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Zig-zags en Bulgarie

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PRÉFACE

L’auteur de ces intéressants Zig-Zags en Bulgarie croit à l’efficacité des préfaces. Il tient à ce que je le présente au public français. M. Kohn-Abrest est pourtant de ceux qui se présentent fort bien eux-mêmes, leur livre à la main, en manière de carte de visite, et d’une carte de visite qu’on cornera, pour y revenir, en plus d’un endroit.

Il n’y a rien de moins prétentieux que ce volume — où pourtant tout un monde apparaît, — un monde peu connu, en dépit de tant d’articles de journaux ou de revues, de volumes d’histoire ou de voyages, — cet Orient que, l’an dernier, secouait encore le grondement du canon.

M. Kohn l’a vu et bien vu, ce monde, et je dirai aussi ce demi-monde bizarre, pittoresque, attirant, qui a du vieux monde la passivité superbe, le mépris de la mort, et du monde nouveau le charme, l’esprit, les modes et parfois les vices. Rien de plus curieux, de plus vif et de plus aimable dans ces pages que la peinture de Bukarest. C’est la vie parisienne au bord du Danube. J’ai éprouvé la séduction particulière de cette société bigarrée à Vienne, cette postface de l’Occident et cette préface de l’Orient. Disons, entre parenthèse, que puisqu’il y a ainsi des préfaces en géographie, M. Kohn a raison d’en mettre une à son livre.

Il me l’a demandée parce que je le connais depuis des années. Je l’ai vu et entendu pour la première fois, à Genève, en 1866, lorsque les Genevois donnèrent un banquet à M. Glais-Bizoin, qui allait, près du Léman, protester contre la censure interdisant, à Paris, une de ses comédies. Rigueur niaisement inutile : on eût laissé jouer ici le Vrai Courage qu’il n’y eût eu rien de changé en France ; il n’y eût pas même eu un auteur dramatique de plus. Mais ce Breton de Glais-Bizoin, résolu et militant, tenait à protester contre l’arbitraire. Il fit jouer en Suisse la comédie proscrite à Saint-Brieuc et à Paris ; — et au dessert, un tout jeune homme, qui était précisément M. Frédéric Kohn, lui porta un toast éloquent.

Plus tard, je retrouvai, à Paris, mon orateur de Genève. Il était journaliste, critique et, à l’occasion, auteur dramatique. Il a écrit, après George Sand, un drame sur Molière, où j’ai rencontré de belles scènes, vivantes. A la Presse, où il publie aujourd’hui un grand travail sur la présidence Mac Mahon, il donnait naguère de très-intéressants articles sur Ferdinand Lassalle et le socialisme allemand. Correspondant de plusieurs journaux de Paris et de Bruxelles, M. Kohn était tout naturellement parti, au printemps de 1877, pour les Balkans. Il connaissait déjà la guerre pour l’avoir vue à Paris, durant le siége. J’ai ramené, en sa compagnie, et conduit aux Champs-Élysées, à l’ambulance établie chez Ledoyen, le soir du 19 janvier, un pauvre soldat de la ligne qui venait de recevoir une balle au front dans le parc de Buzenval.

La guerre recommençait en Orient. Vite les malles faites, la plume et l’écritoire dans le sac de voyage, M. Kohn part pour son quartier-général. Quand la poudre parle, ce n’est pas seulement le sang des soldats qui coule, c’est l’encre des reporters. Quelquefois aussi, comme Junot à Toulon, la page toute fraîche que le journaliste écrit sur son genou est saupoudrée de la terre que fait voler autour de lui quelque éclat d’obus. Bref, voici M. Kohn en Bulgarie. Il a beaucoup vu et il a su bien voir. Ce n’est pas sous un titre solennel qu’il nous présente ses souvenirs : Zig-Zags en Bulgarie. C’est la guerre vue par un touriste et sous un aspect intime. M. Kohn emprunte à Toppfer une partie de l’étiquette de ses voyages fantaisistes, mais, sous l’humour du spectateur, il y a la sincérité d’émotion et la sévérité de jugement de l’homme qui compare, observe, pense, et souffre en voyant souffrir.

Ce ne sont pas les Bulgares des premiers chapitres de Candide que nous rencontrons là, dans ce livre chaud encore d’actualité et durable comme une étude de mœurs ; ce ne sont pas ces Bulgares « qu’on fait tourner à droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette, coucher en joue, tirer, doubler le pas », et qui reçoivent, pour récompense, trente coups de bâtons, — Bulgares en qui Voltaire incarnait les Prussiens, comme il donnait aux Français de la guerre de Sept-Ans le pseudonyme d’Abares ; — non, ce sont les Bulgares tels qu’ils sont, les Bulgares d’aujourd’hui, les Bulgares qu’on a brûlés, cette fois comme dans Candide, selon « les lois du droit public ».

« Ici des vieillards criblés de coups, dit Voltaire, regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là, des filles éventrées, après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs ; d’autres, à demi-brûlées, criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupées. »

Depuis un siècle que ces lignes sont écrites, l’humanité n’a pas cessé de se couper bras et jambes et elle a étrangement suivi le conseil de Candide : « Cultivez votre jardin. » Elle l’a labouré, mais avec des obus. Les livres comme les Zig-Zags en Bulgarie n’en sont que plus utiles, car ils font, par le spectacle seul de la réalité, haïr la guerre. Point de déclamation et point de phrases. Mais la constatation pure et simple des faits, avec beaucoup de traits et d’esprit pour les mettre en valeur. Cette guerre où, semble-t-il, le champagne arrose les blessures, — je parle du champagne des états-majors, — est à coup sûr des plus originales, et nous nous étonnerions un peu de ces détonations des bouchons du Cliquot ou du Saint-Marceaux, répondant aux décharges des canons, si nous n’avions le souvenir des rasades allemandes et des toasts germaniques saluant l’incendie de Saint-Cloud ou l’écroulement de Châteaudun.

Je retrouve d’ailleurs, dans certaines pages tout à fait remarquables de M. Fr. Kohn, l’impression saisissante que me cause un tableau de l’éminent peintre russe B. Vereschagin, que j’ai maintenant sous les yeux. C’est un coin du champ de bataille déserté de Plewna. La neige a tout couvert, la plaine, les talus des lignes fortifiées, les lignes bossuées des Balkans qui apparaissent au loin sous un ciel gris, alourdi, implacable. Un puits, comblé par cette neige épaisse, détache sur l’immensité blanche ses maigres bras disposés comme l’armature d’une voile latine. Çà et là, sous la couche lourde, des pointes d’arbres écrêtés, des buissons. Et seul, abandonné dans ce morne coin de terre, un homme est tombé, un Turc, frappé au front, qui est venu mourir là, s’aplatir sur cette neige où ses pieds se sont enfoncés, creusant une double ligne funèbre. Il est perdu, ce cadavre de soldat, dans la désolation de cette solitude blanche où, çà et là, d’autres trous et d’autres tertres apparaissent, dénonçant des morts. Les poings en l’air, les doigts tordus, — paquet de chiffons et de chairs plutôt que forme humaine, — ce mort apparaît, l’uniforme en lambeaux, la giberne vidée, la neige logée déjà, comme avide de le couvrir, dans les moindres plis de la tunique et sur les bottes du soldat, — et là, immobile, regardant ce cadavre comme un gourmet devant un étal, un corbeau se tient perché sur la botte même du pauvre diable abandonné, son bec craquant déjà de volupté, tandis que sur le ciel gris, un autre mangeur de chair humaine apparaît, volant à ailes grandes vers le mort, et pareil, dans l’éloignement, à une chauve-souris.

Jamais peut-être la guerre n’a paru si féroce, si cruellement vraie, si brutale, si atrocement carnassière que dans cette peinture d’un artiste illustre, à Pétersbourg, et qui s’est fait l’historiographe au pinceau de l’expédition du général Kaufmann en Asie. M. Vereschagin exposera quelque jour, à Paris, les toiles rapportées de Plewna, de ces Balkans où, grièvement blessé, il faillit mourir. Les Parisiens sauront alors ce que furent ces terribles tueries où les cadavres se comptaient, en un jour, par trente mille.

M. Vereschagin nous disait naguère quelques souvenirs de cette campagne. En nous montrant dans son atelier de Maisons-Laffite un tableau où, sur la route qui mène en Russie, de longues files de cadavres de prisonniers turcs sont couchés, il nous désignait l’endroit où, grelottant autour d’un maigre feu de branches humides, il avait vu un grand vieillard maigre accroupi à côté d’un jeune homme blessé. Et comme son cheval les frôlait, le plus jeune, d’une voix râlante, implorait secours en répétant : Sidi ! Sidi ! pendant que le vieux, immobile, regardait de ses yeux farouches le cavalier russe. Et lui, impuissant à les secourir, leur montrait alors l’immense ciel morne en leur disant : Allah ! comme pour leur indiquer que c’était de là-haut seulement que pouvait venir le salut. Quelques heures plus tard, ramené à la même place par une nécessité du service, M. Vereschagin retrouvait, au même angle de la route, les deux êtres humains toujours accroupis. Une mince fumée montait encore du feu qui s’éteignait ; le jeune homme avait rendu son dernier souffle, et le vieux Turc, impassible à côté de son compagnon, — de son fils peut-être, déjà roidi, et à demi gelé, — attendait la mort sans bouger.

C’est la guerre, cela, cette guerre dont le lendemain s’appelle la peste, comme si les cadavres voulaient encore combattre les vivants. « Les morts se vengent ! » dit l’auteur de la Haine. Oui, c’est la guerre, mais à côté de ces scènes horribles, quel sentiment de fierté et de sacrifice elle fait germer ! C’est parfois une secousse salutaire. Mieux vaut mourir que pourrir. Et à côté de semblables détails, effrayants et sauvages, M. Kohn, qui sait conter comme M. Vereschagin sait dessiner, a placé bien des tableaux consolants où le charme de la population roumaine, le courage des soldats russes, l’intelligence de leurs généraux, l’abnégation des Turcs, apparaissent et nous frappent tour à tour.

Je parlais de peinture. Le livre de M. Frédéric Kohn est, lui aussi, une peinture sincère, colorée, poignante et vivante de cette guerre. Il mériterait de durer comme document historique, mais il aura encore un autre succès, un succès plus immédiat : il plaira à tous les lecteurs, il les intéressera et (c’est le grand point en toutes choses) il les amusera. Il sera lu même des femmes qui ne prennent pas toujours plaisir aux scènes de la vie militaire. C’est qu’il a, avec l’accent et la saveur de la vérité, tout l’attrait et le sel du roman.

Et, à dire vrai, quel roman plus étonnant et plus passionnant que l’histoire ?

Jules CLARETIE.

12 février 1879.

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