Zig-zags en Bulgarie
CHAPITRE XIII
A Sistowa et abordage sur la rive turque. — Monographie de la bataille. — Une ville à sac. — Croix blanche, protégez-nous. — L’agent du Danube. — Une voiture et un attelage, remplacés par des diamants. — L’amabilité du tsar. — Retour par le pont. — Scène musico-militaire. — Campement des journalistes.
Il était à peu près trois heures de relevée quand la petite troupe, composée des rédacteurs du Standard, du Daily-News, d’un ancien officier russe attaché à un journal de Moscou, de votre serviteur et d’un guide, prit pied sur la rive turque. Le pont construit par le génie russe, aidé des matelots de Cronstadt, n’était terminé que dans sa première section ; pour traverser le second bras du Danube, il avait fallu recourir à une forte barque, manœuvrée par une douzaine de rameurs militaires, mise à notre disposition par le général Schmidt, qui commandait la construction des ponts. Un simple lieutenant voulut d’abord nous forcer assez brutalement à rebrousser chemin, mais nous en appelâmes du saint au bon Dieu, comme dit le proverbe russe, et nous nous en trouvâmes bien.
Vingt-quatre heures auparavant, les soldats du général Dragomirow avaient suivi la même route. Ils voguaient sur d’immenses sleeps, sorte de radeaux composés de grandes barques liées les unes aux autres et couvertes de planches. D’autres embarcations plus petites, mais en très-grand nombre, nageaient autour de ces sleeps, dont plusieurs portaient une demi-batterie tout attelée, avec les caissons chargés de munitions. Grâce à un secret très-bien gardé, mais grâce surtout à l’indolence presque inconcevable des Turcs, — on a parlé de trahison, — le matériel de débarquement avait pu être acheminé de Turnu-Maguerelé jusqu’à Semnitza en une seule nuit, sous la protection d’un bombardement qui aurait dû bien plus attirer l’attention de l’ennemi que la détourner. Le matin du 29, quand l’aube commençait à blanchir la chaîne de petites collines qui encaissent le Danube, l’avant-garde russe touchait presque la terre turque. Pourtant un détachement de 1,500 hommes environ, avec une dizaine de pièces de canon, campait sur la hauteur, au-dessus de Sistowa ; cette force n’avait pas pour mission de garder les positions avantageuses, elle se trouvait de passage purement et simplement.
Quelques sentinelles avaient été égrenées sur le versant de la colline et se tenaient coites dans les broussailles. La plupart dormaient comme savent dormir les sentinelles turques, tout debout, appuyées sur leur fusil.
L’un de ces hommes se réveilla en sentant sur sa gorge le couteau-baïonnette d’un Russe. Il eut le temps de pousser un cri d’alarme et de faire partir son fusil avant d’expirer. L’alerte fut donnée. Le gros de la colonne, qui campait sur la hauteur, prit les armes, des canons furent mis en batterie dans une redoute, construite de façon à dominer le cours du Danube. Quelques minutes plus tard, un obus lancé du haut de cet ouvrage crevait en plein un caisson de munitions. Hommes, chevaux, canons, tout ce que portait le radeau se trouva déchiqueté en mille morceaux. Des flammes rouges, léchant atrocement les débris calcinés du radeau, luttaient contre les premières teintes pourprées du soleil levant. Pareil accident se reproduisit encore une ou deux fois ; quelques petites embarcations pleines de soldats furent également coulées bas, mais les hommes se sauvèrent à la nage. Les pièces turques étaient trop peu nombreuses et leur tir pas assez certain, pour gêner sérieusement la descente. Il y eut quelques pertes, on y était préparé. Nous grimpâmes, non sans peine, en cueillant des fleurs sauvages aux broussailles et en nous retournant de temps à autre pour admirer ce panorama, par la même route que durent escalader pas à pas les troupes du général Dragomirow, ces grenadiers à qui le chef avait demandé avant l’embarquement : « Avez-vous bien mangé, enfants ? » et les enfants ayant répondu que oui : « Eh bien, vous digérerez (il dit un autre mot bien plus militaire) en Turquie ! »
Il fallut du temps et des efforts pour escalader ce rocher. Les Turcs s’étaient portés dans le contre-bas et, commodément abrités derrière les ronces et les buissons, ils dirigeaient sur les assaillants un feu roulant des plus nourris. Heureusement pour les Russes, la position des tirailleurs turcs, tout en les abritant eux-mêmes, nuisait considérablement à la justesse de leur tir, les officiers étaient résolus, les troupes obéissaient et les commencements favorables du débarquement avaient donné bon courage à tous. On avançait donc pas à pas, mais on avançait. Le mouvement de va et vient des radeaux n’avait pas discontinué, des renforts arrivaient, de cette manière la redoute, qui renfermait les huit canons, put être prise après un engagement sanglant, mais assez bref. Des arbres abattus çà et là, un buisson complétement calciné, deux ou trois cadavres oubliés, marquaient à nos yeux les étapes de la lutte. Une baraque de bois adossée à la redoute, bâtie en demi-lune, avait été complétement éventrée ; dans le fortin les ouvrages avaient encore un peu souffert, mais ils existaient encore ; deux grosses pièces de canon, précipitées violemment de leurs affûts, gisaient par terre. Une masse de munitions qu’un de nos compagnons reconnut pour s’adapter à d’excellents Sniders, était répandue sur le terrain de la lutte.
Depuis la redoute située au sommet de cette colline d’où l’œil plonge assez avant dans la vallée valaque jusqu’à l’entrée de Sistowa la route est bordée de petites maisons de campagne turques la plupart de construction très-modeste mais toutes entourées de jardins convenablement entretenus dans lesquels dominent les longues plantes grimpantes, les lierres, les lianes, les vignes sauvages, les plants de melon et de citrouille qui forment devant les portes d’entrée composées de barreaux mal joints une véritable barricade de verdure. Rien de plus frais et de plus riant que l’aspect extérieur de ces masures enfouies dans le sein de la terre d’Orient, rien de plus triste et de plus désolant que le spectacle intérieur de ces habitations. Toutes sans exception ont été pillées de fond en comble, toutes sont désertes. On comprend de suite pourquoi les habitants s’étaient enfuis : dans la première de ces maisons en cherchant quelque épave curieuse au milieu des débris de tout genre qui jonchent le sol recouvert par-dessus tout d’une couche très-épaisse de flocons de laine et de paquets de crin, un des nôtres touche du pied le cadavre d’une femme, d’une vieille Turque âgée de soixante-quinze ans au moins, à la figure lugubre, étrange, véritable Hécate ottomane. Sans doute la malheureuse avait voulu défendre ses nippes et ses hardes ; on l’a fait taire pour toujours avec un grand coup de sabre qui lui a balafré la figure en entamant quelque peu le crâne. Partout l’aspect qui s’offre à nos yeux est le même. Les palissades en bois figurant les murs de clôture ont été arrachées en plusieurs endroits, les auvents ou jasliks qui servent de chambre à coucher aux hommes, ces poétiques dortoirs qui vous permettent de rêver aux belles étoiles quand le ciel des nuits est vraiment bleu d’azur constellé d’argent, sont remplis de débris disparates. Les bahuts oblongs couverts de peintures baroques dont les Turcs se servent pour renfermer leurs objets précieux sont enfoncés à grands coups de poings et lacérés à coups de sabre, les nattes qui remplacent les lits sont sens dessus dessous avec les lambeaux d’étoffes, de vêtements et de tapis coupés avec la dague, enfin le signe incontestable auquel on reconnaît que des perquisitions hâtives et avides ont été pratiquées par des artistes experts dans cette matière, ce sont les coussins et les matelas de divans éventrés qui se retrouvent partout. Les praticiens en question savaient fort bien que ces accessoires, remplaçant en Turquie le classique bas tire-lire de nos campagnes, servaient de cachette au pécule et à l’argenterie. Je ne sais si sous ce rapport le butin avait été satisfaisant ; en revanche les cosaques ont manqué une fort belle occasion de se perfectionner dans l’étude des langues orientales. Les faubourgs de Sistowa devaient être peuplés de lettrés s’il fallait en croire les innombrables feuillets de livres turcs, arabes ou chaldéens qui jonchaient le parquet. Ce butin scientifique avait été dédaigné, les pillards s’étaient bornés à entailler les couvertures de peau de chagrin pour s’assurer si des ducatons n’avaient pas été insérés dans les parois, et à fouiller d’une main fiévreuse les feuilles pour vérifier s’ils ne recélaient pas des billets de banque. Des Corans parfaitement, même richement reliés traînaient négligemment par terre. Nous en emportâmes quelques-uns comme part de butin plus ou moins légitime. Un peu plus loin les amateurs pouvaient compléter leur collection de petits souvenirs de Sistowa en achetant — pas trop cher aux marchands, d’aimables cosaques du Don — des tapis, des ustensiles, des fusils damasquinés, des tchibouks et tout ce qui manquait en général dans les maisons que nous venions de parcourir.
Les Turcs sont des curieux, et beaucoup de ces babioles eussent fait le bonheur d’un antiquaire. La mosquée à l’entrée du quartier turc de Sistowa offrait un spectacle fait pour mettre la mort dans l’âme de tout vrai croyant. Les dalles ordinairement luisantes de propreté sur lesquelles les fidèles s’agenouillent les pieds nus, avaient subi les dernières dégradations, la trace des souillures était trop récente et probante. Les bizarres petites lampes de couleur, assez semblables aux verres qui figurent avec abondance dans les fêtes de la banlieue parisienne, avaient été brisées, les murs venaient d’être couverts de croix de toute dimension et de dessins grossiers ; enfin la chaire, du haut de laquelle l’ulema adressait aux disciples de Mahomet des paroles enflammées contre les Moscows était occupée au moment où nous y entrâmes par deux dragons russes attelés après un fort flacon d’eau-de-vie qui se dressait sur le rebord de ce comptoir sacré.
Le spectacle était absolument identique dans les deux autres mosquées de la ville turque. Celle-ci était complétement déserte, les échoppes rangées sur une seule ligne (toute la partie musulmane de Sistowa se compose d’une rue très-longue) étaient fermées ou converties en campement et en écurie. De marchandises il ne restait pas de traces, pas plus que d’êtres humains. Quand les troupes turques furent débusquées de la redoute qui couronne la colline, elles se replièrent — en désordre — sur la ville et cherchèrent à y organiser une défense suprême. Elles comptaient sur le concours des habitants musulmans que la loi oblige de prendre les armes en pareil cas. Mais la population turque avait pris le parti du sauve-qui-peut, suivant l’exemple donné par le gouverneur. Ce digne personnage, réveillé par le bruit de l’artillerie, se souvint avec à-propos qu’un giaour, le chef de station de la Compagnie de la navigation du Danube, M. Stancu, possédait les meilleurs chevaux à la ronde.
Le Caïmakan envoya par conséquent le commandant des zaptiés (gendarmes) chez M. Stancu le prier très-poliment de lui prêter son attelage et la petite calèche de voyage dont l’agent se servait dans ses tournées. Pour aider la bonne volonté de M. Stancu, le commandant des zaptiés se fit accompagner au port par quatre gendarmes, solides gaillards armés jusqu’aux dents. M. Stancu vit bien que toute protestation serait inutile, il s’exécuta le cœur gros, car il tenait beaucoup à ses jolis chevaux et à la calèche fabriquée chez un des meilleurs faiseurs de Vienne. Mais s’il souffrait comme propriétaire, il était heureux comme patriote bulgare de savoir que le pays allait être délivré du satrape détesté de l’endroit. Il se doutait parfaitement de la destination vraie de son équipage. Au moment de partir, le commandant des zaptiés s’aperçut que les chevaux n’étant pas complétement dressés, il fallait un cocher expert pour les conduire. Le domestique de l’agent du Danube fut mis en réquisition, il dut monter sur le siége et faire son office — le révolver sous le nez. C’est ainsi que le Caïmakan de Sistowa quitta son poste, fuyant vers Tirnova et suivi de la totalité des habitants musulmans. Un vieux Cadi (juge) en caftan solennel, coiffé d’un turban majestueux et aimant à passer ses doigts effilés dans les longs plis de sa barbe soyeuse, était resté après la bataille comme seul spécimen des 15,000 musulmans de Sistowa ; le bonhomme demeurait tranquillement dans sa maisonnette et comme il n’avait fait de mal à personne on ne l’inquiéta point.
La grande place où se trouve le Konak du gouverneur, bâtisse sans caractère, entourée d’un jardin, sépare la ville turque de la ville bulgare. De l’autre côté de cette place c’est la vie après la mort. Les boutiques sont ouvertes ; je remarque parmi celles-ci deux pharmacies très-confortablement installées et dont l’une possède même de grands globes de verre de couleur à l’instar des officines parisiennes. Ce n’est pas seulement dans les romans de l’école réaliste que les pharmacies de province sont des nids à cancans politiques. Les fortes têtes de Sistowa se réunissent aussi chez le Homais du cru pour s’y entretenir des événements de la veille et discuter les dernières décisions du gouvernement russe. Les fortes têtes étaient coiffées du fez, un couvre-chef adopté même par les chrétiens à cause de sa légèreté et de sa commodité. Seulement pour se distinguer des disciples du Prophète, les Bulgares avaient recouvert leur fez d’un petit capuchon blanc sur lequel ils avaient appliqué une croix, la même croix qui avait été tracée à la craie sur les boutiques bulgares afin de les préserver des griffes crochues et avides du cosaque.
Parmi les notables venus dans le petit magasin du pharmacien, on me désigna M. B….ff qui venait d’être désigné pour remplir les fonctions de gouverneur de ce sandjak. M. B….ff avait fait, l’année précédente, un voyage de propagande à travers l’Europe pour intéresser les cabinets, mais surtout les journaux, à la cause bulgare et aux souffrances de ce peuple réellement victime alors de la rage sanguinaire des Bachi-bouzouks. M. B….ff avait fait preuve de la plus grande énergie et d’une ténacité à défier tous les obstacles et toutes les fins de non-recevoir qu’on lui opposait. Il se multipliait dans les bureaux de rédaction, dans les endroits où il courait la chance de rencontrer les personnages influents pour glisser sans en avoir l’air et au bon moment quelques nouvelles historiettes sur la barbarie turque et les atrocités des Circassiens, qui faisaient ensuite le tour de la presse. Aujourd’hui l’agent occulte est dans les honneurs, et il médite d’organiser rapidement à la slave les districts confiés à son administration. Un autre commensal de l’apothicaire est ce même agent du Danube dont le Kaïmakan turc avait emprunté avec si peu de cérémonie chevaux, voiture et cocher. Pourtant l’agent, un petit homme aux traits intelligents, décidés, et aux allures pleines de bonhomie, rayonnait de joie. Le matin même de ce jour, mémorable pour Sistowa, le tzar de toutes les Russies, accompagné de deux grands-ducs, du général Ignatieff et de sa cour militaire avait franchi le fleuve dans un grand canot-amiral richement tapissé et déployant fièrement au gouvernail un immense drapeau de soie. Sa Majesté avait abordé juste en face de la maison appartenant à la Compagnie de navigation, le canot touchant barre au ponton qui dans les temps calmes sert d’embarcadère aux touristes des steamboats. Tous les officiers formaient la haie en grand costume sacré, offrant au César blanc, au César libérateur, le pain et le sel de la bienvenue. Derrière le port, une députation des chrétiens de Sistowa attendait dans une attitude contrite. M. Stancu était à leur tête et il avait à côté de lui sa fille aînée, une très-agréable brunette de dix-huit ans qui remit avec une révérence digne du meilleur pensionnat un magnifique bouquet au souverain. Escorté par les officiers et les Bulgares, Alexandre II avait monté la côte très-abrupte et horriblement pavée qui relie le port de Sistowa à la ville. M. Stancu, qui possédait une jolie maison dans le haut de la ville, supplia le tzar de s’y reposer quelques instants. Alexandre accepta cette offre et le bienheureux agent racontait à qui voulait l’entendre les détails de la visite impériale. Elle eut, du reste, pour cet excellent homme dont l’obligeante hospitalité ne s’arrêtait pas aux empereurs, puisque les journalistes en détresse de logement trouvèrent chez lui un gîte agréable pour eux et une écurie pour leurs chevaux, des résultats solides.
Deux jours plus tard, un aide de camp de Sa Majesté arrivait à Sistowa chargé de remettre à M. Stancu un riche cadeau pour sa fille aînée, une parure de brillants dont la valeur dépassait celle de la calèche et des deux chevaux. Outre l’écrin, l’officier laissa comme trace de son passage dans l’agence du Danube une médaille en or de grande dimension frappée à l’effigie du tzar. C’était un souvenir personnel pour M. Stancu.
La ville chrétienne offrait le plus frappant contraste avec le quartier turc si cruellement ravagé. Les échoppes, les boutiques étaient ouvertes ; et parmi ces dernières, il y en avait de grandes, car Sistowa ne compte pas moins de 40,000 habitants. Des marketenders russes avaient installé des débits dans des maisons abandonnées ; les cafés (il en existe quatre ou cinq dans la grande rue) regorgeaient de consommateurs civils et militaires, et dans le bas de la ville nous trouvâmes un dîner très-confortable, plantureusement arrosé de vin de Rustschuk, à l’hôtel de l’agence du Danube, sur lequel flottait avec fierté un immense drapeau autrichien déployant ses plis au vent. Par exemple, nous ne trouvâmes plus d’eau de seltz ; les officiers russes venus avant nous avaient tout absorbé, soit loyalement en siphon, soit sous les espèces de champagne non authentique. Comme il y avait deux bonnes heures de route à faire, — si on ne voulait pas se presser, — pour regagner notre campement à Simnitza, et que nous tenions à rentrer avant la nuit, nous ne tardâmes pas à nous mettre en route. Nous jetâmes encore un coup-d’œil sur cette ville si carrément bâtie à pic ; nous comptâmes les grandes barques à grains immobilisées dans le port par la déclaration de blocus, et enfin nous allâmes aux nouvelles. Elles concordaient toutes ; on ne voyait plus de Turcs nulle part. Les suppositions les plus autorisées refoulaient les détachements qui avaient défendu Sistowa jusqu’à quarante lieues, à Tirnova, convertie en place d’armes. En tout cas, on ne redoutait aucun retour offensif, et on considérait la conquête comme bien définitivement acquise. Cette opinion était partagée par les officiers de marine et du génie qui venaient d’achever la construction des deux ponts. A première vue, l’ouvrage paraissait remarquable ; on considérait comme un effort surhumain d’avoir relié ainsi deux rives du Danube en dix-huit heures ; seulement, si l’admiration de confiance est une belle chose, la critique, et surtout la critique comparative, jette toujours des ombres sur les meilleurs tableaux. Pris en lui-même, ce pont improvisé devait frapper l’imagination, mais il était bien insuffisant, bien débile, bien vacillant, si on le comparait aux travaux de cette espèce par lesquels s’illustrèrent les ingénieurs américains pendant la guerre de sécession et les Prussiens dans leur dernière campagne. Les inconvénients nombreux, les défauts de la construction de ce pont ne devaient pas tarder à éclater, plus tard, quand les convois commencèrent à passer composés de 2 à 300 voitures, dont les premières étaient arrivées non sans peine dans le haut de Sistowa, tandis que les dernières roulaient encore tranquillement le long de la route qui conduit de Simnitza au Danube. Ceci, dira-t-on, est chose naturelle ; on ne peut pas, d’un premier jet, fabriquer un pont sur lequel passent des équipages deux ou trois de front. Soit ; mais au moins un pont doit-il être construit assez solidement pour ne pas exiger toutes les deux heures en moyenne une réparation au tablier qui arrête pour une heure, sinon davantage, tous les transports. Cela arriva très-souvent et fit écrire dans un moment de dépit par un correspondant anglais à son journal que l’armée russe n’avait pas un ingénieur capable de boucher le trou d’un pont. L’appréciation était sévère, mais injuste. Les ingénieurs y répondirent, du reste, en établissant encore deux autres ponts parallèles beaucoup plus larges et beaucoup plus solides qui furent les grandes voies de l’invasion.
Les journalistes en résidence provisoire à Simnitza occupaient une agréable petite maison de campagne meublée à l’européenne et pourvue d’un certain confort. MM. les Anglo-Américains avaient installé dans la cour leurs chariots, les chevaux étaient pittoresquement groupés sous la surveillance des valets, véritables malandrins très-fieffés, bulgares ou croates qui cherchaient à grappiller autant que possible sur la nourriture des bêtes et sur celle des hommes. Ces officieux étaient de pires aventuriers, et il fallait évidemment accepter les petites capitulations de conscience que l’état de guerre vous impose pour que leurs maîtres provisoires répondissent moralement de ces serviteurs de hasard à l’état-major. Parfois l’accord entre la partie ordonnante et la partie obéissante était violemment troublé ; c’est ainsi qu’une nuit un correspondant américain, M. K., qui avait déjà passé bien des petits méfaits et des carottes considérables à son Bulgare, le surprit en flagrant délit de vol. L’aimable filou domestique se voyant découvert avait tiré un couteau et se disposait à en jouer. Fort heureusement K. a des muscles solides : se jeter sur le Bulgare, lui enlever le couteau et le gratifier d’une correction manuelle comme un boxeur émérite de race anglo-saxonne est seul capable de l’appliquer, fut l’affaire de quelques minutes. Un coup de pied dans le bas des reins mit le sceau final à cette bonne leçon dont le domestique put faire son profit ailleurs, car au lieu de le livrer à la police locale ou à la police russe, K. l’envoya se faire pendre où il voudrait. Le joyeux Boyle, du Standard, s’en remettait à son fidèle intendant du soin de rosser d’importance le palefrenier ou le cocher, et ma foi, cet intendant s’en acquittait tout aussi ponctuellement et avec autant de conscience que de ses autres devoirs.
Le correspondant de la Gazette de Moscou, M. T., un ancien officier de la garde, avait engagé un des nombreux skopcis (mutilés) qui fonctionnent comme cochers, à Bukarest. Impossible de trouver un être plus bavard, plus déplaisant, plus vantard que cet Abeilard volontaire. Quand son maître était pressé il mettait ses chevaux au petit pas, et s’il rencontrait un paysan ou des soldats en marche, c’étaient des conversations sans fin, malgré toutes les supplications de T., qui ne se fâchait jamais, ayant pour son skopci l’indulgence systématique que les Russes professent pour ces sectaires.
Depuis trois jours, T. ne savait ce qu’étaient devenus, ni l’automédon, ni la voiture, ni les chevaux. Il les demandait à tous les échos d’alentour ; ce fut seulement après trois fois vingt-quatre heures que le brave skopci montra sa figure blême et jaune, ses yeux glauques et son air très-rogue. Il avait flâné à l’aventure — il ne put jamais dire où, jacassant à tous les coins de la route et sans se soucier le moins du monde de son maître qui l’attendait. Au surplus il avait perdu un cheval, et répondit par une bordée d’injures aux observations presque amicales de T.
Un vieux confrère italien à barbe de fleuve très-blanche et vêtu en toute saison d’un mac-farlane qui cachait pittoresquement des loques fort pittoresques, avait engagé comme page un jeune cultivateur, nommé « Damian », petit drôle très-sournois, à mine de cafard, vêtu d’une défroque de garde national, pêchée Dieu sait où. Avec ses allures de nigaud il faisait très-fortement endéver son patron. Celui-ci passait la moitié du temps à le chercher dans les villages en l’appelant sur un ton dolent : Da-mian, Da-mian ; mais Da-mian ne répondait guère, occupé qu’il était à pourchasser les beautés rustiques. Le bon Canini prenait ce penchant pour « le sexe » avec la philosophie d’un érudit. « Que voulez-vous, s’écriait-il, Tacite raconte déjà que les anciens Daces étaient très-voluptueux. » Ce Damian du reste avait en Bulgarie, du côté de Rakovitza, sur la route de Plewna, une manière de ferme habitée par une innombrable famille, la sienne, présidée par un digne patriarche à blanche toison et où les petites filles aux jambes nues, et une demi-douzaine de porcs grouillaient avec une familiarité des plus touchantes.
Da-mian voulait absolument conduire l’équipage de son maître (une charrette de rencontre bourrée de paille) dans son Éden rustique, il y parvint enfin beaucoup plus tard, il est vrai, juste un jour où j’étais en excursion avec M. Canini. Je vous assure qu’on nous fit fête et qu’en dépit de tous les motifs que j’avais de pester contre ses lubies et ses caprices, je proclamai Damian un brave garçon — ce jour-là, en le voyant si heureux et si orgueilleux de produire sa famille. Mais le roi des originaux parmi ces écuyers tranchants et cavalcadours était celui de M. Ph. B…, un journaliste parisien, qui s’était composé un équipage des plus singuliers avec un grand char à bancs attelé de deux mules mignonnes, nerveuses, courant la poste, et de deux excellents chevaux. Le tout très-proprement astiqué et gentiment harnaché. On entendait de loin sur les routes les grelots des mules et on pouvait rêver de grande dame brune d’Andalousie, voyageant selon les vieilles traditions de sa province. Or, le conducteur chargé de gouverner les quatre bêtes était un Français ancien militaire, quelque peu colonel de la Commune, employé aux haras du prince Bibesco et que B. pêcha je ne sais trop comment à l’instant où la réquisition des chevaux venait de disperser l’écurie du prince parmi les Rossiori et les Calarash.
Le citoyen Oscar était donc à pied, ce qui était bien dur pour un homme de cheval, et les dieux savent s’il se vantait assez de connaître à fond tout ce qui concernait la « partie » hippique. Il pouvait, à l’entendre, apprécier un poulain dans le ventre de sa jument, et quoique doué d’une compétence très-restreinte en matière d’orthographe, il parlait à tout venant de son futur ouvrage qui allait causer une révolution dans le monde du sport.
B… à qui on avait donné l’adresse s’en vint trouver ce phénix des écuyers dans un faubourg de Bukarest pour traiter de l’embauchage. Il trouva assis, sur le seuil d’une petite maison de bois avec verdure, les coudes appuyés sur le dossier de sa chaise placée sens devant derrière, une manière de Don Quichotte, long comme une perche, maigre comme un hareng, aux traits anguleux, très-bilieux de teint, des petits yeux de chat, et pour compléter sa ressemblance avec le chevalier de la Manche, les moustaches à pointe sous le nez et la virgule au menton.
Après beaucoup de cérémonies le marché se conclut. Oscar jura ses grands dieux que jamais il n’aurait consenti à servir comme domestique, ce qu’il en faisait c’était par amitié pour B… (qu’il n’avait jamais vu). Le lendemain à l’heure du départ il se présente habillé en jockey de courses — grosses bottes à revers, culottes de peau de daim serrant ses membres étriqués et une veste de couleur voyante richement brodée ; pourtant il avait remplacé la casquette bicolore par une coiffure blanche d’officier. Deux revolvers étaient pendus à la ceinture.
B… recula à cet aspect. L’ami-domestique prit ce mouvement pour de l’admiration. « Hein, fit-il, croyez-vous que nous allons faire de l’épate sur les Russes. » B… réussit non sans peine à décider son écuyer à quitter au moins la veste de soie et à la remplacer par une tunique de toile blanche à boutons de métal. Quand B… montra à Oscar la place sur le siége du char à bancs en lui disant de conduire il essuya un refus complet. « Me prenez-vous pour un cocher, sacré n…! » dit l’aimable Don Quichotte ne manquant pas une occasion de jurer à tour de langue.
Il se hissa sur le timonier et conduisit l’équipage en daumont, n’abandonnant jamais l’allure qu’il avait choisie, le triple galop, au risque de briser la voiture et de casser les membres de son patron. Quand il fallait s’arrêter pour faire boire les chevaux aux citernes c’était une véritable scène de comédie. Oscar descendait de son cheval et se promenait les bras croisés. « Eh bien ! disait B…, tirez donc le seau. »
« — Vous me prenez pour un palefrenier ! répondait-il. Faites boire vos rosses vous-même ! » Il finissait cependant par céder mais en jurant plus haut que jamais qu’il agissait ainsi pure grandeur d’âme. Dans les endroits où l’on faisait halte soit pour manger soit pour dormir, Oscar, qui remplissait aussi les fonctions d’intendant-courrier de B…, trouvait toujours moyen de provoquer un scandale pour quelques gologans (pièces de dix centimes), ameutant le village et forçant presque toujours les autorités à intervenir. Il fallait alors lui arracher le revolver des mains et même l’asperger d’eau fraîche pour le calmer.
Un jour B… eut la fantaisie de vouloir marcher un peu le long de la route pour se dégourdir les jambes. Ceci déplut à son « domestique », qui lança l’attelage au triple galop de sorte que le maître dut marcher cinq ou six heures à pied avant de joindre son tyran. Aussi, en présence de toutes ces expériences, les vieux praticiens du métier évitaient de se faire du mauvais sang et laissaient leurs domestiques agir à leur guise. Dans les cas pressants et où il fallait jouir de son libre arbitre ils abandonnaient en arrière dans un endroit sûr cocher, palefrenier, valet et voitures, choisissaient un bon cheval et s’en allaient à l’aventure où il leur fallait se rendre.
Nous passâmes deux jours à Simnitza, dans l’attente d’événements ultérieurs qui ne se produisaient pas. En revanche, toute la journée et jusque bien avant dans la nuit, le défilé des troupes de toute arme, des convois, des batteries d’artillerie, ne cessait pas. Plus de cinquante mille hommes passèrent ainsi devant la villa Ipsilauti, avant de franchir le pont. Les musiques des régiments faisaient halte devant le quartier impérial et jouaient des airs variés, accompagnant le défilé des pelotons. Ces représentations musicales étaient du plus grand effet. Je me souviendrai longtemps, par exemple, de l’exécution harmonieusement parfaite et tout à fait appropriée aux circonstances de l’air des Soldats de Faust, joué par l’orchestre monté d’un régiment de dragons. On aurait juré que Gounod n’a écrit cet air que pour accompagner ainsi le torrent de la conquête se déversant sur un pays.
Chaque régiment qui passait soulevait un nuage de poussière très-intense. Comme il faisait une chaleur torride, et que les compagnies d’arrosage ne figuraient point dans les bagages de l’armée, cette poussière s’amoncelait tous les jours davantage, au point de former un voile des plus opaques qui entourait les maisons, les arbres, les baraquements. Malgré le soleil radieux qui brillait au-dessus de nos têtes, nous y voyions aussi peu qu’à Londres au mois de novembre, quand les plus forts brouillards règnent sur la Tamise. Il y avait véritable péril de se faire écraser par les estafettes et cavaliers qui sillonnaient les rues pour les besoins du service.
La petite colonie de journalistes restait chez elle le plus possible. On égayait les loisirs par des discussions interminables sur les événements et sur la politique. L’antagonisme des Anglais et des Russes éclatait avec violence. Notre ex-officier de la garde russe s’emportait, criant et déclamant pour la plus grande gloire de la cause slave. Le colonel Brackenbury, du Times, une figure de soldat pleine d’énergie et d’expression, qui avait fait ses preuves avec une vaillance hors ligne dans la guerre des Ashantees, était le partenaire habituel du Russe, opposant tout le flegme britannique à la fougue emportée du slave. Vaincu sur le terrain de la polémique, le Russe voulut au moins se rattraper sur un autre qui lui était plus familier. Il remplit un verre de vin de la plus forte eau-de-vie de wutka et le vida d’un trait. « Eh, eh ! messieurs les Anglais, en feriez-vous autant ? » dit-il en raillant. Sans souffler un seul mot, le colonel de Sa gracieuse Majesté tendit avec le geste du plus correct gentleman un verre d’égale capacité que celui de son partenaire, et il lampa lentement en le savourant l’atroce mélange. Le moscovite se leva et serra avec émotion la main de son adversaire. « Les Anglais ont du bon », dit-il… « mais leur politique est infâme », conclut-il. L’élément romanesque était représenté dans le wigwam de la presse par un Écossais pur sang à longue barbe rousse descendant jusqu’à la poitrine et doté d’une abondante chevelure. Tout en couvrant des quarantaines de feuillets de sa copie, l’Écossais donnait des souvenirs, parfois même une larme à sa femme, ses boys et même ses grands chiens restés là-bas, au cottage en Écosse, et dont il portait les portraits. Il y avait du Laird et de l’Ivanhoë dans ce compatriote de Walter Scott. Nous avions du reste un Walter Scott au naturel parmi nous, M. K***, l’Américain qui m’avait accordé l’hospitalité dans sa carriole. Lié par un traité à son journal, il devait avoir achevé dans un temps donné un roman de mœurs. Il avait emporté ses notes comme s’il allait à la campagne, et pendant que le canon tonnait autour de lui, il mariait Tancrède avec Clarita, décrivait les péripéties d’un duel ou traçait d’une plume alerte une aventure de turf et de coulisse.
Enfin, nous avions aussi parmi nous les deux rois des reporters, M. Forbes, aujourd’hui dans l’Afghanistan, qui faillit laisser sa peau en Turquie, et ce brillant et infortuné Mac-Gahan qui l’y laissa vraiment. Mac-Gahan pouvait avoir trente-cinq ans, c’était un beau garçon, vigoureux, solidement bâti, de manière à défier toutes les fatigues et à se jouer de toutes les privations. Gentleman adonné au sport, il se plaisait même au milieu à faire montre d’une élégance peut-être un peu affectée. Sa tenue était toujours extrêmement recherchée, et c’est sur une vareuse de soie rose qu’il portait la croix de Saint-Stanislas. Il avait gagné cette décoration à Khiva où, unique reporter, il s’était engagé à la suite du général Kaufmann. Aussi était-il très-lié, quoique Anglais, avec une foule d’officiers supérieurs russes, le général Ignatieff l’avait particulièrement pris en amitié. C’est sous l’inspiration du général qu’il avait parcouru l’année dernière les districts de l’insurrection bulgare en commissaire enquêteur bien plus qu’en journaliste, et c’est de sa plume que sortirent ces descriptions d’un réalisme pittoresque, ces énumérations d’exécutions, de massacres, de pillage qui occupèrent le Parlement anglais et furent la base des meetings contre les atrocités turques. Mac-Gahan ne ménagea pas ses forces pendant la campagne de Bulgarie. Il fut toujours aux avant-postes mêlé aux vedettes des cosaques et se souciant très-peu des balles. Aucune, en effet, n’était fondue pour lui, mais après avoir été déjà mis sur le flanc pendant plusieurs semaines par une chute de cheval dans les Balkans, il succomba à une attaque de choléra ou de dyssenterie à Constantinople même où il pénétra après l’armistice.
Son compagnon Forbes, que ses domestiques et les fournisseurs appelaient avec une honorable opiniâtreté « monsieur le colonel » avait tout bonnement atteint le grade de sergent-major dans les highlanders. Il avait gardé quelques vestiges du vieux sous-officier bon enfant, mais grognon, et surtout dur-à-cuire. Il s’était véritablement formé au métier des armes en reportant militairement.
Après la guerre de 1871, Forbes suivit les campagnes d’Espagne contre les carlistes, la guerre de Serbie, et fit entre temps le voyage des Indes avec le prince de Galles. C’était après tout, un très-aimable compagnon, très-simple, très-modeste, et surtout d’un sang-froid superbe. Il ne connaissait ni fatigues ni périls quand il s’agissait d’aller dénicher une nouvelle. Il est resté quatre jours de suite à cheval presque sans manger et sans s’accorder de repos. Aussi eut-il la bonne fortune de donner personnellement au tzar les premiers renseignements sur les combats homériques dans la passe de Shipka, il avait devancé tous les aides de camp de Sa Majesté. Pendant ses voyages et ses campagnes il avait cueilli un assez grand nombre de décorations dont il portait les rubans en sautoir sur sa veste de coutil qui s’accordait très-bien avec sa figure hâlée, bronzée et ses mains noircies par l’impitoyable soleil. Les heures passaient vite dans la société du wigwam des journalistes, mais comme pour le moment il ne pouvait y avoir que de la poussière à recueillir à Simnitza, je dis provisoirement adieu à la petite colonie et m’en retournai à Bukarest.