du port de Kalafat, où toutes les maisons, au dire de témoins prétendus véridiques, avaient été réduites en miettes, où sept cents cadavres, d’après d’autres témoins non moins véridiques, avaient été enlevés de dessous les décombres, pouvait servir d’exemple frappant de ces exagérations.

Je venais de me convaincre huit jours auparavant sur les lieux mêmes que pas un chat n’avait eu la patte cassée à Kalafat, attendu que toute la population civile s’était réfugiée dans l’intérieur, et quant aux maisons détruites, elles s’étageaient coquettement sur le Danube en face des minarets de Widdin. Quatre ou cinq tout au plus montraient des traces d’obus peu apparentes. Les autres étaient complétement intactes. L’imagination s’allume facilement au bruit des premiers coups de canon et fort heureusement on finit par s’apercevoir après vérification qu’il y a eu plus de bruit que de mal et plus de fumée que de feu. Pourtant, à Giurgewo — tout en faisant la part des exagérations — les choses n’avaient pas eu une tournure aussi inoffensive. Rustschuk, la plus grande ville de la Bulgarie et la forteresse la plus considérable de ce futur État, se trouve sur une hauteur qui s’étage en panorama en face de Giurgewo, la ville roumaine, bâtie dans un creux de plain-pied avec le Danube. Les Turcs s’étaient très fortement retranchés à Rustschuk. Ils avaient armé de gros canons les différents ouvrages situés en avant de l’enceinte de la ville et qui ont acquis une certaine célébrité pendant la guerre de Crimée. D’autres retranchements également armés avaient été élevés depuis le commencement de la campagne autant pour défendre la ville que pour protéger un camp de troupes dont on apercevait sur la hauteur les tentes blanches rayant à la braie l’opulente verdure des bois et des vignes. Malgré l’état de guerre, malgré la situation exposée de la ville, la population très bariolée qui occupe les quatre quartiers de la ville (bulgare, turc, européen, juif) ne s’était pas éloignée, elle continuait tranquillement à vaquer à ses occupations sans rien appréhender de fâcheux. La position anormale se manifestait seulement par l’interruption de la navigation sur le Danube. On ne pouvait plus traverser le grand fleuve en kaïk pour faire bombance le dimanche dans les guinguettes roumaines, et le petit sloop avec sa mignonne cheminée à vapeur grosse comme l’embouchure d’un trombone ne débarquait et ne rembarquait plus deux fois par semaine les sacs étroitement ficelés et dûment cachetés de la poste à destination de Constantinople. Les luxueux bateaux de la compagnie du Danube ne lâchaient plus leurs jets de fumée accompagnés de sifflements aigus quand ils paraissaient en vue des blancs minarets qui distinguent le quartier turc. Mais en somme, jusqu’à présent, la sécurité des quatre-vingt et quelques mille habitants avait été complète. Le passage du Danube paraissait excessivement problématique, il était remis d’une semaine à l’autre et les batteries russes dont on annonçait la construction le long du Danube ne faisaient guère parler d’elles.

Ces menteuses illusions ne devaient pas durer longtemps. Le même dimanche, 25 juin, les ouvrages édifiés dans le plus grand secret et avec un art réellement merveilleux par le génie russe étaient terminés. Les principales batteries se trouvaient à Slobozia, un peu sur la droite de Giurgewo, dans la direction de la route de Sienitza. Autrefois, quand les Turcs avaient droit de tenir garnison sur certains points stratégiques de la principauté valaque, ils avaient construit une tête de pont en cet endroit pour protéger Rustschuk en cas d’attaque. Il eût été très facile aux Turcs de s’emparer, dès le début de la guerre, de leur ancienne position et de s’y fortifier solidement avant que les Russes eussent atteint les bords du Danube ; mais les musulmans laissèrent passer le moment favorable, comme à Kalafat. Les Russes n’eurent qu’à se servir de l’ancienne tête de pont en retournant les travaux et en dirigeant l’embouchure des canons du côté du fleuve tandis que les Turcs auraient pu très facilement tourner leurs pièces contre la route de Bukarest et mitrailler ainsi tout ce qui se serait aventuré au delà de certaines limites.

En négligeant d’agir ainsi, l’autorité militaire turque avait commis une faute des plus graves, et comme ce sont toujours les administrés qui paient pour les bévues des administrateurs, la population de Rustschuk allait payer très cher l’incurie et l’imprévoyance du séraskiérat.

Le dimanche 25 juin, le général commandant à Giurgewo rendit visite aux batteries, constata qu’elles étaient achevées et n’eut rien de plus pressé que de les essayer. A une heure de l’après-midi des cosaques parcourent à cheval les rues de Giurgewo, des ordres sont transmis aux divers commandants des batteries, et un quart d’heure plus tard, le premier obus tombait sur un toit de Rustschuk. Bientôt les coups se succèdent à de plus courts intervalles, puis de nouvelles batteries entrent en jeu, au lieu de quinze pièces qui grondaient au début, vingt-cinq, trente, puis quarante qui se font entendre. D’abord les boulets s’égarent, beaucoup tombent dans le Danube, d’autres vont se perdre dans les vignes. Mais les canonniers connaissent leur métier, d’ailleurs ils ont eu tout le loisir d’examiner la cible offerte à leurs coups. Bientôt le tir est rectifié, presque tout coup porte. On s’en aperçoit par des colonnes de fumée zébrées de flammes rouges qui montent vers le ciel après l’explosion de chaque obus. L’incendie est partout dans la florissante cité bulgare, un incendie que rien ne peut éteindre, car les batteries s’acharnent précisément sur les foyers qu’elles viennent d’allumer pour empêcher tout secours. En face du panorama de Rustschuk, à une quinzaine de kilomètres environ en arrière de Giurgewo, s’élève une colline, celle de Fratesti, d’où l’œil embrasse les deux rives du Danube et domine l’amas des maisons de Giurgewo, dans le ravin, et les constructions de Rustschuk au même niveau de hauteur où l’on se trouve.

Rien ne saurait nous échapper de ce belvédère, surtout par une claire après-dînée d’été toute ensoleillée. On distingue chaque mosquée, chaque église, chaque konak et jusqu’aux petites baraques décrépites des Spanioles. Ces maisons entourées de jolis jardins sur lesquelles flottent des lambeaux d’étoffe de toutes couleurs, ce sont les consulats des diverses nations. Plus bas, presque baigné par le Danube, le bâtiment de la gare du chemin de fer Rustschuk-Varna profile la boiserie de ses auvents ; un convoi passe devant les hangars ; un peu au-dessus de l’embarcadère, dans les vignes, ornée d’une coquette terrasse, le plus beau de tous les belvédères possibles, je retrouve l’auberge établie comme un refuge par la Compagnie de la navigation pour les voyageurs attardés ou que les caprices du fleuve Danubius forcent à suspendre leur voyage. C’est un endroit gai et bien planté, tenu par un véritable enfant de Vienne, d’humeur joyeuse, possédant un « premier garçon » dont la biographie est un canevas de roman.

J’avais connu l’an dernier M. Schani, de Rustschuk. C’était un renégat allemand, sorte de bohème international, qui s’était échappé du régiment où il servait, avait roulé, pendant vingt ans, dans les bas-fonds de l’Orient, tour à tour policier, soldat, croupier de jeux, pour échouer, comme cicérone (ou drogman), dans un hôtel où tout est aimable, les principes comme l’accueil, et où l’on ferme volontiers les yeux sur les faiblesses des passagers. — Derrière l’hôtel, ce sont des vignes, des petits bois, des champs, un décor magnifique qui réjouit les yeux et rayonne dans l’âme. — Des hauteurs de Fratesti, on ne perd rien de tout cela, et on ne manque pas non plus un seul exploit de l’artillerie russe. Des petits nuages de fumée, — on dirait de la poussière soulevée par un tilbury, — indiquent le lieu de départ du projectile. Un nuage quatre ou cinq fois plus grand indique, au contraire, le terme de la course, soit que le projectile se soit enfoncé dans quelques amas de pierres ou de bois, soit qu’il ait fait explosion. Voici que les obus tombent drus et serrés comme les pommes d’un gros pommier de Normandie secoué par les mains nerveuses d’une demi-douzaine de gars. Rien, semble-t-il, ne doit être épargné. Le train, dont un panache de fumée indiquait tout à l’heure le passage, paraît avoir été coupé en deux par les projectiles au moment où il allait entrer en gare. Les auvents de bois prennent feu en quatre places différentes, les consulats commencent à être troués comme des écumoires, les drapeaux protecteurs — soi-disant — sont autant de cibles, et si messieurs les consuls voulaient m’en croire, ils retireraient ces étoffes, car les officiers d’artillerie connaissent mal le code du droit des gens, — et même ceux qui le connaissent peuvent céder à la démangeaison, comme un chasseur en temps prohibé qui se sentirait un revolver dans la poche au moment où un lièvre débouche du fourré.

Le tour de la petite auberge vient aussi. Tu peux plier bagage, bon Viennois de Vienne, si on t’en laisse le temps, et toi aussi, digne drogman, tu peux chercher d’autres voyageurs à carotter et à convaincre dans ton jargon bariolé de la supériorité des mœurs turques. Votre saison est finie pour cette année et, je crains bien, pour toujours, car, depuis cinq minutes, voici le sixième obus qui éclate dans vos dieux lares. L’orage de fer et de feu crève surtout sur la ville turque et, réellement, les bombes ont beau jeu dans ces labyrinthes de petites rues étroitement serrées, encombrées de constructions de bois qui flambent comme des allumettes. Comment va s’évader la population qui grouille là-dedans, avec ses harems grillés et clos, avec les tribus de boutiquiers logeant pêle-mêle dans les soupentes, avec les cafés où, assis sur des nattes, les jambes croisées (position peu pratique quand il s’agit de détaler lestement), les notables de la ville s’abandonnent aux douceurs du kief, ou suivent en rêvant les spirales bleues qui s’échappent du chibouk. Tout cela semble frappé de la foudre ; une proie facile, une proie faite exprès sur commande pour l’incendie comme une botte de paille. L’incendie, après s’être acharné sur le quartier turc, gagne aussi le Ghetto des Spanioles, ou Juifs portugais. Ici, les maisons sont encore plus enchevêtrées que dans le quartier musulman ; aussi la part du feu est plus grande. Voici une heure que ce bombardement dure et, chose singulière, pas un projectile ne frappe l’enceinte fortifiée autour de la ville, aucun obus ne mord sur les pierres de taille des forts, ou sur les terrassements des blockhaus, il semble qu’on veuille, du côté des Russes, ménager à dessein la garnison et les défenses pour faire sentir à la ville et aux habitants paisibles le poids de la colère moscovite. Autre singularité ! Pendant deux heures, les batteries turques se taisent ; elles semblent, en quelque sorte, reconnaître la politesse de l’ennemi pour les ouvrages militaires et avoir fort peu de souci de protéger les pékins variés et leurs bicoques qui se trouvent derrière l’enceinte. Une ville qui brûle laisse les soldats assez froids ! On a dit plus tard que les Russes, en lançant une grêle de bombes sur la ville, voulaient détourner l’attention de leurs préparatifs en vue du passage du Danube ; mais cette excuse, alléguée post-festum, tout en justifiant le bombardement de Rustschuk, au point de vue militaire, ne légitime pas le fait d’avoir choisi pour objectif non pas les remparts, mais les maisons et les habitants inoffensifs. Est-ce que ce sont ces derniers, par hasard, qui auraient été capables de se porter au besoin au secours de la garnison de celle ville ? Au reste, la bonhomie du commandant de Rustschuk ayant cessé sur le coup de trois heures, pour faire place à des inspirations plus mâles, l’agression russe allait perdre un peu de son caractère odieux. Les bombes allaient tomber dans les rues de Giurgewo, en réponse à celles qui éclataient dans les carrefours de Rustschuk.

Le retard provenait de ce que le pacha avait d’abord télégraphié à Constantinople pour avoir des ordres. La réponse fut : « Tirez. »

Les premiers projectiles turcs provoquèrent dans la ville roumaine un véritable changement de décor. Elles éclatèrent sur la grande place, — bâtie en forme de cirque avec de beaux bâtiments à l’entour et ayant au centre une tour campanile assez grossièrement construite, mais excellente comme point de mire. Sur la place se trouvent deux hôtels, un café et une confiserie. Des tables étaient alignées devant chacun de ces établissements, et les habitants prenaient tranquillement des rafraîchissements et des confitures de roses ou de merises (dulciates), en lisant les journaux et en causant politique. A l’intérieur on jouait au billard. Le son du canon donnait un relief particulier à ce passe-temps. Que l’on juge de l’effet de l’artillerie faisant tout à coup rage parmi ces pacifiques consommateurs ! Le premier coup en étendit trois par terre, dont l’un ne se releva plus, puis les éclats couvrirent d’éraflures les murs des cafés et de la confiserie. Aussitôt tout se ferma comme par enchantement ; les propriétaires des établissements se réfugièrent dans les caves et les hôtes se sauvèrent de tous les côtés sans se préoccuper de solder leur écot ; on ne pensait pas à le leur réclamer en un pareil moment ! Le sauve-qui-peut gagna promptement le reste de la population dès que d’autres obus eurent éclaté dans les nombreuses rues qui conduisent de la place centrale au Danube. Sur les bords du fleuve, il y a un arc magnifique, le lieu de promenade de la bourgeoisie aisée de Giurgewo, — la ville est assez riche, grâce au commerce des grains et au cabotage. A droite, il existait — peut-être l’a-t-on réédifié depuis — un grand moulin appartenant à un minotier grec. Devant le parc, une flottille d’embarcations qui avaient été surprises par la déclaration de guerre et la menace des Turcs de couler bas tous les navires marchands qui, passé un certain délai, s’aventureraient encore sur le fleuve, était à l’ancre. La plupart des obus turcs, mal dirigés, sombrèrent dans la mâture des embarcations ou dans les environs du moulin ; mais la terreur avait été semée dans la ville. Elle fut d’autant plus forte qu’en voyant messieurs les Turcs supporter avec patience et sans répondre pendant deux heures les meurtrières décharges de Slobozia, on s’était bercé de la singulière illusion que les musulmans n’avaient ni griffes ni ongles. Le général russe, de son côté, ne contribua pas, et il fit bien, à rassurer la population ; au contraire, il enjoignit à ceux qui restaient encore de vider l’enceinte de la ville sans aucun retard.

On ne se le fit pas dire deux fois. Les voitures de toute espèce, — et il n’en manque pas, Dieu merci ! dans toute ville roumaine, quelque petite qu’elle soit — furent prises d’assaut par les fuyards. Les gens riches, les négociants avaient déjà quitté Giurgewo lors de la première panique, au début de la guerre, quand on croyait à l’imminence d’un débarquement turc. Mais il restait la foule de petits artisans, de cultivateurs bulgares, pour la plupart, des bateliers et cette masse de petites gens vivant de rien et ne faisant rien qu’on trouve partout en Orient. Toute cette foule, unie à dix mille personnes, se réfugia dans les bois et les vignes qui courent le long de la route Fratesti-Bukarest. Des bivouacs se formèrent pour la nuit, des marchands ambulants circulaient avec des vivres et des brocs de vin. Rassurés sur la portée des obus qui ne pouvaient les atteindre dans le lieu où ils s’étaient réfugiés, les fuyards contemplaient, aux premières loges, le duel à coups de Krupp qui se déroulait sous leurs yeux. La nuit seule y mit un terme et les plus courageux parmi les émigrés se risquèrent à rentrer en ville pour y vérifier les dégâts presque nuls au delà de la grande place, mais la plupart préférèrent passer la nuit à la belle étoile. Tandis que les ruines du quartier turc de Rustschuk fumaient, on voyait s’élever en face, sur la pente de Fratesti, les lueurs des bivouacs des victimes civiles de la guerre chassées de leurs maisons ou de leurs bicoques. Il y avait eu quelques victimes aussi bien parmi la population que parmi les servants des pièces d’artillerie. Un général russe avait été gravement blessé. On l’avait transporté immédiatement à Bukarest, et l’empereur, qui déjeunait chez le prince Charles, avait demandé à le voir. Dans la soirée, le bruit se répandit que ce général était mort.

Voilà ce qui s’était passé à Giurgewo, le jour même où à Bukarest le tzar faisait ses préparatifs de départ pour le Danube. A trois heures de l’après-midi, un train spécial chauffait en gare, mais nul ne savait encore pour quelle destination. Le prince Gortschakoff était au débarcadère. L’empereur avait avec lui sa maison militaire et, à ses côtés, le général Ignatieff, qui le couvait des yeux. Le chancelier, en hostilité ouverte avec le général, était fort peiné de n’avoir pas été admis à suivre le quartier général. Il reconnaissait, dans son éloignement, un mauvais tour joué par son antagoniste.

La cloche du départ venait de sonner. Le chancelier s’approcha du tzar. — « J’attends d’importantes dépêches du cabinet anglais, fit-il, où pourrai-je les envoyer à Votre Majesté ? »

Le regard du comte Ignatieff se fixa avec une expression presque magnétique sur l’autocrate. « Je ne puis vous indiquer d’adresse en ce moment, fit Alexandre ; je vous la ferai parvenir dès qu’il y aura possibilité !… »

Le général triomphait ; il avait réussi non-seulement à éloigner, mais à isoler son rival. Le prince-chancelier se mordit les lèvres de dépit ; son fidèle et intelligent aide de camp, le baron Jomini, pâlit de colère. Peu de minutes après, le tzar roulait à toute vapeur pour cette destination si mystérieuse et le prince Gortschakoff rentrait au consulat de Russie. Évidemment le passage du Danube allait avoir lieu : il s’agissait de dire adieu pour quelque temps aux douceurs de la vie bukarestienne.

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