Zig-zags en Bulgarie
CHAPITRE XII
Alexandrie. — Équipage de correspondant. — Rencontre avec l’empereur. — Te Deum en plein air. — Le passage du Danube. — Simnitza. — Famine sur la rive droite. — Abondance sur la rive gauche. — Le cantinier Moujik. — Le colonel Wellesley. — Hussard et Bey. — Sistowa vue par la fenêtre.
Le 29 juin, à dix heures du matin, je tombai à Alexandrie où, m’avait-on assuré, l’empereur de Russie avait établi son quartier général. Alexandrie est une bourgade d’un millier de feux à peu près et située à mi-chemin presque égal entre Giurgewo et Turnu-Maguerelé, les deux ports principaux du bas Danube roumain. La situation de cette localité, dont les vieilles maisons sont entourées d’un cercle d’opulente verdure, semble créée exprès pour y établir le centre des opérations dont le fleuve devait être l’objet. Des troupes nombreuses, nous le savions du reste, avaient été dirigées de ce côté depuis quelques jours, mais nous ne trouvâmes plus que des traces de leur campement : des monceaux de bois calciné, quelques piquets de tente et des débris de l’ordinaire du régiment. Mais des troupes, nulle part ! La ville était tranquille et placide ; les artisans travaillaient, selon l’usage, sur le pas des portes ; des boutiquiers se croisaient les bras. Le tzar avait traversé Alexandrie sans y faire de station. Il s’agissait de retrouver la bonne piste. Si nous atteignions le jour même le campement impérial, nous serions peut-être à même d’assister au passage du Danube ! Le temps de chercher une voiture, et nous repartons. Mais où trouver un véhicule, puisque tout doit avoir été réquisitionné pour la suite du prince ?
L’embarras serait bien grand sans le secours inespéré d’un confrère américain qui, grâce à ses moyens, voyage en grand seigneur dans sa propre voiture ou plutôt son chariot, qui mérite une petite description. Qu’on se représente comme forme un de ces haquets couverts dont les maraîchers se servent pour le transport des fruits et légumes à la halle. Mais la ressemblance s’arrête à la forme, fort heureusement. La capote ovale est en excellent cuir à l’épreuve des pluies. La caisse est suspendue de façon à défier les cahots les plus cabriolants. L’intérieur de la voiture se fractionne en trois parties. La banquette pour le cocher et le domestique, le siége du maître et d’un invité calculé de façon que les deux voyageurs peuvent faire la route couchés sur des tapis et des coussins ; le troisième compartiment est réservé aux menus paquets et provisions de bouche. Les gros bagages, ainsi que les piquets de la tente que tout correspondant aisé traîne avec lui, sont solidement attachés à l’arrière du fourgon ; enfin, sous le plancher, couvert de bonnes moquettes, se dissimule une cave-garde-manger contenant des vins, des liqueurs et des conserves. Cet abîme béant est la ressource des jours maigres, quand on est condamné à passer par des villages affamés et épuisés. J’ai connu un correspondant anglais qui avait accumulé dans la précieuse soute des boîtes de foie gras, des pots de confitures et des bouteilles de champagne en assez grande quantité pour suffire à la consommation d’une famille bourgeoise pendant six semaines. Ce véhicule, élégamment construit et mollement capitonné du haut en bas, mesure environ trois mètres de long sur deux de large. Il est traîné par quatre chevaux maigres, secs, nerveux et qui, stimulés par le fouet, filent comme s’ils possédaient des ailes. Un cheval de selle, tout harnaché, est en outre attaché par une corde à l’arrière du fourgon. Cette monture risque d’être enlevée par quelque tzigane assez agile pour couper rapidement la corde. Aussi le maître de l’équipage regarde souvent d’un air inquiet par la petite glace percée dans le dos de la capote.
Ah ! le bon sommeil que l’on goûte sur le moelleux lit improvisé dans l’intérieur du fourgon après les souffrances de la nuit précédente, nuit des plus blanches passée dans cet horrible instrument de torture qui s’appelle pompeusement la diligence, sans doute pour avoir le droit d’exiger un ducat par patient ! Tout à coup la voiture s’arrête. Sommes-nous arrivés dans ce désiré village heureux et encore inconnu où nous devons trouver du nouveau ! le nouveau que nous cherchons, le nouveau que réclame de nous le public, qui commence à accuser la guerre d’Orient du plus grand des crimes, — au point de vue du journalisme, — du crime d’ennui et de monotonie. La piste était-elle bonne ? avons-nous trouvé l’empereur et sa suite ? Pas encore ; les chevaux se sont arrêtés pour souffler un peu et pour boire. La voiture a stoppé au bord d’une citerne dont le grand bras de bois forme un immense arc-boutant auquel pend une corde de 10 à 12 mètres de long. On attache à cette corde un seau de bois, qu’à la force du poignet on fait descendre jusqu’au fond du puits. Le seau une fois plein, remonte par le même procédé primitif. L’eau est jaune, saumâtre, souvent boueuse, mais cela n’empêche pas les conducteurs, une fois que les bêtes sont repues, de se jeter à leur tour sur le liquide et d’en lamper largement. Comment s’en trouvent-ils ? On prétend qu’ils ont bon estomac ; il le faut bien.
Quand tout le monde se fut rafraîchi, nous repartîmes. Je jetai un coup-d’œil sur le paysage ; c’était une plaine d’une platitude fatigante. On ne perdait rien en dormant. Une nouvelle commotion imprimée au fourgon par l’arrêt subit des quatre chevaux lancés à fond de train me réveilla bientôt. Cette fois, nous étions près d’un village. A une centaine de mètres, des maisons reluisaient au soleil : un bourdonnement vague et joyeux nous remplit les oreilles, assez bruyant pour permettre de croire que le village renfermait en ce moment les habitants d’une ville entière. Pour mieux reposer, nous avions fermé les portières de cuir qui pendaient, retenues par une embrasse de chaque côté du siége du cocher. Celui-ci nous parut faire sa partie dans un colloque très-vif. Après avoir écarté les draperies de cuir, nous nous aperçûmes que la voiture était entourée par des tcherkesses de la garde particulière du tzar (le convoi). L’un de ces soldats, à l’air très-farouche, et malgré la chaleur accablante enfoui jusqu’aux talons dans sa longue redingote de drap d’une lourde étoffe, avait pris les chevaux par la bride, tandis qu’un autre, la tête couverte d’un immense bonnet à poil, se disposait à cravacher de son fouet à manche très-court et à nœuds très-épais le cocher qui poussait des cris perçants et agitait ses bras comme des ailes de moulin. Nous étions à l’entrée du campement de la garde particulière. Alexandre II et sa suite n’étaient certes pas loin. L’ardeur avec laquelle les tcherkesses voulaient défendre à notre cocher de pénétrer plus avant confirmait cette supposition.
Mon confrère qui parlait un peu le russe se mêla au débat et, en guise de talisman, il exhiba la fameuse carte-photographie. Mais le charme n’opéra pas, car le tcherkesse ne cessait de brandir son fouet d’un air de plus en plus menaçant. Un correspondant anglais n’est pas homme à échouer près du port. Z. insistait et Dieu sait quelle tournure peu récréative aurait pris l’incident si un officier parlant le français n’était intervenu. Il nous apprit la grande nouvelle — qui nous remplit de dépit : le matin même dès l’aube une division russe avait traversé le Danube, non pas à Turnu-Maguerelé, mais à une dizaine de kilomètres de là, à Simnitza. Tout avait admirablement marché. Sistow, une des principales villes du littoral danubien était entre les mains des Russes. L’ennemi s’était enfui après une résistance insignifiante. L’empereur, en apprenant ces heureuses nouvelles, avait donné l’ordre de célébrer un Te Deum à l’endroit même où il se trouvait au moment où le bienheureux courrier du grand-duc Nicolas venait de l’atteindre.
Avec une promptitude bien agréable au Dieu des batailles, on avait dressé un autel improvisé — une planche couverte d’un surplis posée, je crois, sur deux tonneaux, et un pope à longue barbe soyeuse, la chevelure aussi blonde et aussi opulente que celle de ses confrères de Saint-Isaac, officiait très-dignement au centre d’un bataillon carré composé d’officiers de la garde impériale, tous en très-grande tenue. Un régiment était massé sur deux lignes se faisant face et derrière la haie des fourgons et des voitures de la cour quelques paysans avec leurs enfants, pieds nus, accourus du village le plus voisin, regardaient avec curiosité. L’empereur n’avait plus rien de cette mauvaise humeur qui obscurcissait son front chargé de soucis, quand je le vis à Saint-Pétersbourg ; il n’avait rien non plus de forcé et de contraint comme à Bukarest quand il défilait triomphalement mais défiant à travers les rues de la capitale roumaine… Ici il rayonnait, il était rajeuni de vingt ans ! Je le vis priant avec ferveur, puis la messe finie, se tourner vers un des grands-ducs qui était là et l’embrasser affectueusement. Puis il se mit à parcourir les rangs, l’air se remplit des notes de la musique militaire soufflant avec rage le chant national russe mêlé à des hourrahs dignes d’une armée de stentors. Le Tzar, en proie à une agitation joyeuse, serrait toutes les mains tendues vers lui et parlait à tous. Il aperçut aussi le groupe formé par des journalistes et loin de se formaliser de leur présence, il leur demanda pour quels journaux ils écrivaient. — N’est-ce pas, fit-il, que c’est beau ! Quelle brave armée, il faut le dire à toute l’Europe.
Rendons aux Russes cette justice que la journée était héroïque et très-honorable pour eux. Elle fut honteuse pour les Turcs et enleva au vieux Serdar Abdul Kerim tout le prestige dont ce général ventru qu’on avait pris pour un grand capitaine, avait su bénéficier pendant la campagne de Serbie. Grâce à son manque de vigilance et à l’incroyable apathie qui déroutait même les Russes, Abdul-Kerim laissa le passage du Danube s’effectuer sans qu’il en coûtât plus de six cents hommes aux Russes, tandis qu’eux-mêmes s’attendaient à sacrifier dix, quinze et peut-être même vingt mille hommes pour gagner l’autre rive. En somme, peut-être Abdul raisonnait-il en philanthrope croyant que les moscows passeraient « la grande eau » quand même parce que c’était écrit ; en vertu du Kismet, voulait-il verser le moins de sang possible. Le fait est qu’il était bien tranquille à Schumla, occupé à digérer un bon repas, la gourmandise était un des péchés mignons du serdar, pendant que l’avant-garde du général Dragomirow pénétrait en Bulgarie.
C’est en face de Simnitza que ce passage venait de s’effectuer. Cette petite ville roumaine dont personne ne soupçonnait l’existence il y a deux ans et qui venait d’acquérir une célébrité historique est à proximité du Danube. Un canal de la largeur d’une petite rivière baigne le bas des maisons, mais pour arriver au fleuve, il faut traverser des terrains vagues, sablonneux, de quatre à cinq kilomètres. Pendant les grandes inondations ce terrain est à peu près totalement submergé et Simnitza peut se vanter d’être réellement aux bords du grand fleuve.
La ville elle-même n’a aucun caractère particulier, elle occupe une assez grande étendue par suite de l’espace qui sépare chacune de ses maisons assez proprement bâties, dont quelques-unes sont des constructions de luxe ; il y a encore un semblant de château entouré d’un parc véritable, planté d’ormes magnifiques appartenant à la famille du richissime banquier gréco-viennois, M. le baron de Sina. La vue est magnifique, on aperçoit mollement couchée sur le versant d’une verdoyante colline la première étape de la conquête, Sistowa la ville prise, toute chaude encore de la lutte. Les blanches maisons aux toits rougis commencent à grimper pour ainsi dire au sortir du fleuve, elles montent ensuite en surplombant les unes au-dessus des autres à travers des fentes des escarpements tantôt clouées aux flancs des rochers faisant saillie sur de véritables précipices ou groupées par dizaine çà et là comme des grosses taches de pierre couvertes de mousse, tout cela entouré de jardins, de massifs d’arbres et de verdure. Nous aurons le temps d’examiner tout cela en détail, puisque l’état-major nous promet une autorisation spéciale pour le lendemain, et cette perspective nous réjouit d’autant plus que ce n’est pas la curiosité seule qui sera satisfaite. On nous a ouvert l’horizon sur des jouissances invraisemblables pour l’estomac. Il paraît, des officiers russes revenus de l’autre côté le racontent du moins, qu’une ou deux auberges turques sont parfaitement garnies, tandis qu’à Simnitza on manque totalement de tout. Dans le café du Cercle dont le balcon serait un admirable belvédère, si l’on voulait suivre les péripéties d’une lutte dans ces parages, on s’arrache les dernières canettes d’une bière de provenance archi-douteuse et des confitures d’arrière-réserve, couvertes d’une épaisse couche de poussière, sont délayées dans une eau saumâtre. De victuailles, pas la moindre trace. Il existe bien en face de ce café une gargote à l’usage des rouliers du pays, mais comme il faut passer par la cuisine pour gagner la salle commune, l’écœurant spectacle qui s’offre à nous : les rogatons de viande, les têtes de moutons, les détritus de toute espèce nageant au milieu d’une sauce crasseuse et la vue du cuisinier, une sorte d’ogre à demi vêtu, à la crinière touffue, plongeant ses pattes sales jusqu’aux aisselles dans la marmite, impose silence à la faim la plus canine. Et pourtant il y a des Russes qui consomment de cette cuisine en forte quantité, car l’ogre-cuisinier ne cesse pas de tailler les portions. On me signale une ressource suprême… un cantinier qui vient de déballer avec toute espèce de denrées et de liquides. O joie ! la nouvelle n’est pas fausse ! Voici l’homme ! carrure et face de vrai moujik, assis sur une tonne vide et entouré de ballots. Mais hélas, trois fois hélas ! il a la consigne de ne vendre qu’aux officiers, consigne sévère et qu’il n’a nullement envie de transgresser d’autant plus que les officiers paient bien.
Après bien des supplications — la faim rend lâche — le moujik donna la solution suivante que nous traduisit un confrère russe. — « Il m’est interdit de vous vendre, dit ce drôle, mais je ne puis pas vous empêcher de voler une bouteille et un jambon, tandis que j’aurai le dos tourné, seulement si vous êtes d’honnêtes garçons, vous me mettrez la somme équivalente là (il désigna une banquette de bois), je croirai que les roubles me sont tombés du ciel et ne me plaindrai pas. » C’est ainsi que nous fîmes. Je pêchai avec la dextérité d’un véritable pickpocket une fiole de porto qui sommeillait au fond d’une caisse éventrée, mon compagnon russe subtilisa tout aussi délicatement une tranche très-respectable de charcuterie. La somme jugée équivalente fut déposée sur la tablette de bois. Le moujik qui pendant l’opération semblait très-occupé de la surveillance de son samovar se retourna et comptant d’un seul coup d’œil les pièces de monnaie : « Heu, heu, fit-il, le ciel aurait bien pu y ajouter un pourboire. »
C’est de la sorte que nous soupâmes dans la mémorable soirée du passage du Danube. Pour le coucher ce fut autre chose. J’avais retenu à l’hôtel (?) du Cercle, une sorte de soupente située au premier et unique étage. Certes il y avait lieu d’être aussi fier de la conquête de ce campement que de la prise de Sistowa. Il avait fallu enlever le gîte de haute lutte contre une nuée de prétendants des plus différentes espèces. Mais enfin la clef était dans notre poche et nous nous acheminions vers le logis avec la satisfaction d’un homme ayant grand besoin de repos, assuré de le trouver sous une forme plus ou moins confortable. En traversant l’immense cour de l’hôtellerie, je marchais dans l’obscurité sur une foule de dormeurs étendus sur la paille entre les voitures, chariots et fiacres. Les chevaux attachés quatre par quatre au timon du véhicule qu’ils devaient traîner broutaient en silence. Une symphonie de ronflements se dégageait de la double rangée de petites chambres qui couraient le long d’une galerie de bois. Tout le monde était fatigué, une seule pièce avait de la lumière. Comme la porte était entrebâillée, je reconnus, penché sur une table et écrivant, le correspondant d’un journal anglais. Assis sur le lit, en bras de chemise, vêtu d’un pantalon d’uniforme anglais, collant, à bande rouge, sur la tête la petite rondelle de drap que les officiers de Sa gracieuse Majesté britannique campent si crânement sur leur oreille, le compagnon de mon confrère M. F. réalisait au maximum le type distingué, gracieux, un peu efféminé de l’aristocrate anglais. Les traits fins et dégagés, les contours du cou dessinés comme chez une femme, les yeux langoureux, la bouche ombragée d’une petite moustache soyeuse et blonde comme la fine chevelure, gardant comme malgré elle un pli dédaigneux, les mains et les pieds tout à fait de race : tel était l’attaché militaire anglais, le propre petit-neveu du grand Wellington, M. le colonel Wellesley.
M. le colonel délégué par l’état-major anglais, pour suivre les opérations, avait mal débuté à la cour militaire du Grand-Duc. Les officiers de l’entourage de Son Altesse ne dissimulaient pas le moins du monde leur aversion pour les Anglais, qu’ils considéraient comme les alliés moraux et financiers de la Turquie. Le grand-duc, lui-même, ne se gênait pas pour cacher ses sentiments, et la froideur de son attitude en présence du colonel Wellesley tranchait très-vivement avec l’accueil aimable que trouvaient auprès de lui les délégués des autres puissances et en particulier M. le colonel Gaillard. Un jour il y eut même une algarade un peu vive. On accusa formellement le colonel Wellesley de fournir des renseignements aux Turcs. Le général en chef lui refusa l’autorisation de se rendre au Danube. Il y eut une interpellation au parlement anglais à propos de cet affront. Mais cette fois l’indignation fut modérée. L’empereur Alexandre instruit de l’incident arrangea les choses et cela lui fut d’autant plus facile que le colonel Wellesley supportait avec la plus grande patience les inintelligentes provocations dont il était l’objet ; à la longue, je m’empresse de l’ajouter, l’amabilité personnelle du jeune officier finit par lasser la méchante humeur des Russes. Ceux-là qui l’avaient attaqué le plus passionnément devinrent ses amis. Mais pour le moment le colonel était quelque peu en contrebande à Simnitza et en acceptant l’hospitalité de son compatriote le journaliste, il se cachait presque.
Je souhaitai le bonsoir à ces messieurs et me dirigeai vers mon grenier. Sur l’escalier je tirai la précieuse clef de mon réduit de ma poche… peine inutile, la porte avait été défoncée, et sur le lit qui m’était réservé s’étalait, triomphalement couché, un magnifique officier de hussards. Dans un coin, par terre, dormait dans le plus simple appareil, reconnaissable seulement à son fez qu’il avait gardé, un bey fait prisonnier le matin et qui devait, ainsi que je l’appris plus tard, repartir le lendemain pour Bukarest avec son collègue russe. Ce dernier avait réquisitionné et occupé militairement mon refuge.
Cependant, en homme sachant vivre, le hussard ne voulut pas tout à fait me mettre à la porte. Il me désigna d’un geste éloquent un lit de sangle dressé dans un coin… Trois dormeurs dans un cabinet où un seul habitant serait à peine à son aise ! Et par une chaude nuit de juin !
De très-mauvaise humeur je sortis de la chambre tâtonnant à l’aventure, décidé au reste à attendre le lever de l’aurore à la belle étoile, quand je me heurtai contre une marche, puis contre une seconde, puis une troisième. Au-dessus de la petite élévation je découvre une porte qui, dans mes premières investigations, m’avait complétement échappé. Il suffit d’une poussée, — et me voici dans une salle octogone, de grande dimension, éclairée par six fenêtres, — dont les vitres à demi cassées donnent toutes sur le rayonnant panorama de Sistow. Et pour comble de joie personne dans cet Éden ! En un bond je regagne la petite pièce où ronflent sur nouveaux frais le Russe et son prisonnier, d’une main nerveuse j’empoigne le lit de sangle et je le traîne avec un bruit de ferraille, capable de réveiller toute la maison, jusqu’à l’entrée de la pièce. Me voici installé largement, royalement en face de cette colline verdoyante et je m’endors avec le bourdonnement du finale du 3me acte du Prophète dans les oreilles. Seulement au lieu des figurants de M. Halanzier déguisés en anabaptistes, ce sont des soldats russes qui entonnent le célèbre chœur
Munster aujourd’hui c’est Sistowa !
Le lendemain je m’éveille aux premiers rayons du soleil. O prodige ! ma solitude s’est peuplée. Deux voyageurs dorment roulés dans des couvertures. La pièce est encombrée de ballots, de caisses, de sacs de toute espèce. Il règne dans l’air un parfum pénétrant d’éther et de collodium. Un troisième quidam vêtu du costume populaire russe déballe plusieurs caisses, le samovar chante dans une embrasure. Cet emménagement a eu lieu pendant que je dormais. Comme dans les féeries je puis m’écrier : Où suis-je ? Tout bonnement chez un photographe, dont les innombrables caisses contiennent les appareils de différente grandeur. C’est le praticien lui-même, un particulier à museau de fouine orné de larges moustaches et agrémenté de lunettes qui a la bonté de m’édifier sur ce point ainsi que sur son arrivée au beau milieu de la nuit, sur les recherches vaines d’abord, puis la découverte de ma retraite par le domestique et l’installation en vertu du droit du dernier occupant. « Vous dormiez si bien, ajouta-t-il, que si ce n’avait été la nuit, je vous aurais photographié séance tenante. » Je laissai là le photographe ambulant et son associé et je rejoignis la petite caravane qui s’organisait pour aller à Sistowa.