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Zig-zags en Bulgarie

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CHAPITRE IV

Autres Zig-zags dans la capitale russe. — La revue de mai. — Le Champ de Mars de Saint-Pétersbourg. — Une collation dédaignée. — Les gongs à cheval. — Un escadron de millionnaires. — Dans l’hôtel d’Oldenbourg. — Un ex-esclave vingt fois millionnaire. — Un ambassadeur populaire. — Le porte-roubles de M. de Caston. — Autre fête de mai. — Changement de chaussures coram populo. — L’eau-de-vie proscrite. — Les bateliers troubadours. — La légende de Stenka Razin le pirate. — Les grenadiers chanteurs. — Un corso de droskis. — Les cheveux sont pour le mari seul. — Promenade aux Iles. — Un conte de nuit d’hiver. — Les théâtres. — L’art à Saint-Pétersbourg.

La saison n’était guère favorable pour apprécier Saint-Pétersbourg à sa juste valeur, comme ville d’hiver endormie sous le vaste et épais manteau de neige, ou comme ville d’été veillant devant les incomparables nuits boréales. La bise vous piquait au visage, tandis que les pieds s’enfonçaient dans la boue produite par la neige immédiatement fondue. Parfois le soleil apparaissait, mais c’était le soleil d’hiver perfide, qui n’a que des rayons sans chaleur. Le temps n’était guère propice aux excursions et aux promenades ; cependant je ne voulus pas me priver du spectacle de deux solennités qui marquent chaque année le retour officiel du printemps, alors même que la réalité serait en retard sur le calendrier. Je veux parler de la revue de mai et de la fête populaire à Katherinenhof.

C’est au « Champ de Mars » qu’a lieu la première de ces solennités. C’est une vaste place à peu près aussi grande que le nôtre. Elle s’ouvre d’un côté sur les quais de granit de la Neva et aboutit dans le sens opposé au vieux-palais-forteresse de Paul Ier. Les fossés, les machicoulis, les ponts-levis qui entourent encore aujourd’hui cette habitation ne préservèrent pas le fantasque souverain du nœud coulant des assassins. Différents bâtiments bordent le « Champ » à droite et à gauche. Les principaux sont la caserne du régiment de Preobrajenski, et le palais du prince d’Oldenbourg, allié de la famille impériale. Pour faire honneur à son nom, le Champ de Mars est orné d’une statue en bronze du dieu de la guerre, coiffé de son casque, une main appuyée sur le bouclier, mais autrement, tout à fait nu. Seulement, en examinant le dieu de bronze de plus près on s’aperçoit que son faciès est agrémenté de moustaches fort peu mythologiques. C’est qu’en effet Mars n’est pas Mars, mais bien Souwaroff, le farouche incendiaire de Praha, le vaincu de Zurich, l’homme aux bottes, que son impératrice, l’auguste Catherine, voulut livrer ainsi dans le plus simple négligé à l’admiration des âges futurs. Les Russes, très-respectueux pour leur dynastie, mais très-sceptiques en ce qui touche les vertus de la « Sémiramis du Nord », font des commentaires rabelaisiens que j’aime mieux ne pas reproduire, sur les origines de cette statue.

Quoi qu’il en soit, grâce au choix de l’emplacement, l’armée russe défile chaque année devant l’homme de guerre qui fut un de ses premiers et principaux organisateurs. Ce jour, la ville est sur pied et en mouvement. 200,000 personnes se portent vers le Champ de Mars. Les heureux, les privilégiés dont les équipages se rangent à la file le long des quais, s’entassent dans les tribunes improvisées, sur les gradins de bois ad hoc adossés au grillage des jardins d’hiver. Au centre, une tribune séparée est destinée à recevoir l’impératrice, sa suite, et les femmes de hauts fonctionnaires. Quant à l’empereur, les princes du sang et leur suite, ils sont tous à cheval et n’en descendent pas tant que dure la revue. Parfois même la suite du tzar ne se compose pas uniquement d’hommes. On cite à la cour de Russie des grandes-duchesses qui ont pris très au sérieux leur titre de « propriétaires » d’un régiment, et qui la taille étroitement emprisonnée dans une casaque brodée de brandebourgs, le shako à plumes coquettement incliné sur l’oreille, un sabre mignon battant la cuisse et la cravache à la main, caracolent à la tête de « leurs » troupes. L’impératrice Feodorowna, femme de Nicolas, se prêtait volontiers à ces travestissements héroïques, et la princesse fille de l’empereur Alexandre, qui est aujourd’hui duchesse d’Edimbourg, n’y manquait jamais le jour de la revue de Mai. C’est là un attrait de plus ; aussi dès midi, les gradins étaient plus que combles et il eût été imprudent d’y laisser monter de nouveaux spectateurs. L’échafaudage de bois se serait certainement écroulé ; aussi les gardiens se montrèrent impitoyables et les retardataires furent condamnés à rebrousser chemin ou à se mêler à la foule houleuse, remuante, et en général d’extérieur peu appétissant, qui se bousculait aux abords de la place refoulée incessamment par les chevaux des dragons de service ou les crosses de fusils des factionnaires.

Me trouvant, par suite d’une confusion d’heures, parmi les retardataires et ne trouvant pas le séjour très-agréable au milieu des moujiks à longue barbe et à la houppelande crasseuse, j’allais rebrousser chemin, quand ma bonne étoile me fit rencontrer M. B…, l’excellent secrétaire du théâtre Michel, dont j’avais pu apprécier, depuis le peu de temps que je le connaissais, l’extrême amabilité et l’empressement à rendre service. M. B… avait des intelligences dans le palais du prince d’Oldenbourg ; grâce à un mot de passe, on lui ouvrit la porte de ce vaste édifice. Cette hospitalité était doublement précieuse ; elle nous permit d’assister sur le pas de la poterne, sans être trop foulés, au défilé des troupes, et nous avions l’espoir de contempler de très près, après la revue, la famille impériale. Car ordinairement, à l’issue de la parade, le tzar et son entourage font honneur à une collation servie dans la grande galerie du palais. Je m’empresse de dire que sous ce rapport notre espoir fut déçu. Il paraît que les graves préoccupations de l’année 1877 avaient enlevé l’appétit aux convives impériaux, car la cavalcade rentra directement au palais, dédaignant les gelinottes truffées et le cliquot de premier choix du prince d’Oldenbourg. Nous dûmes nous contenter de l’aspect du défilé, spectacle imposant en vérité !

La troupe, plus de soixante mille hommes, était littéralement entassée au centre du parallélogramme, présentant à l’œil des files immenses de baïonnettes reluisant au soleil, de casques et de canons ; comme encadrement à cette force imposante et multicolore, aux quatre côtés de la place la foule fourmille, et le fond du tableau est formé par les maisons et les casernes.

Comme ces troupes ont meilleur air avec leurs armes ! Je ne reconnais presque plus les dadais empruntés de l’autre jour, et il semble que le fusil et la cartouchière, le sabre et la cuirasse ont rendu à ces guerriers la tenue et l’élégance qui leur faisaient défaut. Le défilé va commencer. Il débute par les chevaliers-gardes, dont l’approche est annoncée par le bruit sourd et cependant pénétrant du gong qui domine la musique militaire. Les gongs, richement ornés et peints, sont attachés de chaque côté de la selle à la place des arçons. Le cavalier, muni de la courte baguette terminée par un gros pommeau, frappe alternativement à droite et à gauche ; le bruit ne trouble pas d’ailleurs l’harmonie de la musique régimentaire, il rehausse au contraire l’effet produit ordinairement par les différents airs qui égayent et règlent la marche de l’escadron. Quel escadron ! Le luxe est partout, jusque dans les plus petits détails, et ces chevaliers ont l’orgueil de vouloir prouver que dans leurs rangs tout le monde est gentilhomme et un peu millionnaire. La selle, les harnais, les housses, la dorure des cuirasses, sur lesquelles se rehaussent en argent massif les initiales de l’empereur, les épaulettes flamboyantes représentent une fortune ; pour trouver un point de comparaison il faudrait évoquer l’ancien escadron des cent-gardes ; mais les chevaux sont incontestablement d’un plus grand prix. Sous ce rapport la garde impériale russe s’accorde un luxe que l’on trouverait difficilement, je crois, chez d’autres armées d’Europe. Les chevaux de chaque escadron de hussards, de dragons et de lanciers, ont absolument la même robe et le tachetage identique. Ce sont toujours des bêtes superbes. Il n’est pas difficile de juger de l’effet plein d’éclat d’un régiment en marche, en voyant s’avancer d’immenses lignes de chevaux tous blancs ou tous noirs. Le défilé ne dure pas moins de trois heures ; les hurrahs méthodiquement poussés marquent chaque fois l’arrivée d’un escadron ou d’un bataillon devant la tribune de l’impératrice. Les acclamations de la foule y répondent. A quelques modifications près dans le costume, la scène est la même qu’à Longchamps un jour d’exhibition militaire — sauf cependant qu’ici la verdure fait complétement défaut.

Au contraire, l’hiver s’affirme par des giboulées sérieuses qui nous engagent, M. B… et moi, à rentrer dans le palais. Quelques privilégiés y ont pénétré également dans l’intervalle, et parmi ceux-ci se trouve un homme d’une soixantaine d’années, grand, fort, bien planté, avec une belle barbe blanche qui lui descend jusqu’à la poitrine et fait valoir encore davantage la teinte un peu rougeâtre de sa physionomie. Ce monsieur enveloppé dans une grosse pelisse, et tenant à la main un bonnet de loutre valant tous deux quelques milliers de roubles à Nowgorod, tend amicalement la main à B…, et échange avec celui-ci quelques mots en russe. « Je vous demande pardon, fait mon obligeant cicérone ; mais j’avais quelques mots à dire à M. E… » (il désigna le personnage à la pelisse), « au sujet de notre représentation de samedi prochain pour laquelle il a retenu six loges. — C’est donc un Crésus, un prince ? » m’écriai-je.

« Un Crésus oui, un prince non ; c’est tout simplement le premier négociant « importateur » de Saint-Pétersbourg. Tel que vous le voyez, sa fortune est tellement colossale, qu’il serait difficile d’en citer exactement le chiffre. Il possède plusieurs des plus grands immeubles sur la Perspective (il en est qui sont de véritables casernes à loyer) ; il occupe, dans ses comptoirs, plus de trois cents employés…

— Oui, interrompis-je, comme tous les riches négociants ! Du moment qu’il est archi-millionnaire, son train de maison se comprend.

— Attendez, dit mon ami, voilà où E… se distingue de ses confrères en millions : E…, tout premier négociant et tout Crésus qu’il est, a dû rester esclave ou serf, comme vous voudrez, jusqu’au moment de l’émancipation. Son père, simple paysan, était né sur les terres du prince J…; le fils vint à la ville et fit assez rapidement sa fortune. Il établit un comptoir après l’autre, répandit sa signature très-honorée partout, et bientôt devint aussi riche, sinon plus riche que son seigneur. Alors le serf millionnaire offrit des sommes fabuleuses pour obtenir sa liberté, mais le prince J… se refusait, avec la plus grande obstination, à satisfaire ce vœu tout naturel. Non, non, répondait-il à toutes les prières, je suis trop fier de posséder un esclave aussi riche pour m’en dessaisir. Il céda cependant quelques mois avant l’émancipation des serfs.

— Pour combien de millions ?

— Pour rien, c’est-à-dire si, pour un souper offert par E… où chaque convive eut un tonnelet d’huîtres, et au dessert des fraises magnifiques au mois de janvier ! »

Il paraît que ces cas d’un esclave dépassant son maître en richesse et même en notoriété ne sont pas bien rares. On raconte aussi d’autres libérations dues à la simple satisfaction d’un caprice coûteux du souverain. Plus tard j’appris que loin d’avoir exagéré l’importance de M. E., mon ami B. était resté plutôt au-dessous de la vérité.

Les histoires de serfs avaient fait passer le temps, et la revue touchait à sa fin. Déjà, aux masses d’infanterie et aux lourds escadrons de cavalerie avaient succédé les canons de haut calibre, beaux produits de l’humanitaire usine Krupp, noirs de bronze, battant neufs et ornés à la culasse d’inscriptions russes, et suivis de petits caissons verts fort gracieux et parfaitement propres à recevoir la cargaison de gargousses et d’obus nécessaires pour exterminer une petite armée. Ensuite ce sont les voitures du train, les fourgons, les ambulances avec leurs drapeaux clairs et proprets flottant au vent. Pour terminer la fête, l’escadron des Tcherkesses de la garde personnelle de l’empereur s’ébranle, exécutant une farouche fantasia et soulevant un nuage de poussière autour de la voiture de l’impératrice, dans laquelle le tzar vient de monter. Nous retrouverons sur le Danube ces cavaliers qui n’ont de circassien que le nom et le costume. Ils ne quittent jamais la personne de l’empereur et l’accompagneront jusque sous Plewna. Au palais d’Oldenbourg, toute la valetaille est sous les armes et forme la haie des deux côtés de l’escalier. Le suisse a posé dans un coin son immense canne d’or pour ouvrir l’huis à l’approche de la calèche impériale. Mais celle-ci, au lieu de se diriger sur le palais, oblique à droite et file à toute vitesse le long des quais.

Ce départ est le signal d’une débandade générale, qu’une ondée vient encore accélérer et changer en un véritable sauve-qui-peut. En moins de vingt minutes cette place, où s’entassaient soixante mille soldats et plus de deux cent mille spectateurs, est vide. Parmi les retardataires, j’aperçois M. l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, le général Le Flô, gai, vif, pétillant, et dont la figure anguleuse, osseuse et très-mobile, éclairée par deux yeux ardents comme des charbons, est de celles qu’on n’oublie pas. Le costume militaire et notamment le chapeau à larges bords dorés incliné légèrement sur l’oreille assaisonnent encore d’une très-forte pointe de crânerie la figure si pittoresque et si vraiment française du diplomate. Très-répandu et très-aimé dans la société de Saint-Pétersbourg, M. Le Flô salue à droite et à gauche avec autant d’aisance que s’il était chez lui et si la revue avait été passée en son honneur.

Comme la voiture de l’ambassadeur s’est arrêtée et qu’elle ne peut avancer à cause d’un embarras, un écrivain français avec qui j’avais déjeuné le matin même, M. de Caston, s’avance jusqu’à la portière de la calèche et raconte avec beaucoup d’émotion et un grand luxe de détails comment on lui avait dérobé, dans la foule, son « porte-roubles » garni d’une somme fort respectable — sinon pour un millionnaire, du moins pour un journaliste. Le lendemain, M. de Caston promettait, par la voix du Journal de Saint-Pétersbourg, 20% au bon larron si celui-ci était saisi de remords et voulait bien rapporter le « porte-roubles » à son propriétaire. Hélas ! les fripons moscovites n’ont pas l’âme plus tendre ni mieux placée que leurs collègues des autres pays. Notre confrère ne récupéra rien ; il est vrai qu’il put se consoler facilement en supposant avec quelques sceptiques que le vol en question et l’existence du portefeuille n’étaient qu’un produit de sa brillante imagination. Le dimanche qui suivit la revue de mai, j’assistai à « la fête du printemps » à Katherinenhof.

Il faisait un froid de loup. Pour se rendre à cette promenade dont le nom indique une des innombrables créations de la grande impératrice, on longe sur un parcours de trois ou quatre kilomètres le canal, principal affluent de la Neva. On traverse ainsi des faubourgs populeux et contenant d’immenses fabriques. Tous les produits industriels nécessaires à la consommation d’une grande ville y sont représentés, mais ce qui domine, et l’odeur l’indique suffisamment, c’est la production du cuir. Du reste en l’honneur du dimanche et de la fête du jour toutes ces usines chôment, nulle part un filet de fumée, et quant aux ouvriers, nous les trouverons dehors s’esbaudissant à la plus grande gloire du prétendu retour du printemps. Katherinenhof est non-seulement le bois de Boulogne de Saint-Pétersbourg, c’est un véritable bois de Boulogne ; en été il doit être encore plus vert, plus frais et plus touffu. Des bouquets de fourrés épais le partagent en deux parties, l’une est l’allée du Corso, et l’autre la prairie, qui a l’air d’être créée exprès pour les divertissements populaires.

Le Corso ne se développe dans toute sa beauté que le soir tandis que l’après-midi est vouée aux jeux. Je retrouve là le mât de cocagne classique avec une clochette au faîte qui remplace la timbale de rigueur. Si l’heureux moujik est parvenu à grimper jusqu’en haut et qu’il ait pu tirer le cordon de ladite clochette, des applaudissements retentissent dans la foule. Le vainqueur monte sur une estrade de bois, où des conseillers municipaux lui donnent d’abord l’accolade, puis lui remettent la prime due à son agilité : tantôt une montre d’argent, tantôt une paire de bottes neuves ou une belle blouse de velours rouge, bleue ou verte avec une toque assortie agrémentée de plumes de faisans qui l’entoure d’une auréole.

L’heureux lauréat agite d’un air triomphal les objets qui viennent de lui être remis, surtout si ce sont des bottes ou des vêtements. Il faut voir avec quelle agilité le vainqueur se débarrasse coram populo de ses vieilles chaussures éculées, de sa vareuse qui montre la corde, pour enfiler les bottes neuves et la blouse flambante gagnée à la force du poignet. Il jette un regard de dédain sur sa vieille défroque, et agite sa toque en poussant un hourrah en l’honneur du tzar, de la famille impériale, du général Trépow et de je ne sais qui encore. Puis d’un bond il quitte l’estrade pour se mêler à ses amis. On va naturellement arroser la victoire.

L’abus des liqueurs fortes est si répandu et si dangereux dans les rangs inférieurs du peuple russe, que la police doit prendre des précautions. Sinon la fête du printemps dégénérerait en orgie avec accompagnement de bagarres, de coups de couteau, de horions et de batteries à mettre sur pied toute la garnison de Saint-Pétersbourg.

Aussi défense absolue est faite aux innombrables marchands ambulants qui s’établissent le jour de la fête du printemps à Katherinenhof de servir à leurs clients des boissons alcooliques. En effet, sur les éventaires, une planche posée sur deux soliveaux, on ne voit que des liquides inoffensifs, parmi lesquels figure au premier rang une boisson noire comme de l’encre, d’un goût prodigieusement fade, et dont les conséquences ne sont pas précisément des plus réjouissantes pour un estomac occidental. Mais si les marchands observent, plus ou moins scrupuleusement, il est vrai, l’ordonnance sanitaire de la préfecture de police, l’ouvrier, le moujik, s’arrange pour tourner la loi en emportant dans une des vastes poches de sa longue houppelande la redondante amie, la consolatrice, la dame-jeanne pleine de wutky. Plus d’un avait succombé sur le champ d’honneur et après avoir titubé d’arbre en arbre il étalait ses grâces sur l’herbe, bien mince et bien peu fournie cependant…

Voici au pied d’un arbre un groupe compacte, des sons lents et plaintifs s’élèvent du centre. Deux pauvres diables en haillons psalmodient, tandis qu’un troisième les accompagne sur la petite flûte. Ce sont des bateliers du Volga qui, en attendant qu’ils reprennent leur service sur ce roi des fleuves, consacrent à l’art leurs loisirs forcés. Les litanies qui forment le répertoire de ces pauvres gens sont très-populaires en Russie.

Chacun considère comme un devoir de jeter quelques copeks dans les casquettes de loutre de ces chanteurs qui, pendant l’hiver et au printemps, alors que la navigation sur le Volga est forcément suspendue, n’ont pas d’autre ressource pour vivre.

Le thème sur lequel les bateliers troubadours brodent leurs variations est toujours le même : ils chantent les merveilles du grand fleuve, le charme de ses rives, et répètent les centaines de légendes qui, depuis des siècles, défrayent les veillées russes. Voici pour en donner l’idée une de ces légendes. C’est Stenka Razin, le célèbre pirate, l’implacable écumeur du grand fleuve, qui parle :

« O Volga fleuve-roi, chacune de tes vagues vertes est une émeraude du plus grand prix, chaque susurrement de tes eaux est un cantique. Tu es pavé d’or et les poissons qui fendent le tissu de tes eaux se nourrissent de sucs aussi savoureux que le vin.

» Volga, fleuve-nourricier, aussi nombreuses que les étoiles au ciel sont les barques qui se balancent sur ton lit humide. Jusqu’aux confins des pays mystérieux où nul œil humain n’a pas encore pénétré tu les portes. Malheur à ceux qui ont encouru ta colère, les vents fougueux les brisent, tes flots les absorbent ou tu les livres à Stenka ton bien-aimé. Que de trésors, que de richesses il te doit !

» O fleuve-mère, Volga superbe, Stenka ton serviteur n’est pas un ingrat. Depuis longtemps il cherchait un cadeau digne de toi, digne de lui. Vois cette jeune vierge, blanche comme le lys et pure comme lui. La flamme rayonne dans ses yeux noirs. C’est la fille d’un roi persan. Je la lui ai prise et je te la donne. Ouvre tes eaux, ô fleuve magnifique, et reçois ce présent. »

Voilà un échantillon de la poésie des bateliers. En énumérant les réjouissances publiques de Katherinenhof, il ne faut pas oublier les « chanteurs » des régiments de la garde. Ces soldats, choisis exprès, exercés au solfége, précèdent pendant la marche les détachements en chantant aussi bien des hymnes patriotiques que des fantaisies grivoises. De petits fifres accentuent d’une façon aiguë la mélopée des chanteurs régimentaires. On entoure aussi les virtuoses militaires, mais pas autant cependant que leurs collègues en vocalisation, les bateliers du Volga. Mais plus entourées que les uns et les autres sont les promeneuses solitaires, qu’il ne faudrait point confondre cependant avec les Junons non accompagnées de nos boulevards, mais ne demandant qu’à l’être. Le jour de la fête de Katherinenhof et le lundi de Pâques sont pour une certaine catégorie de la société de Saint-Pétersbourg des jours d’émancipation et de licence. Les péchés commis ces jours-là ne comptent pas et les coups de canif donnés dans ces deux occasions n’entament point le contrat. C’est du moins ce que m’ont affirmé plusieurs Russes, venus à la fête en quête de bonnes aventures et pour nul autre motif. Que sur eux retombent les malédictions des femmes qui se croiraient calomniées. Je dois ajouter cependant que les apparences sont contre les belles et blondes filles du Nord, si je dois en juger par les allures libres et dégagées de ces dames, et par le vif commerce de regards qui s’établit et se maintient entre les promeneurs des deux sexes.

Vers le soir les équipages commencent à se montrer dans les contre-allées, et bientôt les files se déroulent comme d’interminables serpents. Tout Saint-Pétersbourg est là, le grand seigneur, le riche marchand, le fabricant de cuirs, le pope, l’officier de tout grade et l’étranger venu pour voir, et l’étrangère, la Française surtout, venue pour être vue.

Mais ne vous représentez pas ce Corso sous des couleurs aussi brillantes que les promenades au Prater, au bois de Boulogne et à Hyde Park. Il faudrait pour cela retrouver à Katherinenhof le chatoiement des livrées et des carrosses merveilleusement construits. L’équipage est beaucoup plus simple ici. C’est toujours et encore le petit panier ouvert à un seul siége, le droski, et comme livrée la longue houppelande brune ou verte du cocher, complétée par la toque entourée de plumes d’oiseau fantastiques, comme le crâne de quelque sauvage. Pas de valet de pied, pas de chasseur ; la place manque, le siége de devant suffit à peine pour recevoir les formes massives du cocher. Beaucoup de paniers sont conduits par leurs propriétaires. Quant aux toilettes, on fait aussi bien peu de frais. Les dandys de l’aristocratie et les étrangers sont habillés comme tout le monde, mais les riches négociants sont coiffés de casquettes de loutre, et les femmes vont au Corso le mouchoir complétement noué autour de la tête. Chez la femme russe la chevelure est du domaine intime, son mari seul doit en jouir ; dès qu’elle paraît en public, la bourgeoise russe orthodoxe est tenue de dissimuler ses cheveux comme la femme turque doit cacher sa figure. La coutume peut être très-touchante, — mais elle ne rehausse pas l’élégance féminine. Le luxe réel d’un Corso à la russe consiste uniquement dans les chevaux ; dans ces magnifiques bêtes de race Orloff à la fière allure, à la croupe élégante et flexible, et qui hennissent d’impatience lorsqu’elles se sentent tenues en bride, n’étant dans leur élément que lorsqu’elles peuvent lutter de vitesse avec le vent. La nuit vient lentement et cependant la file des droskis ne diminue pas, elle se meut à petits pas dans les deux sens aller et retour, au milieu d’un silence solennel, grave et glacial. De l’autre côté de la promenade, au contraire, derrière le rideau d’arbres, tout est plein de vie et d’animation, les appels rauques des marchands de kirass et d’œufs durs redoublent ; les ménestrels du Volga qui piaillaient tout à l’heure, hurlent maintenant, les ivrognes geignent ; dans les restaurants qui viennent de s’illuminer s’agitent les verres, les cristaux, les porcelaines et tous ces bruits sont dominés par le sifflement aigu des fifres et les ra fla du tambour de basque qui forment l’accompagnement des chanteurs militaires dont le ramage nous assourdit encore sur la route de Saint-Pétersbourg.

Dès que la chaleur se fait sentir, ce qui souvent arrive beaucoup plus tard que la prétendue fête du printemps, toute la capitale émigre. Les uns vont dans les bains d’Allemagne, à Trouville, à Étretat ou à Ostende, mais ceux qui par leurs occupations ou par leur situation de fortune ne peuvent quitter le pays se transportent aux « îles », magnifiques oasis où l’on trouve réunis toutes les beautés de la nature et les raffinements du confort. Ces îles sont formées par les confluents de la Néva et de la mer ; elles sont reliées par une foule de petits ponts en bois d’une construction rustique très-élégante. Les terrains sont couverts de parcs, de jardins ou de forêts de pins qui commencent à verdir seulement vers le milieu de juin de sorte qu’elles ont gardé toute leur fraîcheur, quand dans nos climats les bocages commencent à jaunir. Tout cela aboutit à une plage couverte d’un beau sable jaune très-fin et d’où l’on aperçoit se révélant brusquement, comme derrière un rideau tiré tout à coup, les flots bleus du golfe de Finlande. Au milieu de cette verdure, poussent de tous les côtés de belles constructions de tout genre et de toute dimension, mais frappées toutes au coin d’une certaine gaieté architecturale, comme si elles ne devaient réellement recéler que des plaisirs ; on dirait des petites villas d’Asnières ou de Bougival, et pour que l’illusion soit plus complète encore, les nacelles se balancent à « l’ancre » attendant avec patience et sérénité l’arrivée des canotiers et des canotières.

Parfois, dans les nuits d’hiver, comme Théophile Gautier le raconte dans son Voyage en Russie, quand la neige couvre de plusieurs pieds de hauteur les allées sablées, quand les blocs de glace ornent d’une couche cristalline la baie du golfe, quand les étoiles brillent par millions au ciel, des grelots retentissent dans les avenues que l’on jugerait désertes. Emportés comme le vent par un simple attelage, deux, trois, quatre traîneaux glissent comme des ombres sur le blanc tapis. La fumée qui s’échappe du naseau des bêtes et de la bouche des passagers étroitement encapuchonnés dans leurs fourrures trouble par endroits la sérénité bleue de l’atmosphère.

Les traîneaux glissent toujours, puis tout à coup ils s’arrêtent dans leur course furieuse. Au milieu des pins dont les branches décharnées ploient sous la neige on aperçoit une maison. La toiture brille, des glaçons gigantesques pendent aux frises, à travers les volets fermés filtre un mince filet de lumière. L’istvolichik du premier traîneau fait claquer trois fois son fouet. A ce signal la porte de la maison s’ouvre, un maître d’hôtel en habit noir, la serviette sous le bras, s’incline devant les arrivants. Cavaliers et dames sautent à bas du traîneau, ils retirent les fourrures qui cachent des costumes de bal et d’apparat ; on vient de l’Opéra ou d’une soirée officielle. En sortant, le stimulant de la bise, la poésie de la nuit claire et lumineuse ont fait naître le regret d’aller se coucher prosaïquement. Le plus résolu des élégants aura crié : Aux îles, aux îles ! et ce cri répété par tous sera devenu un mot d’ordre. Quelle volupté aussi de se sentir ainsi emporté à travers les faubourgs muets, déserts, morts, de traverser le large fleuve glacé, et de trouver ensuite en plein paysage d’hiver, en pleine steppe, un restaurant bien ordonné, bien pourvu, de passer de la plaine neigeuse dans les salons capitonnés, chauffés au calorifère, resplendissants de bougies, où nous attendent des tables couvertes de linge luxueux et de fine argenterie avec des seaux où le cliquot se frappe, tandis que le thé bout et chante dans le samovar ! Des musiciens tsiganes, graves et de noir vêtus, accompagnés de quelques femmes de leur tribu, viennent égayer le médianoche par leurs accords étrangement mélodieux. Les convives versent à flot le champagne à ces musiciens et leur jettent à la tête des paquets de roubles. Ces libations et ces cadeaux stimulent l’ardeur des virtuoses, ils s’excitent, ils s’animent réciproquement ; leur musique, leur chant s’élèvent crescendo au diapason d’un infernal sabbat ; c’est une danse macabre à faire trémousser les chandelles dans les lustres et les chaises sur le plancher.

Puis, à la fin de la fête, — qui a tourné un peu à l’orgie, — les cochers, qui pendant que les maîtres s’amusaient là-haut, se chauffaient autour d’énormes bûches de bois allumées sur le pas de la porte, remontent sur leurs siéges, et, aussi vite qu’elle est venue, la caravane reprend le chemin de la ville. Le temps passe vite dans les fêtes, car le jour naissant montre déjà, dans un brouillard grisâtre, les hautes cheminées des fabriques, les toits des maisons et la coupole de Saint-Isaac. Sur la Perspective, au moment où les traîneaux bifurquent, le soleil teint de reflets sanglants les immenses maisons, les ponts qui hardiment enjambent les canaux, les monuments, les hôtels ; et, ses rayons, semblables à une colonne de feu mat, désignent la route aux noctambules embarrassés qui ont au moins l’excuse d’avoir vécu un véritable conte féerique d’hiver.

On touchait, à Saint-Pétersbourg, au déclin de la saison théâtrale. Les artistes français du théâtre Michel en étaient aux représentations à bénéfice des coryphées de la troupe. C’est le signal infaillible de la débandade prochaine. Ces « bénéfices » sont de véritables solennités, grâce à la faveur devenue proverbiale dont la société russe entoure les interprètes de l’art dramatique français.

L’artiste dont le bénéfice est annoncé, place lui-même ses billets, et il est de bon goût de les payer beaucoup plus cher qu’au bureau. L’habitué qui, ce jour-là, ne paierait sa stalle ou sa loge qu’au prix officiellement coté, passerait infailliblement pour un élève d’Harpagon.

Chez les artistes femmes, des cadeaux en bijoux viennent toujours s’ajouter à ces primes qui grossissent la recette. Les parures sont tout à la fois des témoignages d’admiration et d’estime, elles n’ont rien de commun avec la rafle de bijoux opérée aux dépens de naïfs adorateurs par certaines divas de la chope ou par certaines artistes dramatiques chez lesquelles ce beau titre est simplement une alléchante enseigne.

L’empereur, un des plus assidus habitués du théâtre Michel, ne manque jamais de faire son présent au bénéficiaire : c’est, pour les dames, une paire de boucles d’oreille, une broche, un bracelet ou tout autre objet de parure, pour les hommes, une tabatière. Mais ces messieurs ont le droit de se faire compter la valeur du bijou en espèces. Il existe même, pour cela, une taxe des plus curieuses.

La familiarité bienveillante du tzar pour le personnel du théâtre Michel est connue ; l’empereur a hérité, sous ce rapport, de son père, le farouche Nicolas, qui s’apprivoisait si bien avec les comédiens et les comédiennes. Sa Majesté est aussi assidue dans les coulisses que dans la salle. On a ménagé un escalier spécial qui fait communiquer sa loge avec les coulisses, dont l’entrée est interdite à tout profane au théâtre Michel. Sous ce rapport, la consigne est formelle : on ne fait d’exception pour personne.

L’empereur est très-prodigue de compliments ; et surtout quand une nouvelle pièce vient d’être jouée, il distribue à chaque interprète sa part d’encouragements. Avec les dames il se montre poli, aimable, — mais rien de plus. Pour que César ne puisse même pas être soupçonné, il n’adresse jamais la parole aux dames artistes qu’à plusieurs à la fois, c’est de l’étiquette rigoureuse. D’autres membres de la famille impériale, il est vrai, vivent sur un tout autre pied d’intimité avec les interprètes de l’art dramatique français. Certaine liaison entre une séduisante comédienne pleine d’entrain et d’esprit et un jeune grand-duc, est même vue d’un bon œil à la cour. Le prince en question montrait des penchants très-marqués, très-fâcheux, à la mélancolie. On craignait sérieusement de le voir devenir hypocondriaque. Les voyages, les fêtes, les amusements les plus variés, rien ne parvint à le distraire ; il était trop jeune pour que l’on songeât à le marier, et d’ailleurs son caractère aurait fait fuir à tire d’ailes la fiancée la moins exigeante. Par hasard, il se trouva un soir en société avec Mlle M…, du théâtre Michel. Le brio endiablé de la Parisienne pur-sang parvint à dérider le Prince-Sombre. Il sourit comme un Prince-Charmant, et, au lieu de se tenir immobile et rêveur dans un coin, il causa. Le remède tant cherché était trouvé. Loin de contrarier le rapprochement des deux jeunes gens, on leur fournit des occasions de se rencontrer. Aujourd’hui, le grand-duc est gai, il parle, il vit, puisqu’il aime. Peut-être aura-t-il de l’esprit un jour, sa maîtresse en a tant !

En dehors du théâtre, l’empereur ne renie pas ses amis les artistes. S’il en rencontre au Jardin d’hiver, quand il fait sa promenade quotidienne, il s’arrête, leur serre la main et s’entretient avec eux ; un honneur dont bien peu de généraux mêmes pourraient se vanter. Voici une petite anecdote qui m’a été contée par un des principaux artistes :

M. Luguet, le directeur de la troupe, soit dit en passant, le frère de Marie Laurent et de René Luguet, du Palais-Royal, et l’excellent Adolphe Dupuis traversaient tous deux le Jardin d’hiver, quand ils virent l’empereur déboucher d’une allée, seul, à pied, et suivi de son terre-neuve. Dupuis, pour ne pas s’enrhumer en ôtant son bonnet fourré — un artiste qui est sur l’affiche doit se ménager — porta la main à sa coiffure, rendant ainsi les honneurs militaires au souverain. L’empereur s’arrêta.

— Oh, oh ! fit-il, comme vous faites bien le salut militaire, monsieur Dupuis ! Vous avez donc servi ?

— Oui, sire, répondit le premier rôle.

— Et dans quel régiment ?

— Dans les chasseurs d’Orléans, sire, sous le roi Louis-Philippe.

— Ah ! j’ai beaucoup entendu parler de votre colonel. Il est mort si jeune ! Quel dommage ! Et vous, monsieur Luguet, avez-vous aussi servi ?

— Mon Dieu, sire, oui, fit le directeur du théâtre Michel, j’ai été dans la garde nationale.

— Oh, oh ! répondit l’empereur en souriant, vous n’avez été qu’un soldat de carton !

Malgré les préoccupations du moment, l’empereur ne voulut pas priver les bénéficiaires de sa présence. Je le vis dans sa loge, attentif et bienveillant, le soir où, pour la représentation de Mme Tholer, une émigrée de la Comédie Française, on donnait pour la première fois, devant une salle splendide, un ruissellement d’uniformes et de diamants, l’Étrangère.

Quelques jours plus tard, les artistes français, désireux de donner un témoignage public de leur gratitude et de leur attachement pour le pays où ils sont choyés et fêtés, avaient organisé une représentation extraordinaire au profit de la Société de la Croix-Rouge. A la fin du spectacle, toute la troupe, depuis les premiers rôles jusqu’aux choristes, se rangea sur la scène et entonna l’hymne national russe, que toute l’assistance écouta debout et fit répéter trois fois. La quatrième fois, ce fut le public qui le chanta en chœur. Dupuis, le principal acteur du théâtre Michel, M. Luguet et l’excellent comique Regnard, portaient au cou la décoration qui leur avait été accordée peu de temps auparavant par l’empereur. Trois soirs plus tard, le théâtre Michel se fermait pour quatre mois, et les artistes prenaient leur volée vers Paris et Asnières, non sans supputer de combien la dégringolade du change sur le rouble ébréchait leurs appointements. Les Allemands (car il existe aussi une troupe germaine l’hiver à Saint-Pétersbourg) se sentirent piqués d’émulation et voulurent aussi apporter leur obole à l’entreprise patriotique et humanitaire de la Croix-Rouge. Par conséquent, une représentation extraordinaire fut annoncée au théâtre allemand qui s’élève sur la place derrière la grande statue de Catherine.

Seulement, il y eut des difficultés avec la censure. MM. les comédiens allemands avaient choisi pour la soirée un drame héroïque, en vers, du poëte patriote de 1814, Kœrner. Cette pièce en cinq actes, Zryni, pouvait, à un certain point de vue, paraître d’actualité aux artistes. Elle raconte en effet les efforts héroïques d’un noble Hongrois qui défendit jusqu’au dernier moment contre les envahisseurs ottomans la forteresse de Szigeth et préféra mourir sur la brèche plutôt que de se rendre. Seulement, dans la même pièce, les Turcs sont représentés à l’apogée de leur gloire et de leur puissance. Soliman le Magnifique parle le langage d’un nouveau Charlemagne et rend grâce à la fortune, qui n’a pour lui et ses amis que des sourires terribles ou de fécondes caresses.

Était-il possible de montrer au public de Saint-Pétersbourg, au moment où l’on annonçait, où l’on espérait du moins des victoires éclatantes sur les Turcs, un sultan resplendissant de triomphes et foulant à ses pieds les peuples et les armées ? Le général chargé de la censure adressa même une assez verte mercuriale au directeur de la troupe allemande, sur le choix d’une pièce aussi inopportune.

Les acteurs soumirent alors au jugement du sévère guerrier la comédie historique : Zopf und Schwert. Le héros de la pièce est le fondateur de la monarchie prussienne, le Grand Électeur. Cette fois, il n’était pas question de Turcs ou de redoutables sultans ; la scène se passait dans un pays ami, et le souverain mis en scène par l’auteur était l’ancêtre de l’allié du tsar. Néanmoins, le général-censeur secoua de nouveau la tête. « Nous ne pouvons pas permettre que l’on fasse en ce moment l’apologie d’un souverain qui appartient à une autre maison que celle des Romanoff », écrivit-il en marge de l’affiche. Nouvelle déconvenue des artistes allemands, qui finissent par offrir à leur public une vulgaire farce en cinq actes sans aucune importance. La recette s’en ressentit et atteignit à peine la moitié de la somme encaissée au théâtre Michel.

Les arts jouent un grand rôle dans la vie élégante des Russes. Les demeures des gens à fortune sont encombrées de tableaux, de statues, sans oublier les coûteux bibelots de prix en bronze ou en métal. Pourtant ce n’est pas d’eux-mêmes que les Russes tirent la production appelée à satisfaire leurs goûts. Ou les tableaux viennent de l’étranger, ou les artistes qui les ont faits sont établis en Russie. L’art officiel lui-même a dû avoir recours à des illustrations exotiques. Le précédent peintre de l’empereur n’était autre que le célèbre maître hongrois Zichy, qui, ayant par un de ces coups de tête familiers aux grands esprits jeté sa démission à la tête des dignitaires de la cour, est allé planter sa tente au boulevard Malesherbes, gardant à la disposition des visiteurs intimes certain portefeuille mystérieux plein de croquis aussi extraordinaires par le talent du peintre que par la hardiesse des sujets traités.

Le successeur de M. Zichy est d’origine française, mais né en Russie, M. Charlemagne. Dans le logement qui lui sert en même temps d’atelier, au rez-de-chaussée de la maison qui touche à l’église catholique sur la Perspective Newski je trouvai le peintre ordinaire de Sa Majesté occupé à retoucher un tableau historique : l’Entrée de l’empereur Alexandre Ier à Paris par la porte Saint-Denis.

La conception et l’exécution de l’œuvre étaient sobres, mais justement cette sobriété avait assuré à l’artiste la précision. C’était une réelle évocation du boulevard de l’époque, que cette petite toile ; avec la haute porte Saint-Denis si peu changée depuis, les maisons enfumées, la foule des Parisiens agitant leurs mouchoirs pour faire fête « à nos amis les ennemis », et dans l’encadrement de la voûte de pierre apparaissant subitement Alexandre à la tête de son état-major de généraux, de haute taille, coiffé d’un tricorne en travers. Sur le dernier plan on démêlait la lance des cosaques. M. Charlemagne espérait consacrer sa renommée comme peintre de bataille en obtenant la permission de suivre l’armée et de retracer par le pinceau les principaux épisodes de la campagne. Mais un autre choix avait déjà été fait, et je trouvai l’aimable artiste désolé de n’avoir pas été mis à même de faire preuve de son talent et de son dévouement à l’armée.

L’émule et l’ami de M. Charlemagne à Saint-Pétersbourg est M. Kohler, un peintre d’un talent original, dont l’atelier, tout rempli de toiles de grande dimension, paysages et peintures de genre, atteste la fécondité. M. Kohler travaillait, au moment de mon passage à Saint-Pétersbourg, à une tête du Christ, plus grande que nature, destinée à l’ornementation d’une église. Mais le véritable événement artistique de Saint-Pétersbourg c’était l’exposition, dans les salons de l’Académie, d’une grande toile d’un peintre polonais, représentant « les flambeaux vivants de Néron ». L’ingénieux tyran de l’ancienne Rome, toujours à l’affût de nouveaux et excentriques genres de supplice à infliger aux néophytes chrétiens, avait imaginé de faire enduire de poix et de soufre des croyants de la nouvelle foi, qui étaient consumés lentement comme des flambeaux. La toile nous montre une des grandes voies de l’ancienne Rome impériale, bordée de palais d’une architecture grandiose et sévère, qu’égaye cependant un peu le lumineux soleil d’Italie. De tous les côtés la foule se presse, foule bariolée et se prêtant admirablement au pinceau d’un romantique ; sur les terrasses des palais apparaissent les habitants : patriciens, patriciennes au front ceint du diadème, serviteurs et esclaves nubiens du plus pur ébène. La litière de l’empereur romain, une maison en or ciselé, se fraye avec peine un passage au milieu de la foule. A demi étendu sur ce lit ambulant, superbement vêtu de lin blanc, la couronne au front, le despote regarde la foule d’un air à la fois hébété et plein de mépris. Son regard se dirige surtout vers le fond de la toile : liés à des poteaux enguirlandés de fleurs, les candélabres vivants apparaissent. Les victimes sont cousues dans des sacs ; la tête seule apparaît, ici tête distinguée et virile, là-bas tête de vieillard vénérable couverte d’une toison blanche, plus loin encore tête étonnante d’une jeune fille au pur profil qu’ondoient des cheveux d’un blond ardent. Dans quelques instants le supplice horrible va commencer ; des bourreaux-esclaves, des nègres à la physionomie farouche et bestiale attisent le feu des bûchers qui servent de piédestal à chacune des torches vivantes. Rien ne saurait inspirer davantage l’horreur du supplice que l’aspect de ces préparatifs si vigoureusement exacts, si techniques. La physionomie des spectateurs prouve chez le peintre le désir exécuté d’une façon heureuse de représenter à grands coups de pinceau les différents types de la Rome impériale. Tout se retrouve dans cette cohue, qui se précipite à un supplice horrible comme à un spectacle curieux. La férocité frivole du patricien, du « gommeux » en toge blanche et en cothurne, et la férocité bête de l’homme du peuple ivre de sang et de vin. L’attitude grave et impassible du légionnaire côtoie les langueurs maladives de la courtisane ; mais au milieu de toutes ces figures merveilleusement comprises et merveilleusement rendues, il en est une qui prime toutes les autres, et qui frappe le regard du visiteur plus vivement que toutes.

C’est une jeune fille au teint hâlé par le soleil ardent de la campagne romaine, mais admirablement belle, avec une figure réalisant la moyenne entre l’idéal du type grec et l’idéal du type italien. Assise par terre, cette créature parfaite considère de son long regard légèrement voilé, les apprêts du supplice ; l’artiste a rendu, on ne peut plus heureusement dans ce regard, l’immense pitié mêlée à une pointe de dégoût. — Est-ce pour le genre du supplice ? est-ce pour cette foule dont elle-même fait partie ? est-ce pour cet histrion omnipotent ? c’est ce qu’il est difficile de dire ; il faudrait pénétrer plus avant dans la philosophie du tableau, ce qui n’est guère possible en une visite. Le tableau de M. S… eut, dans la capitale de la Russie, un immense succès ; peu s’en fallut même qu’il n’y restât tout à fait, le tsarevitsch ayant manifesté l’intention de l’acheter à un fort bon prix[3]. Il demanda d’abord à ce que le peintre lui fût présenté, et, au cours de l’entretien, il dit qu’il fallait féliciter la Russie de posséder un homme d’un aussi grand talent. « Pardon, Altesse, fit S…, je suis Polonais », en insistant sur ce dernier mot. Depuis ce moment il ne fut plus question de l’achat du tableau et même S… devint une persona ingrata à la Cour.

[3] Le tableau de M. S… a été envoyé à Paris, où il a figuré à l’Exposition des Beaux-Arts, section russe.

Ah ! si les événements ne s’étaient pas précipités là-bas sur le Danube, quelle tâche agréable de s’initier davantage à cette existence de Saint-Pétersbourg, de se lier plus intimement avec les connaissances que nous avons seulement pu ébaucher ! — Mais le moment où les opérations vont entrer dans la phase active approche, il est temps de prendre possession de notre stalle, qui va devenir bientôt une selle de cheval, pour assister de visu à ce qu’il faut raconter. Déjà les aigles russes ont remporté leur premier succès à Ardahan. Cette ville est tombée après une courte lutte entre les mains du général Loris-Mélikoff, aide-de-camp du prince Michel, commandant en chef des forces impériales en Asie. Des succès ne tarderont pas certainement à suivre en Europe.

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