← Retour

Zig-zags en Bulgarie

16px
100%

CHAPITRE XX

La consternation en Russie. — Bruits alarmants. — La fausse bataille de Biela. — Les fournisseurs de l’armée russe. — Préparatifs de la saison d’hiver. — L’invasion projetée. — Adieux à Bukarest. — La situation de la Roumanie. — MM. Cogolniceano, Rosetti, Bratiano. — Un instant de peur. — Sur le bateau. — Conclusion.

Je revins de Bukarest en même temps que les trophées pris à la redoute de Grivitza. L’entrée de ces canons et de ces drapeaux fut l’occasion d’un assez grand déploiement de pompe. Le commandant C*** marchait à la tête de la petite troupe composée de soldats de toutes armes décorés de l’ordre de Saint-Georges, et dont l’un portait l’étendard enlevé de haute lutte dans la mêlée de Grivitza. Les canons venaient après, traînés par de jolis chevaux blancs. Les troupiers reçurent une avalanche de fleurs et le commandant avait la selle de son cheval chamarrée de couronnes, il avait un gros bouquet à la main. Le cortége grossissant à vue d’œil se dirigea vers le palais princier. La princesse avait manifesté le désir de connaître le dorobantz qui avait pris le drapeau et elle le pria de lui raconter la scène. Le brave garçon obéit à ce désir et raconta ce qui s’était passé avec beaucoup de verve, — on lui avait du reste fait la leçon. Les canons restèrent dans la cour du palais confiés aux gardes nationaux qui faisaient leur service en bizets, c’est-à-dire vêtus de leurs habits bourgeois mais armés.

Le cortége fit ensuite plusieurs fois le tour de la ville. Cette exhibition releva quelque peu le moral qui s’était affaissé quand on apprit l’importance des pertes et la pénurie des résultats. Les malveillants avaient encore grossi la chose. — On colportait des histoires fantaisistes, comme par exemple que les Russes avaient formé derrière les lignes des Roumains un vaste fer à cheval avec une nombreuse artillerie et que de cette manière les dorobantz se sont trouvés pris entre deux feux. On allait même jusqu’à se couler dans le tuyau de l’oreille que le prince et son état-major avaient été faits prisonniers… Tout cela était mis en circulation de propos délibéré et avec calcul par les ennemis du gouvernement. Y avait-il lieu de s’en étonner quand un journal opposé à la politique d’action écrivait qu’il fallait pendre haut et court MM. Bratiano et Rosetti sur la grande place du théâtre — parce que ces citoyens étaient partisans de la guerre. Cependant peu à peu les Roumains reconnurent qu’ils étaient en train d’acheter leurs lettres de grande naturalisation comme nation européenne, — et on envisagea les événements avec plus de philosophie.

En Russie, au contraire, le pessimisme envahissait la population. Il y avait une clameur générale contre tous ceux qu’on rendait responsables par leur position des désastres subis et surtout de l’abaissement du prestige militaire de la Russie dont le drapeau avait dû s’humilier devant les étendards ottomans. Le mécontentement s’attaquait comme de raison aux chefs de l’armée. On ne se gênait pas pour blâmer hautement ce système qui voulait faire des grands-ducs les commandants nés sans se soucier le moins du monde si au grand nom ils joignaient les hautes capacités indispensables pour conduire des armées. On blâmait la vieille école, les généraux d’antichambre et de cour. En 1870, en France, l’opinion publique désignait des favoris qui avaient su la séduire pour remplacer les généraux actuels. Skobeleff était celui que l’on désignait en Russie. Sa témérité, son intrépidité, les coups d’audace qu’on citait de lui, avaient donné à la figure de ce jeune chef quelque chose de légendaire. On eût dit que sous son commandement l’armée russe allait voler de victoires en victoires.

Pour dire la vérité, et sans vouloir enlever à Skobeleff la part légitime qui lui revient dans les compliments flatteurs prodigués à son courage, il faut convenir que si ce général s’est fait remarquer, c’est surtout par la facilité avec laquelle il s’exposait ainsi que son entourage. Il restait souriant, le papyros aux lèvres et invulnérable, sous une grêle de balles ; son état-major, en revanche, dut être renouvelé quatre ou cinq fois pendant la campagne ; personne n’en réchappa, pas même ce gentil page ramené du Kokhand, un pays conquis par Skobeleff ; pas même le correspondant d’un journal russe, M. Maximoff, qui en fut quitte pour un éclat d’obus dans la jambe. Skobeleff vint passer quelques jours à Bukarest, — on lui fit fête.

Mais ce qui dominait dans le mécontentement général des Russes, c’était la fatigue du pouvoir absolu, le désir d’une constitution. A Saint-Pétersbourg déjà la fréquence de ce désir que je retrouvais chez bien des gens m’avait frappé ; les événements avaient propagé encore le goût des solutions parlementaires. Dans le monde gouvernemental, on prévoyait qu’il faudrait en venir là. Des hauts fonctionnaires faisaient alors entrevoir la possibilité et la probabilité même d’une telle issue. Ils reconnaissaient eux-mêmes que du moment « où le régime absolu était incapable d’encourir toutes ces responsabilités, il devait les partager avec les mandataires de la nation ». Un des premiers actes de cette représentation aurait été certainement de demander des comptes à ceux qui préparèrent si étourdiment la guerre.

Il n’est plus question aujourd’hui de constitution, et les esprits éclairés dans le gouvernement qui sont en principe partisans de ce régime doivent de nouveau refouler leurs vœux au fond du cœur. Par conséquent, lorsque la fortune sourit plus tard aux Russes, leurs armes furent vainqueurs, mais la liberté fut vaincue.

Le découragement était tel, qu’au consulat de Russie on considérait la campagne de 1877 comme définitivement terminée ; il faudrait croyait-on, se consoler à Sistowa comme à Simnitza, y passer l’hiver et recommencer la guerre au printemps si l’Angleterre, ou plutôt, pour me servir de l’expression indignée des hommes d’État russes, l’infâme Beaconsfield ne suscitait point une coalition.

Ces déclamations contre le premier ministre de la reine Victoria étaient dans les cercles gouvernementaux russes un thème perpétuel ; on chargeait Disraeli de toutes les iniquités et on lui prêtait les paroles les plus atroces : « Il faut une saignée », aurait-il dit, quand on vint le conjurer de ne pas encourager secrètement la Turquie en rendant ainsi la guerre inévitable.

Autant Beaconsfield était honni et conspué dans l’entourage de M. de Gortschakoff, autant un autre ministre était choyé, complimenté, remercié. Cet autre ministre était le comte Andrassy ; on le trouvait très-correct et très-loyal. — Il y avait bien de quoi ; on lui arrachait une concession après l’autre. Les parlements protestaient, il est vrai, mais le comte haussait les épaules, les Hongrois illuminaient en l’honneur des victoires turques et organisaient des meetings d’indignation contre les cruautés russes. M. Andrassy avec beaucoup de goût disait à un diplomate : « Bah ! laissez faire, ces meetings sont des vents qui chassent la colique… »

Enfin les réclamations pleuvaient aussi sur l’intendance et certes on n’avait pas tort. Ce service était tout bonnement le vol organisé. Les officiers s’associaient avec les plus ignobles traitants à longue houppelande et tire-bouchons descendant de chaque côté jusqu’aux lèvres. On voyait des capitaines, des commandants, des colonels — tous appartenant de plus ou moins près au service des vivres, se promener bras dessus bras dessous avec ces « négociants », les emmener dans leur voiture, leur offrir des cigares — tandis que chez eux, en Russie, ils les auraient dédaigneusement repoussés du pied. Mais à présent c’étaient des associés. On comptait au bon gouvernement le double et le triple des objets réellement fournis et on partageait le boni. Les pauvres diables de soldats avaient du pain noir comme de l’encre et dur comme de la pierre dans un pays où le froment est pour rien ; le menu qui leur accordait tous les jours une certaine quantité de viande était exécuté en théorie, mais il y avait des gens qui faisaient fraternellement fortune ; civils et militaires, juifs et bons chrétiens, se partageaient ces rapines. Au début de la campagne, l’administration russe avait traité avec une grande compagnie qui se chargeait de faire subsister toute l’armée. Dans un article communiqué aux journaux russes, le ministère avouait lui-même que la question de prix lui importait peu et il ajoutait qu’on paierait cher pourvu qu’on eût l’assurance d’être servi et promptement.

Pour ce qui est de la première partie du programme de se faire payer cher, la compagnie russe s’en chargea parfaitement, mais il paraît que le corollaire ne fut pas si consciencieusement mis à exécution. En présence des besoins toujours croissants de l’armée et de l’éloignement de la base d’opération, la société — qui avait loué un grand bâtiment à Bukarest avec bureaux, magasins, etc. — fut forcée de recourir à une foule de sous-traitants, et comme ceux-ci demandaient aussi leur part du gâteau, ces prix, dont l’administration russe ne se préoccupait pas, grossissaient à vue d’œil.

Naturellement aussi la bande de spéculateurs qui tenaient leurs assises sur le trottoir devant l’hôtel du Boulevard grossissait également ; il venait tous les jours des gens arrivant des quatre coins du monde pour offrir ceci ou cela. Je découvris un beau jour le chapeau blanc d’un marchand de diamants de la rue Le Peletier ; il venait offrir des bœufs pour l’alimentation d’un corps d’armée. Il y eut une pluie d’or pour les habiles et les gens sans préjugés.

Et les canards allaient leur train ! j’y fus pris d’une jolie manière. Un matin j’étais à la gare de Filaret pour accompagner un nouveau venu, drôle de corps, slave d’origine, parlant plusieurs patois du pays et connaissant tout l’état-major panslaviste. Il arrivait de Paris avec des détours et avait mis deux mois, s’arrêtant à tous les cabarets du chemin, à faire le voyage. Au moment où j’allais lui serrer la main, voici L*** qui arrive équipé, botté, le sac au dos, la lorgnette en bandoulière, le pistolet à la ceinture, tout essoufflé, haletant. « On se bat depuis hier à Biela, cent mille hommes sont engagés, je suis le seul qui le sache. »

L*** est généralement bien informé, pas autant qu’il voudrait le faire croire, mais enfin il ne me paraît pas homme à s’embarquer lui-même sur des données vagues. L’hésitation au surplus, n’était pas possible, le dernier coup de cloche était sonné. Quoique n’ayant aucune partie de mon attirail de campagne, assez légèrement vêtu, et de plus inaugurant un chapeau de soie tout neuf, je saute en wagon — nous faisons deux jours et demi de carriole par des chemins affreux, par des routes détrempées, au milieu d’une atmosphère viciée par les innombrables cadavres de chevaux et de bœufs qui jonchent les routes et dont les chiens se régalent ; enfin nous arrivons sur la Jantra — voici le beau pont de pierre, voici Biela, gros bourg d’une dizaine de mille habitants, pas la moindre trace d’une bataille, des soldats pêchent tranquillement à la ligne. Le quartier général du prince héritier est à Gorni Monastir, sur la route de Rustschuk. Nous faisons la connaissance de ce ravissant village ; nous couchons dans une grosse ferme en pleine exploitation, L*** arrache une épine du pied bruni d’une paysanne, ce qui nous vaut les bénédictions de toute la famille. Il nous est loisible de constater une fois de plus la richesse agricole des Bulgares, l’abondance de bétail qui règne chez eux ; nous pouvons, puisqu’il est dimanche, nous recueillir à la messe militaire célébrée en présence du prince héritier et de son état-major, — mais de bataille nulle trace. — Vite nous remontons dans la carriole et, après une course folle par une pluie diluvienne, nous débarquons le troisième jour à Giurgevo. Dans la gare je trouve un journal viennois, celui pour lequel écrit L*** ; le premier article débute ainsi : « Au moment où nous écrivons, la grande bataille décisive est engagée à Biela… »

Tout mouillé, tout trempé, tout moulu que je sois, je pars d’un éclat de rire qui scandalise fortement L***. Le soir nous sommes à Bukarest et je serre avec soin le chapeau neuf horriblement cabossé qui est la seule victime de cette grande bataille décisive. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que les tacticiens de café à Bukarest ne veulent pas en démordre, et pour eux on s’est battu et on se bat encore, ils savent très exactement combien d’hommes il y a eu en ligne, combien de morts, combien de blessés de chaque côté ! Quand je m’efforce de persuader à ces braves gens qu’ils se trompent, c’est eux qui veulent me persuader que j’ai mal vu ! Belle chose que l’imagination ! Peu de jours plus tard le mystère s’éclaircit… Mehemet Ali avait encore une fois trompé ses adversaires sur ses intentions.

Tandis qu’on attendait l’attaque à Biela et que le bruit courait même que cette ville serait évacuée sans résistance, le général turc se présentait à vingt-cinq kilomètres de là, à Verboka. Mais pour la première fois il ne parvenait pas à rompre les rangs de l’ennemi. Son attaque avait été repoussée. — Huit jours plus tard des intrigues de sérail lui enlevaient son commandement.

Une autre nouvelle mit la panique à Bukarest pour quelques jours.

Kronstadt est une ville de Transylvanie sur la frontière valaque. Elle est tête de ligne d’une route qui conduit à travers toute la principauté jusqu’à Bukarest. Des allées et venues suspectes y avaient été remarquées depuis quelque temps. La police russe s’en émut. Ses agents infectaient le pays des Szekles — et opérèrent habilement, car ils découvrirent tout bonnement et à temps un plan très bien préparé, mûr pour l’exécution, qui ne tendait à rien moins qu’à jeter quelques milliers hommes résolus en Roumanie pour piller, détruire les voies de communications et semer la terreur. Le gouvernement autrichien, averti, fit ce que lui commandait la neutralité, il saisit les caisses d’armes, d’uniformes, de fez (les partisans alliés des Turcs et désirant se faire passer pour des soldats du Sultan devaient arborer cette coiffure). Il mit en prison les chefs du mouvement, des maggyars connus par leurs tendances anti-russes, et établit sur la frontière un fort cordon de postes militaires. Les conjurés étaient prêts, ils devaient s’emparer le lendemain d’une passe des Karpathes et seraient devenus ainsi menaçants pour Bukarest même. On en était quitte pour la peur, mais sans être complétement rassuré. On se rappelait qu’il y avait, dans Bukarest même, trente mille Hongrois capables de se lever à un signal et de s’emparer de la ville par un coup de main. Le gouvernement prit des mesures en conséquence. Tout étranger fut astreint de se munir d’un permis de séjour à la police, et à justifier des motifs qui le retenaient à Bukarest.

Il y avait encombrement à la préfecture de police, quand je m’y présentai vers le 5 octobre pour faire viser mon passeport. La tâche de correspondant, rendue très-difficile pendant la belle saison, allait devenir impossible avec l’hiver et avec les pluies. Même ceux des correspondants pourvus d’équipages et ayant des crédits illimités à leur disposition se demandaient s’ils pouvaient utilement suivre une campagne d’hiver. Au surplus le général Totleben qui venait d’arriver avait fermé l’accès du camp à qui que ce fût. Le procédé dont on avait usé à l’égard du joyeux Boyle, du Standard, n’était guère fait pour nous encourager. Ce correspondant, parfaitement turcophile, s’était vu chasser du quartier général. On lui donna un officier pour le conduire à Bukarest, et vingt-quatre heures plus tard il dut partir pour la frontière autrichienne, expulsé à son tour par le gouvernement roumain. Après son départ les journaux russes publièrent une note déclarant que M. F. Boyle avait manqué à sa parole en révélant des positions militaires.

Je crois plutôt qu’on n’était pas charmé de cet écrivain, qui avait le talent de dire de dures vérités aux officiers en face sans que ceux-ci se montrassent fâchés, et avait comparé, dans un de ses articles, l’empereur Alexandre assistant le jour de sa fête aux massacres sous Plewna, à Xerxès faisant battre les hommes pour célébrer son anniversaire.

Bukarest aussi prenait peu à peu sa physionomie d’hiver. Les soirées chez Raska, le jardin à la mode, commençaient à être bien délaissées. On frissonnait sous les arbres et les chanteurs étaient transis. Une des dernières belles soirées avait eu lieu au bénéfice de Mlle Keller, qui préludait ainsi à l’ouverture d’un théâtre d’opérette recruté un peu au hasard, et dont la troupe se grossissait de toutes les belles aventurières échouées sur la rive roumaine après quelques déceptions de cœur et d’argent. Le lyrique russe, long, maigre, hâve, avec des cheveux à la Paganini qui faisait pâmer d’aise ses compatriotes en débitant à froid et en vrai pince sans rire les énormités du répertoire de nos cafés concerts adaptés à la langue moscovite, avait disparu. Sa petite et sémillante compatriote, qui miaulait ou minaudait la traduction russe des couplets de : « Casimir, Casimir, voulez-vous bien finir », s’était réfugiée au Cirque d’hiver, où le comique de l’endroit, Ionesco, faisait florès avec la légende du banquier juif Silberstein. Le bon gros Wiest, le chef d’orchestre, excellent artiste sur le violon, allait bientôt se décarcasser à huis-clos dans la salle du Grand-Théâtre plutôt que de mouvoir ses grands bras et de tourner ses yeux dans leurs orbites en cadence avec la musique, en assaisonnant chaque mesure de haut-le-corps les plus variés. On rangeait les tables dans les jardins et on ouvrait les salles d’hiver closes pendant trois à quatre mois. Les fourrures commençaient à reparaître, et les plus prudents avaient déjà remplacé par des bonnets d’astrakan de grande valeur les chapeaux. Chaque convoi se dirigeant vers Plewna apportait aux défenseurs de la patrie des vêtements chauds, des provisions d’hiver, produit de la sollicitude des familles.

Il faut donc dire adieu à cette ville charmante et originale, moitié Paris, moitié Orient, qu’on se représentait, avant la guerre surtout, comme un nid à demi barbare où les boyards classiques roulaient emmitouflés de fourrures dans leurs traîneaux. En réalité, Bukarest qui, sous tous les rapports, est aujourd’hui un séjour très-agréable, se développera avec le pays dont elle est la capitale ; la Roumanie ayant pris place parmi les États indépendants, la Roumanie qui s’est affirmée militairement et qui a le bonheur d’avoir à sa tête de véritables hommes d’État, subira certainement, sur le terrain économique, l’heureux contre-coup de son indépendance politique.

Il suffit d’avoir traversé, même rapidement, le pays pour se rendre compte de ses richesses agricoles et des éléments de prospérité industrielle qu’il renferme. La terre est d’une fertilité incroyable, il s’agit seulement de perfectionner le système de culture. Dans les bonnes années, même en suivant les errements actuels, les biens produisent des sommes énormes, — la plupart du temps ce n’est pas le propriétaire, trop négligent, trop insouciant, écrasé de dettes, qui en profite, mais l’intendant habile et avide par les mains duquel tout passe.

Quant à l’industrie, les matières premières ne lui manqueront pas non plus, et les traités de commerce que le gouvernement a déjà conclus ou est en passe de conclure avec les autres États européens assureront des débouchés. Le tout est de prodiguer des encouragements aux industriels tant nationaux qu’étrangers qui voudront créer des manufactures là-bas.

Alors Bukarest, où il existe déjà beaucoup de gens riches, et où je ne me souviens pas d’avoir vu de misérable sans pain, deviendra la capitale d’un pays riche. Verrons-nous alors quelque niveleur saccager les beaux jardins, les petites cours plantées d’arbres, détruire les maisonnettes enguirlandées pour y substituer de monotones et mornes casernes ? Espérons que non. Il serait très-heureux que les auteurs futurs des embellissements de Bukarest laissent à cette ville ce cachet qui séduira maintenant les nombreux visiteurs qui voudront s’y rendre, puisque les nouveaux chemins de fer tendent de plus en plus à rapprocher cette ville de notre Occident.

Nous revoyons rapidement ce que notre œil un peu trop préoccupé a regardé machinalement et superficiellement. Franchissons la grille du palais de la présidence du conseil. Le bâtiment est correctement bâti, sobre et harmonieux, les pièces de réception sont sévèrement meublées, très-vastes, mais la vue sur le jardin égaye passablement l’intérieur.

Nous trouvons dans l’une de ces salles cet homme d’État à figure d’idéologue ; ce rêveur généreux qui sait cependant se plier aux exigences de la politique pratique, M. Jean Bratiano. Dans le salon de son inséparable ami Rosetti nous avons chaque fois admiré un portrait représentant le président du conseil à trente ans. Quelle mâle poésie dans cette figure, quelle langueur attachante dans ce regard, que d’espérances et de pensées enfermées dans ce vaste front ombragé par une épaisse forêt de cheveux !

Aujourd’hui les cheveux sont devenus blancs, la poésie s’est envolée, mais néanmoins le front du penseur est resté et l’expression a quelque chose de prophétique. Pourtant, qu’on ne s’y fie point, ce rêveur est aussi un homme d’action, bien mieux, un conspirateur. Il conspira pour la liberté de son pays avant 1848, il conspira en France comme réfugié, et c’est du fond de la maison du docteur Blanche, où il avait eu l’autorisation de subir une peine de trois ans de prison, qu’il rédigea un mémoire sur la Roumanie, mémoire qui servit de base à l’organisation du pays après la guerre de Crimée. Bratiano prit part activement à cette organisation et il conspira encore quand il s’aperçut que la confiance dans le premier chef des Principautés unies avait été mal placée. Il alla chercher en Allemagne le jeune souverain qui n’avait aucun engagement avec les partis dans ce pays, qui était placé en dehors ou au-dessus de tous. Mais, en acceptant un Hohenzollern pour souverain, Bratiano n’entendait rester que le serviteur de son pays. Le prince lui-même le trouva parmi ses adversaires les plus acharnés quand il essaya — mal conseillé et mal dirigé — de tâter du gouvernement personnel. La volonté du souverain a dû capituler devant l’éloquence passionnée du tribun qui avait derrière lui le parti libéral roumain, la plus grande partie de la nation.

Depuis, l’entente est complète entre le prince et son conseiller ; au milieu du péril le souverain et le ministre, animés du même patriotisme, se sont rendus solidaires et cette solidarité a été resserrée aussi par le péril commun sur le champ de bataille et le danger partagé à Bukarest même, quand on pouvait s’attendre d’un moment à l’autre à être enlevé et conduit en Sibérie par un parti de Cosaques. Les épreuves de l’année 1877 ont donné le prince au parti libéral et au prince l’amour de son peuple.

Rosetti respire le combat dans toute sa physionomie, mâle, martelée, un peu narquoise, mais néanmoins sympathique. Il aime seulement le combat loyal, à ciel ouvert, et qui ne refuse pas à l’adversaire qui la mérite l’estime, qui recule devant les moyens ténébreux, vils et bas parce qu’il a assez confiance dans le succès de sa cause pour ne pas en déshonorer le triomphe. La vie entière de Rosetti se résume dans des actes. Adolescent, il jette à l’écho des chants d’espérance, des chants de liberté qui vibrent à travers tout le monde roumain, un monde de huit millions d’âmes. Jeune homme, il soufflette tous les préjugés de caste en ouvrant une librairie, lui, le gentilhomme, et il épouse une simple bourgeoise qui ne lui apporte qu’un caractère vaillant et une force d’âme que les circonstances élèvent au sublime.

En 1848, Rosetti sonne le tocsin de la délivrance, le peuple en armes l’acclame, mais la trahison le livre aux Turcs, ou plutôt c’est lui qui, incapable d’une vilenie, se rend tranquillement au camp ennemi. Il y va en négociateur, on le retient prisonnier, ainsi que tous ses amis du gouvernement provisoire. Par un prodige d’adresse et d’habileté, Mme Rosetti qui tient sa fille Liberta (aujourd’hui Mme Pilat), née le jour même de la révolution[9], sur les bras, suit le triste convoi, sauve les captifs. Ils se réfugient en France où Rosetti compte bientôt des amis ardents et dévoués. En 1856, Rosetti accourt en Roumanie, Bratiano et lui organisent la nouvelle nationalité, Rosetti lui donne l’arme nécessaire entre toutes aux pays qui veulent vivre, un journal, le Romanul.

[9] Voyez les Légendes du Nord, de Michelet.

Si Bratiano gouverne, Rosetti dirige ; nul ne s’entend mieux que lui à grouper les hommes de la même opinion que des nuances ou des discussions personnelles séparent. Il est président-né de la Chambre, le directeur des débats. Son esprit fécond en ressources, mais non en expédients, sait donner aux choses les meilleures tournures et en tirer les solutions les plus pratiques. Rosetti peut être considéré comme le véritable promoteur de la participation active de son pays à la guerre. Il n’eut ni repos ni trêve avant d’avoir obtenu que les Roumains prouveraient leur virilité et confondraient leurs contempteurs par l’héroïsme sur le champ de bataille.

Faisant allusion aux torrents d’injures que l’on jetait au visage des Roumains, il s’écria dans une assemblée que « pas un Roumain ne pouvait se regarder dans une glace sans être tenté de se cracher au visage à lui-même ». Et Rosetti avait deux de ses fils (le troisième, malade, était retenu à Bukarest) et son gendre à l’armée, au premier rang. Il y aurait été lui-même si le territoire avait été menacé, et certes la main du robuste sexagénaire aurait encore nerveusement manié le mousquet.

La troisième personne dont nous prenons congé au palais du gouvernement, c’est M. Cogolniceano, le ministre des affaires étrangères, l’homme habile, l’homme d’affaires par excellence. L’extérieur n’a rien de romanesque ni de poétique ; on dirait plutôt un gros négociant orné d’une bedaine respectable, la tête tondue comme celle d’un capucin, parlant rondement et sachant dissimuler des qualités de pénétrante diplomatie sous une bonhomie qui séduit. M. Cogolniceano n’appartient pas au même parti que MM. Bratiano et Rosetti, mais ceux-ci, reconnaissant chez l’homme d’État les aptitudes nécessaires pour mener à bien les négociations engagées, firent appel à son patriotisme et cet appel fut entendu. M. Cogolniceano avait eu une « saison » très-agitée. Il s’efforçait déjà de soustraire à l’appétit des Russes la Bessarabie, il avait été à Vienne, il avait fait sonder les dispositions du cabinet anglais et du ministère autrichien, mais il ne pouvait guère se faire d’illusions.

Il se préparait déjà à la rude campagne qu’il aurait à soutenir isolément et avec ses propres forces contre la diplomatie russe. Dans l’entretien qu’il m’accorda la veille de mon départ, il insista longtemps sur la garantie qu’offrait à l’Europe son pays fortement organisé, capable de mettre sur pied une véritable armée, ayant entre ses mains les bouches du Danube. L’Europe ne voulut rien entendre sur ce chapitre à Berlin ; sans doute que les représentants avaient des raisons de se croire plus à même d’apprécier les raisons majeures qui doivent régler la navigation sur le Danube.

Encore un tour à la « Chaussée ». Elle prend maintenant des teintes mélancoliques ; ses voitures sont plus rares sous les ombrages ; la belle jeunesse du pays est à l’armée, et les Russes sont abattus. Mais quelles sont ces joyeuses fanfares qui éclatent tout à coup ? — Une nuée de cavaliers marchant en rangs serrés, montant des chevaux qui ont tous absolument la même robe, raye l’horizon. Je reconnais immédiatement les fringants officiers et les gars solides sur leurs montures. Je les avais vus au Champ-de-Mars et entourant la voiture de l’Empereur lorsque celui-ci revint de Kischeneff à Saint-Pétersbourg. Ce sont les premiers escadrons de la garde qui arrivent.

Ils étaient impatiemment attendus, comme s’ils devaient, en effet, changer la face de la fortune. Ils ne feront qu’une halte légère à Bukarest et partiront dès le lendemain pour le Danube.

Je ne serai pas l’historien de leurs hauts faits. A huit heures précises me voici à la gare, non plus en amateur ou en facteur, mais pour mon propre compte de voyageur. Le bagage non plus n’est pas si modeste qu’à l’aller ; on emporte des souvenirs et ils remplissent, ma foi, une énorme malle recouverte de feuilles d’étain qui donnent l’aspect d’une chaise d’église. Cette malencontreuse malle, d’une taille au-dessus de la moyenne, me causa bien des tracas.

Le train part ; vers deux heures je rencontre à la gare de B*** ce cher et dévoué parent qui s’est créé en Roumanie une seconde patrie : médecin de campagne, infatigable et ne connaissant rien en dehors de l’accomplissement de sa tâche, sinon l’amour de cette famille qui est pour lui la plus sûre et l’unique récompense. La Roumanie doit exercer bien de l’attrait sur ceux qui viennent s’y fixer, quand on voit de véritables savants auxquels les premiers professeurs de Paris et de Vienne ont prédit les plus brillantes destinées, servir l’État comme modestes « médecins de district » ou « médecins municipaux ».

La Roumanie fuit à tire d’ailes ; voici Turnu, Severin, les lumières brillent et les flots du Danube paraissent bleuis par la lune. Encore quelques tours de roue, nous sommes à Verciorova, sur l’extrême limite de la principauté.

La voie ferrée est interrompue, il faut gagner en voiture Orsova, la première ville autrichienne. La distance est de quelques kilomètres ; mais que d’émotions pendant ce petit trajet ! Les bonnes voitures capitonnées et couvertes avaient été retenues par télégraphe ou prises d’assaut par les premiers occupants. Il ne restait qu’une charrette de paysan, rembourrée avec une demi-botte de paille et offrant comme siéges des planches de bois d’une extrême dureté. On nous entassa là-dedans six ou sept pêle-mêle avec les bagages, et le cocher, un Hongrois à mine très-rébarbative, fouettant les chevaux, nous commençâmes à être cahotés. Pour compléter les agréments du voyage, une pluie froide, fine et serrée se mit à tomber ; nous n’en perdions pas une seule goutte, car notre équipage, rapidement dépassé par les calèches et fiacres où nos compagnons de voyage avaient pris place, avançait très-lentement. Je le crois bien ! il avait le double et peut-être le triple de charge normale. Quand les dernières maisons de Verciorova furent dépassées, nous nous engageâmes sur une grande route ; il faisait absolument noir comme dans un four. Au bout de cinq minutes, cependant, une petite lumière surgit entre deux peupliers. Notre charrette s’arrêta. Nous étions arrivés devant le poste frontière… Il était occupé par une dizaine de dorobantz qui prenaient leur tâche très au sérieux. Il fallut descendre et produire nos papiers ; ils furent très-minutieusement examinés, et trouvés à peu près en règle. Seule, une pauvre fille qui allait comme domestique à Pesth n’avait pas de visa sur son passeport. On ne lui fit pas grâce. Malgré notre intercession, défense expresse lui fut faite de passer outre. Rien n’y fit, il fallut laisser la femme sur la grand’route avec sa malle ; heureusement un portefaix charitable qui se trouvait là, offrit de l’accompagner jusqu’à une misérable guinguette qui se trouvait au milieu de la campagne. La passagère évincée fut du reste immédiatement remplacée par un individu d’une figure assez peu avenante, bâti en hercule et armé d’une immense scie. Malgré les réclamations, il s’installa sur la charrette qui continua sa route au milieu de la plus profonde obscurité ! Cinq minutes plus tard il fallut s’arrêter de nouveau. Cette fois nous étions devant la douane autrichienne, — sorte de longue cabane en pierre, entourée d’une vérandah dont la balustrade était peinte aux couleurs hongroises. Des lampes à pétrole accrochées des deux côtés de la porte, jetaient une lumière très-vive sur les passagers. Messieurs les douaniers firent consciencieusement leur devoir, la visite dura au moins une heure, ma grande malle recouverte entièrement de cuivre poli achetée à Bukarest et qui ressemblait à une châsse, fut fouillée à fond et jusqu’au fond, on ne me fit pas grâce de quelques pots de dulciates emportés comme souvenir. L’employé les fit ouvrir, y goûta méthodiquement, et il y trouva tant de plaisir que je le priai de les garder. Pendant cette réjouissante formalité administrative, la pluie s’était changée dehors en une véritable averse. Quand enfin nous pûmes remonter sur notre véhicule ce ne fut pas trop du paletot, de la fourrure et du précieux caoutchouc pour préserver un peu la peau et les os.

La situation n’avait rien de gai. En somme, j’étais à onze heures sur une grande route, à cent cinquante pas du Danube, en société de cinq ou six individus que je ne connaissais pas, dont plusieurs avaient des mines très-farouches et dont l’un ne cessait de brandir sa scie. Ma grande malle aux reflets de cuivre pouvait être bien tentante, et qui saurait jamais qu’un voyageur avait été égorgé et jeté dans le Danube ? J’essayai de démêler sur le visage de mes compagnons de quelles intentions ils étaient animés, mais il était de toute impossibilité d’apercevoir autre chose que des silhouettes sombres, les deux points lumineux étaient le scintillement de la scie et la pipe que le cocher tenait allumée entre ses dents. Dois-je l’avouer, j’eus peur pendant quelques instants, et pour la première fois depuis l’entrée en campagne, je regrettai de n’avoir aucune arme sur moi. Un incident vint couper court à mes réflexions. Les chevaux s’arrêtèrent brusquement ; — depuis quelques instants ils barbotaient dans l’eau ; le Danube, paraît-il, commençait à déborder, et comme nous longions le fleuve, l’équipage s’engageait tout tranquillement dans le lit considérablement élargi du cours d’eau.

L’instinct des chevaux nous avait sauvés, car on continuait à ne rien voir absolument. Le cocher jura un peu et ramena ses bêtes en arrière. Nous avançâmes très-lentement, pas à pas, nous tenant éloignés autant que possible du fleuve dont le clapotement sinistre troublait seul le silence effrayant de la nuit. Enfin à un tournant nous aperçûmes cinq ou six lumières qui dansaient sur l’eau d’où elles semblaient sortir. L’homme à la scie nous dit que c’était Adah Kaleh, le petit fortin turc que les Autrichiens devaient occuper au mois de mai suivant et qu’ils ont gardé. Adah Kaleh est une petite île qu’un bras du Danube sépare d’Orsova. Les ouvrages fortifiés n’ont pas une très-grande valeur stratégique, mais ils suffisent pour commander le cours du Danube. C’est grâce au canon d’Adah Kaleh que la navigation avait pu être interrompue dans ses parages. Puisqu’on voyait les lumières du fortin turc, il ne pouvait plus y avoir grande distance jusqu’à Orsova. L’homme à la scie calcula que nous y serions dans un quart d’heure environ ; je ne pus m’empêcher de rire quelque peu de ma frayeur de tout à l’heure. Ce voyageur à qui je prêtais des projets sinistres était un honnête marchand de bois de Pansova, qui avait été conclure une affaire et qui revenait à Orsova où l’attendait sa barque. Les autres passagers de la charrette étaient des ouvriers qui ne songeaient point à mal. Un soupir de soulagement s’échappa de nos poitrines quand la charrette, quittant l’étroit et dangereux sentier sur le bord du fleuve, s’engagea dans une allée magnifique et plantée des deux côtés de majestueux peupliers, les plus grands que j’aie jamais vus. Ces routes plantées de beaux arbres sont une spécialité des anciennes provinces frontières de l’Autriche ; elles sont dues à l’administration militaire. L’attelage sentant la terre ferme sous ses pieds prit une allure rapide ; nous passâmes au galop devant une petite chapelle entourée d’une grille et qui aurait valu la peine de s’y arrêter.

C’est sur l’emplacement où s’élève ce petit bâtiment que Kossuth et ses compagnons enfouirent, en 1849, au moment de se réfugier sur le territoire turc, la couronne de saint Étienne et les joyaux du trésor de Hongrie. Les proscrits ne voulaient pas être accusés d’avoir emporté ces objets précieux ; ils ne voulaient pas non plus que la couronne, emblème de la puissance et de l’indépendance maggyare, pût tomber entre les mains des vainqueurs. Ils l’enterrèrent donc tristement et solennellement comme tous leurs projets, mais espérant bien qu’un jour la couronne serait exhumée et avec elle la patrie hongroise. Mais le gouvernement autrichien avait eu connaissance du dernier acte du dictateur. Il ordonna des fouilles qui durèrent longtemps, mais qui eurent enfin le succès voulu. C’est pour expier cette profanation et l’acte de trahison qui l’avait rendu possible que le gouvernement hongrois de 1867 ordonna l’érection du monument dont la garde est confiée à deux vétérans de la guerre de l’Indépendance.

Les vétérans dormaient, — et le garde-barrière d’Orsova également. Il dormait même très-fort, car nous fûmes obligés de recevoir un supplément d’averse en attendant qu’il plût à ce digne fonctionnaire de nous ouvrir le schlagbaum avec lequel on barre encore, en Hongrie, l’entrée des villes passé le couvre-feu. Je constatai qu’en Roumanie et en Bulgarie, je courais les champs jour et nuit sans avoir été arrêté une seule fois et que, depuis une demi-heure que j’étais en Autriche, trois obstacles administratifs avaient entravé la circulation. Enfin la charrette s’engagea sur le pavé d’Orsova au milieu de jolies maisons très-coquettement entourées de jardins. Quand cinq minutes plus tard je me trouvai dans une salle d’auberge très-propre, brillamment éclairée, avec de gaies lithographies sur les murs, au milieu d’un public bizarrement composé de rouliers, de marchands et d’Honveds, ayant devant moi le patron qui me souhaitait bon appétit, je crus de bonne foi sortir d’un cauchemar. Une légère courbature, produite par les cahots et l’humidité de mes vêtements, n’était pas de trop pour bien constater la réalité de la course périlleuse qui avait précédé mon entrée à Orsova.

Le lendemain à la première heure, le bateau de la compagnie autrichienne du Danube levait l’ancre. Il y avait beaucoup de monde à bord, et par suite du vent violent qui s’éleva, il nous fallut attendre vingt-quatre heures dans un petit port qui se composait de quatre ou cinq bicoques. Enfin le lendemain à midi, un grand bateau qui avait à bord la musique et le drapeau d’un régiment de Honveds vint nous délivrer ; trois heures après, nous débarquions à Bazias ; le lendemain matin, le train entrait en gare à Pesth ; puis, quarante-huit heures plus tard, j’apercevais des fenêtres de l’hôtel la flèche de Saint-Étienne.

Les événements dont j’avais été en partie témoin se déroulèrent rapidement. L’heure des Russes était venue, et les Turcs semblaient devoir expier par des défaites d’autant plus rudes les quelques victoires remportées par eux ; la revanche fut d’abord prise en Asie. Kars tomba entre les mains du général Loris Melikoff, et une grande partie des troupes qui avaient si vaillamment combattu tout l’été furent faites prisonnières. En Europe, Plewna, où le général Totleben, appelé comme un praticien émérite pour réparer les bévues de jeunes et étourdis confrères, se montra aussi judicieux dans l’attaque qu’il le fut à Sébastopol dans la défense, tomba au pouvoir des conquérants. Osman-Pacha, le plus redoutable ennemi des Russes, prit le chemin de la captivité, entouré de toutes les marques d’estime. Alors la débandade turque fut complète. Les bataillons, les régiments entiers se rendaient ; on était embarrassé de prisonniers. Avant que la diplomatie eût pu élever sa voix, les Russes étaient aux portes de Constantinople, et on s’attendait à les voir entrer d’un moment à l’autre dans la capitale, objet de leurs longues convoitises.

Comment l’Europe s’émut, comment l’Angleterre intervint, comment l’armée russe resta l’arme au bras à San Stefano, comment, après la menace d’une guerre européenne, ce danger fut conjuré par un congrès, tout cela est de l’histoire trop récente et trop généralement connue pour que l’auteur puisse s’y arrêter. Son ambition, du reste, se borne à faire connaître ce qu’il a vu de ses yeux, à une époque dramatique, dans une contrée très-intéressante créée pour la prospérité, à la condition d’être bien régie. Il a pensé que le public français ne se montrerait pas indifférent pour les petites particularités d’un pays dont les destinées définitives seront certainement réglées sous l’influence morale de la France ; parce qu’après avoir épuisé les combinaisons contradictoires dictées par les États qui cherchent en Turquie à satisfaire leurs intérêts et leurs appétits, on écoutera forcément la voix de la seule grande puissance qui, dans cette grave question d’Orient, peut affirmer sans hypocrisie son désintéressement.

FIN

Chargement de la publicité...