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Zig-zags en Bulgarie

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CHAPITRE XVI

A Nicopolis. — Une ville ravagée par la guerre. — Les Roumains à Nicopolis. — Le général Stolipine. — Le gargotier par patriotisme. — Un orage dans la montagne. — Rencontre d’un peintre. — La nuit dans un harem. — Une séance de conseil de guerre. — Acte d’insubordination. — Condamnation à mort d’un Turc. — A Turnu-Maguerelé. — Don Carlos en Orient. — Les mésaventures de deux chaloupes canonnières.

Nicopolis ressemble passablement à Sistowa dont le séparent environ cinquante kilomètres. La ville, presque aussi grande que Sistowa, s’étage sur une colline ; le bas est baigné par le Danube tandis que la citadelle passablement délabrée, se dresse à pic comme si elle voulait menacer le ciel, à l’égal des cent mille croisés qui se vantaient ici même de pouvoir soutenir la calotte des cieux avec leurs lances si elle devait s’écrouler sur eux ; cette fanfaronnade ne les empêcha pas d’être taillés en pièces et jetés dans le fleuve par Bajazet. Les maisons sont plus grandes, plus européennes, plus cossues qu’à Sistowa, mais tandis que cette première échelle du Danube ne montrait que très-peu de traces de la guerre, Nicopolis en présentait l’horrible image. Avant de mettre pied à terre, dans la barque sur laquelle nous traversâmes le Danube, une âcre odeur de roussi nous saisit violemment à la gorge. Elle se dégageait d’un amas informe de décombres au-dessus desquels s’élevait un léger nuage de fumée : les ruines du bas quartier que les bombes et les obus avaient nivelé au ras du sol. Pendant plus de huit jours, Nicopolis avait été canonné sans relâche avec une violence inouïe ; puis la bataille qui précéda la capitulation avait fait pleuvoir sur la ville une grêle d’obus ; nous en avions le résultat devant les yeux. Plus de cent cinquante maisons avaient été littéralement réduites en cendre. Les pans de murs béants enserraient les ruines, le pétrole dont on s’était servi sans doute contre le quartier turc après l’assaut de la ville, avait laissé des traces noirâtres sur les parois, le feu avait gagné de proche en proche les grands magasins de blés et de grains destinés à l’approvisionnement de la garnison. Il y eut pour quelques centaines de mille francs de blé brûlé, et l’odeur du froment grillé puis mouillé par l’eau répandue sur les ruines était particulièrement pénétrante et particulièrement désagréable. Du reste, toute cette partie inférieure de la ville était déserte ; c’est à peine si dans l’une des ruelles un Turc à turban montrait un faciès de mauvaise humeur. Toute la population musulmane s’était réfugiée au dehors dans des gorges de montagne.

La situation militaire de Nicopolis avait été assez singulière. Après la deuxième défaite de Plewna, le grand-duc Nicolas craignant une diversion d’Osman Pacha sur cette ville et sachant que la garnison était très-faible, avait envoyé directement l’ordre au général roumain qui commandait les troupes de la principauté entre Corabia et Turnu-Maguerelé de passer le fleuve et de prêter main forte au besoin aux quelques bataillons russes campés dans la citadelle. Cette dépêche du généralissime tranchait ainsi une question qui, depuis le début de la campagne avait donné lieu à des débats très-longs et très-épineux. Il s’agissait de savoir si les troupes roumaines garderaient une position purement défensive, ou si elles prendraient une part active à la lutte. Les chefs du gouvernement en Roumanie, les principaux députés étaient pour la deuxième alternative, les Russes, dédaigneux de leurs alliés et ne croyant jamais avoir besoin de leur concours, invoquaient des raisons diplomatiques pour le décliner. La déroute de Plewna mit fin à l’incertitude, les Roumains tant dédaignés tout d’abord devenaient nécessaires.

On les appela.

Mais le général Mano, homme très-entier et qui en voulait aux alliés de leurs mépris pour les capacités militaires de ses compatriotes, ne perdit pas l’occasion de faire valoir ce concours qu’on sollicitait à présent. Il répondit qu’il n’avait d’ordres à recevoir que de son souverain, et resta tranquillement à Turnu-Maguerelé, inspectant les troupes pendant le jour, et se délectant la nuit aux parties de whist organisées par son état-major.

Le grand-duc Nicolas cependant avait fait de ce refus toute une affaire. A Bukarest on se fâcha un peu pour la forme contre M. Mano ; on le remplaça par un brillant officier qu’on avait sous la main, le colonel Angelesco, et celui-ci passa le Danube avec une brigade roumaine. Seulement, les ministres du prince Charles avaient su habilement tirer parti de la situation créée dans l’intervalle par le refus de M. Mano pour obtenir de leurs alliés de bonnes conditions en échange du concours actif. Les Russes qui voyaient déjà Osman Pacha planter son drapeau sur les ruines de Nicopolis acquiescèrent à tout — avec la réserve mentale de tenir le moins possible. Néanmoins, on n’avait pu obtenir que la ville occupée par une garnison roumaine reçût aussi un commandant de même nationalité. Le général Stolipine était resté dans la citadelle ; il habitait le Konak du commandant turc, et de là, donnait les ordres à un colonel moldave d’envergure énorme qui commandait la brigade composée de cabaratsch, cavaliers de la milice, de Dorobantz, réservistes bien reconnaissables à leurs bonnets de loutre surmontés d’une plume de dindon.

Le général Stolipine est un des plus fiers originaux que l’armée russe assez riche en produits de ce genre puisse se vanter de posséder. Soldat jusqu’au bout des ongles, cet officier supérieur a débuté dans les cosaques de l’artillerie. Le Caucase fut son école ; puis quand la guerre de Crimée éclata, l’empereur lui conféra le commandement du régiment dans lequel il avait débuté. La réputation des Cosaques au point de vue de la témérité dans le combat et de la virtuosité dans le chapardage n’est plus à établir. Elle était égalée autrefois par le renom de nos zouaves.

Parmi les cosaques légendaires, les mieux partagés au point de vue de la faveur des racontars populaires ce sont les artilleurs. Le régiment de Stolipine fit merveille. Les batteries soutinrent le principal choc des assaillants lors du premier assaut contre Sébastopol.

« J’eus le chagrin, nous dit le général en passant les doigts dans ses longues moustaches, moi qui adore la France et qui me vante d’être un Parisien, de vaincre des Français. » A la suite de cette journée la croix de Saint-Georges fut conférée à Stolipine, et au début du nouveau règne il fut d’autant plus en faveur qu’il se donnait une certaine teinte de libéralisme.

Cela ne l’empêcha pas d’ailleurs d’accepter le poste d’aide de camp du farouche Mourawief à Wilna et à Varsovie. Il le remplit en conscience, comme il convenait sous un tel chef, et il revint général.

De retour à Saint-Pétersbourg, il se montra de nouveau sous la face d’un libéral, se mêla quelque peu aux agitations panslavistes, avec moins de bruit cependant que les Fajedeff et les Tchernaieff. Pourtant, il en commit assez pour encourir, pendant quelques années, une quasi-disgrâce.

Il s’en consolait en écrivant des articles de journaux et en confectionnant des statuettes et des dessus de pendules. Il avait même pris brevet pour un modèle tout comme un fabricant de bronze du Marais.

Quand la guerre éclata, il obtint, non sans peine, un commandement, mais qui parut d’abord fort peu important, celui des batteries construites autour de Turnu en face de Nicopolis. Il les établit très-proprement, et quand elles commencèrent à jouer, la précision du tir réduisit en cendres toute la partie basse de la ville turque.

Quand Krudener eut pris Nicopolis à revers, forçant la garnison à capituler, Stolipine passa le Danube et fut investi du commandement de la forteresse.

Il s’installa dans la citadelle au milieu des décombres, des détritus, de centaines de milliers de cartouches épars sur le sol, des canons encloués et des cadavres qu’il fallut enterrer en toute hâte dans les jardins des environs.

Il mit des factionnaires sous la vieille arcade datant du temps des Romains, et qui se trouvait à mi-côte de la petite route taillée à pic dans le roc qui conduisait de la ville turque à la forteresse. Son premier acte de gouvernement fut d’encourager les habitants turcs à revenir dans leurs foyers, — il leur promit des distributions de vivres, puis il se dépêcha de faire élever sur le plateau une batterie capable de foudroyer tout ce qui restait de la ville basse à la moindre tentative d’émeute.

Pour utiliser les bras des musulmans et, comme il le disait, « pour empêcher les pensées malignes de pousser », Stolipine les employait aux travaux de déblaiement et d’assainissement qui devenaient très-nécessaires depuis que les chaleurs avaient de nouveau succédé aux pluies. Tous les matins, les Turcs partaient à la corvée, escortés d’un détachement de Dorobantz, et le soir, avant de les faire rentrer au campement, Stolipine leur adressait un petit speech qu’un ancien maître d’école et patriote bulgare était chargé de leur traduire.

Ce particulier, un bonhomme de soixante-dix ans, mais qui en paraissait à peine soixante, tenait au début de la guerre un pensionnat de demoiselles à Turnu-Maguerelé. Il y recevait, ce sont les propres termes qu’il répétait sans cesse, des élèves appartenant à la « plus haute société » du pays, et, à l’en croire, il n’y avait pas dans tout le pays roumain de maison d’éducation capable de lutter avec la sienne. Mais voici qu’à l’approche de la guerre, les familles de la « haute aristocratie » enlevèrent leurs blanches tourterelles, et le colombier pédagogique se trouva vide. Mis en disponibilité, le chef d’institution se souvint que dans sa jeunesse il avait été patriote bulgare, qu’il avait pris part à différentes émeutes et conspirations, qu’on avait manqué de le pendre et qu’il s’était réfugié sur le sol roumain presque en martyr. Il alla porter ses doléances sur le tort que lui faisait la guerre et une esquisse biographique, retraçant sa carrière, au général Stolipine. Celui-ci se laissa toucher et il confia au chef d’institution les fonctions de drogman et de secrétaire. Wandi, à ses propres yeux, se prenait pour un homme d’État, certain d’être invoqué comme une lumière de la Bulgarie future ; le brave vieillard ne se possédait plus d’orgueil, quand Stolipine, qu’il révérait à l’égal d’un Dieu, l’amena avec lui de l’autre côté du Danube. Seulement une déception lui était réservée. Il se voyait déjà appelé à gouverner des compatriotes, et pour cela avait fait provision des gestes les plus pompeux et de périodes oratoires des plus ronflantes. Il était donc en train d’expliquer au général Stolipine ses vues sur la meilleure manière de régenter ces Bulgares, quand le commandant qui repassait, tout en caressant, comme toujours en pareil cas, ses longues moustaches poivre et sel, l’interrompit :

« Dites-moi, monsieur Jean (il appelait volontiers son drogman par ce petit nom), il me semble que madame votre épouse fait bien la cuisine… Je me souviens d’un petit dîner que je fis chez vous, c’était parfait ! parfait ! » L’homme d’État bulgare in partibus s’arrêta au milieu de sa démonstration, à la fois surpris et cependant flatté de ce compliment.

« Eh bien, voilà ce dont il s’agit, dit le général ; nous avons en face du Konak une jolie maison de campagne turque avec un beau jardin. Je l’ai remarquée aujourd’hui en me promenant ; cela ferait un délicieux café-restaurant. Mes officiers se plaignent d’être empoisonnés et écorchés par les vivandiers. Nous allons remédier à cela, monsieur Jean ; vous nous ferez venir madame votre épouse avec sa batterie de cuisine, vous l’installerez dans la maisonnette et vous donnerez à manger deux fois par jour à messieurs les officiers, proprement et dans les prix doux. Du reste, je me charge de fixer le tarif et de rédiger le menu ! »

Le malheureux Bulgare ne savait plus où donner de la tête. Quelle douche d’eau glacée sur ses ambitieuses visées ! « Mais, Excellence, balbutia-t-il… je ne puis pas me mettre gargotier, moi, un patriote de vieille roche, un chef d’institution auquel les familles de la plus haute aristocratie ont confié leurs enfants. »

Moitié sérieusement, moitié en plaisantant, le général fit valoir que la meilleure façon pour son drogman, d’affirmer son patriotisme, serait de nourrir convenablement et à bon marché les officiers de l’armée libératrice. Puis, pour concilier complétement le drogman avec cette nouvelle profession, il promit de fixer le tarif à un prix rémunérateur et de prendre à sa charge tous les frais d’établissement. Enfin, il laissa entendre qu’on ne vérifierait pas l’authenticité des crus marqués en gros chiffres sur la carte. Le Bulgare se laissa convaincre et c’est ainsi qu’une sorte de club restaurant fut improvisé sous les auspices directs du général commandant, qui ne manquait pas d’y faire de longues collations, permettant au patriote bulgare, qui servait maintenant la serviette sous le bras, de continuer ses dissertations profondément philosophiques sur l’avenir du pays en particulier et sur la question d’Orient en général. De temps à autre, il fallait interrompre la dissertation pour s’informer de la côtelette du capitaine Fedorow ou de l’omelette du lieutenant Ivan, qui ne pouvait supporter les œufs trop cuits. Chaque jour le général Stolipine contribuait par quelque accessoire à l’embellissement du réfectoire qu’il avait ménagé à ses officiers. Le harem de Hassan-Pacha fut mis fortement à contribution (je parle, bien entendu, du mobilier : tapis, tentures, glaces, lampes, etc.). Le jardin commençait déjà à prendre un faux air de café-concert mauresque en plein air. Le soir, le colonel roumain et le général russe s’asseyaient, l’un en face de l’autre, autour de la grande table de bois brut que maître Jean avait fait dresser dans son jardin, sous une tente de toile tendue d’un arbre à l’autre.

Le colonel était un colosse, son buste trapu menaçait d’éclater comme une bombe dans la veste à brandebourgs ; les épaules auraient pu soulever un monde comme celles d’Atlas ; les poings étaient capables d’assommer sur place plusieurs taureaux ; la figure grasse, pourvue d’une mâchoire très-puissante s’efforçait pourtant de revêtir une expression de bonhomie, comme cela arrive souvent chez les gens d’une grande force musculaire. A plusieurs reprises M. M… en avait donné la preuve, et son dernier tour d’Hercule avait fait quelque bruit dans le monde politique.

Le colonel appartient au parti conservateur, et avait, comme tel, servi le cabinet réactionnaire renversé par les élections de 1875, et mis en accusation par le parti radical. Une commission d’enquête parlementaire fut chargée des recherches relatives à ce procès, quatre ou cinq de ses membres se présentèrent dans la villa du colonel. Il les mit à la porte, et se laissa traduire devant le tribunal de Jany qui l’acquitta. Peut-être les juges redoutaient-ils ses coups de poing.

Stolipine, lui, est aussi grand de taille que son partner était large d’encolure, et dépasse bien de deux pieds et de plusieurs pouces la belle moyenne ; la tête est assez fine, osseuse et bien encadrée par une paire d’immenses moustaches très-fournies autour des joues, et se terminant en pointe. Avec cela un air de candeur voulu, une voix dolente s’efforçant de dire, avec une indifférence absolue, les plus grandes énormités… « Je ne suis pas habitué à faire des compliments, colonel, commençait Stolipine en accentuant ses paroles du geste, mais je dois convenir que votre artillerie est excellente, je dis excellente. »

Le colonel s’inclinait : « J’ai vu une scène vraiment touchante aujourd’hui, mon général… nos marins apprenant la manœuvre des rames à nos dorobantz ! Comme nos gens y mettaient de la bonne volonté ! Quelle patience ! Quel dévouement ! ils sont des anges ! » Cela continuait ainsi pendant tout le repas. Puis en rentrant au petit konak, le général grommelait entre ses dents : « Quels crétins, ces Roumains ! » et je ne suis pas bien sûr que le colonel, en revenant à la ferme où il s’était installé ne répétât plusieurs fois : Quelles brutes, ces Russes !

Le soir de la déroute de Plewna le général Stolipine eut une inspiration qui le peint bien. Des fuyards s’étant montrés à Nicopolis, on commençait à se raconter dans la population musulmane monts et merveilles de la victoire de leurs compatriotes sur les moscows.

Grâce aux régime quasi-paternel établi par le général et à l’attrait des distributions de nourriture et de primes, tout le prolétariat turc de Nicopolis était revenu. C’était une population de 5 à 6,000 individus qu’on soupçonnait vaguement de s’être ménagé des dépôts d’armes. Une émeute n’avait rien d’improbable et la garnison russe, très-faible, se serait trouvée embarrassée devant des forces populaires supérieures et stimulées par le fanatisme.

Que fit Stolipine ? Il ordonna de mettre au cachot les fuyards comme répandant des nouvelles complétement fausses et organisa, pour le soir, dans le jardin du restaurant improvisé, un concert donné par la musique d’un régiment d’artillerie, accompagné d’un punch monstre offert à tous les officiers de la garnison.

En écoutant les joyeuses fanfares qui épuisaient le répertoire de Strauss et de Lecocq mêlées au cliquetis des verres et aux hourrahs qui accueillaient les toasts, les musulmans ne pouvaient admettre que leurs maîtres se conduiraient ainsi le soir d’une défaite.

Au contraire, on crut à une grande victoire dans la ville turque et on se tint coi. Quand la vérité fut connue, les Roumains étaient venus renforcer leurs alliés et la supériorité numérique n’était plus du côté de la population musulmane.

Si les relations entre militaires roumains et russes n’étaient jamais cordiales, comme on a pu souvent le constater, elles devaient être particulièrement délicates dans une place forte où la troupe était roumaine et le commandement russe. Au fond le général Stolipine, comme tous ses compatriotes, avait en très-médiocre estime les qualités militaires des Roumains.

Il ne se doutait pas plus que les autres hauts dignitaires de l’armée du tzar des preuves de vaillance et d’énergie que les soldats de la principauté allaient sceller quelques semaines plus tard de leur sang. Il penchait même à blâmer les égards qu’on avait eus pour la principauté, pour son gouvernement et pour ses lois.

« Il aurait fallu entrer tout bonnement chez eux, dit-il, sans demander la permission à personne. Comme cela nous aurions eu tout par voie de réquisition, au lieu d’être forcés de payer très-cher chaque brin de fourrage qu’absorbe un cheval de cosaque. » Il ne dédaignait pas non plus, quand il prenait son thé au konak, enveloppé dans une belle robe de chambre à ramages, de se divertir aux dépens de tel ou tel officier de la garnison.

Mais au moins, il savait strictement garder le décorum et, dans les rapports officiels avec le commandant roumain, il apportait une politesse des plus raffinées, trop affectée même, aux yeux d’un observateur, pour être sincère. Rendons au colonel M…, le commandant de place, la justice que ses sentiments à l’égard des Russes étaient de la même nature que chez son supérieur.

Pourtant, comme il se piquait de diplomatie, il n’était pas en reste de civilités parfois puériles et honnêtes avec le général. Au fond, les Roumains étaient très-mécontents de se sentir sous la férule d’un Russe alors qu’à Bukarest on croyait Nicopolis tout à fait au pouvoir de l’armée nationale. Mais pour la forme c’était, entre le général et le colonel, un échange de compliments, de salamalecs et de douceurs internationales du plus réjouissant effet, une scène de haute comédie toujours renouvelée, lorsque, entourés de leurs officiers, le général russe et le colonel roumain se trouvaient autour de la table commune.

Un incident surtout marqua bien la position réciproque des singuliers alliés. Peu de jours après la déroute de Plewna on avait tiré sur une patrouille de dorobantz roumains. Le coupable, un Turc du nom de Mohamed, avait été trouvé derrière les décombres d’une maison en ruines. Le colonel roumain eût voulu, selon les droits de la guerre, le faire fusiller immédiatement.

Mais les juges auditeurs russes s’opposèrent à l’exécution de la sentence et demandèrent que l’on fît le procès selon toutes les règles au malencontreux musulman. Ils exhibèrent des textes de loi, des paragraphes de règlement, tant et si bien que le général Stolipine consentit à faire juger le délinquant comme s’il s’agissait d’une tentative d’assassinat commise en temps de paix.

Sans doute, si Mohamed avait tiré sur une patrouille russe, on n’aurait pas fait tant de cérémonies, et les juges du tribunal militaire n’auraient pas discuté, en vidant des brocs, toutes les questions de jurisprudence soulevées par le cas de ce Mohamed. « Cela m’ennuierait beaucoup, disait le général, de faire fusiller ce pauvre diable maintenant. Je suis pour les exécutions immédiates, mais je n’aime pas les sentences rendues et exécutées à froid. »

Pourtant, malgré ces incidents, Stolipine sut éviter les frottements trop brusques entre ses officiers et les Roumains. Dans les cercles élevés de l’état-major on le dédaignait un peu, le traitant en fantasque.

Est-ce malgré cela ou peut-être à cause de cela qu’on lui a confié le commandement de la Roumélie orientale ? En tout cas, si les commissaires européens qui ont déjà eu maille à partir avec le gouverneur russe aiment les discussions pittoresques et paradoxales, ils seront servis à souhait.

Après une journée fort bien remplie, puisqu’elle avait été consacrée à visiter le champ de bataille, à grimper sur les rochers inaccessibles, d’où Hassan s’était fait déloger, — on ne comprend pas comment, — je voulus prendre congé du général. Il me fit d’abord une dissertation bien sentie sur la politique de la France, sur ses rapports avec la Russie, puis, avant de m’en aller : « Tenez, fit-il, je vais vous donner un souvenir… » Je me demandais in petto si l’ère des tabatières était rouverte dans la sainte Russie, tandis que le général cherchait au fond d’un bahut. Il revint au bout de quelques instants avec un instrument en métal, en forme de triangle et divisé par ses rayures. « Ceci, dit-il majestueusement, a appartenu à Hassan-Pacha, c’est avec ça qu’il réglait le tir de ses pièces. Je vous le donne. »

Je mis cette précieuse relique dans mon sac et piquai des deux. Mais avant d’avoir atteint le bas de la ville, je fus surpris par un violent orage, dont les signes précurseurs s’étaient montrés pendant toute l’après-midi. Les éléments se déchaînèrent avec une fureur sans pareille ; le fracas de trois batailles aurait à peine égalé le bruit des coups de tonnerre se succédant avec une rapidité inouïe ; des éclairs monstres déchiraient les nuages gris sombres, comme s’ils avaient voulu de nouveau consumer les ruines, les débris que j’avais sous les yeux. Les cimes des montagnes miroitaient par instants comme si elles émergeaient d’un brasier !

La pluie tombait drue, serrée, d’abord par flots, ensuite par torrents, puis comme une véritable trombe chassée par le vent. L’étroit sentier que je suivais pour gagner le bas de la ville, était changé en rivière et c’était par un vrai miracle et par l’effet d’un tour de force digne d’un premier sujet de cirque, que Kiki ne s’était pas encore abattu.

Il ne pouvait être question de passer le fleuve avec un temps pareil. Le Danube n’eût fait qu’une bouchée de notre barque. Il fallut donc laisser passer l’ouragan, réfugié sous la tente plus ou moins imperméable d’un chef de poste. Je trouvai là un compagnon d’infortune, trempé jusqu’aux os, M. T., un peintre valaque, ayant quitté son atelier qu’il venait d’installer à Paris dans le quartier de Clichy, afin de prendre sur le vif des croquis de batailles.

M. T. avait une peur atroce de la fluxion de poitrine et, à force de négociations parlementaires, il obtint d’un des officiers du linge de rechange et il opéra la métamorphose séance tenante.

La pluie cessa enfin, et je proposai à M. T. d’implorer pour la nuit l’hospitalité du général. Elle ne nous fut pas refusée, au contraire ; le commandant ayant appris qu’il accueillait un peintre traita M. T. de cher confrère et, tout en prenant d’excellent thé, le meilleur préservatif contre les fluxions, nous discutâmes sur l’art et la peinture, comme dans une brasserie de la nouvelle Athènes.

Le général appartient, autant que je puis en juger, à l’école réaliste, c’est du moins dans cet ordre d’idées qu’il façonne ses statuettes et dessus de pendules. T. ne le contraria pas trop, et il plut tant à son interlocuteur, que celui-ci lui offrit en toute propriété et comme un cadeau fait en vertu de son pouvoir discrétionnaire une maison avec jardin, qu’il pourrait choisir à Nicopolis, pour y installer son atelier.

La conversation se prolongea ainsi jusque bien avant dans la nuit, et nous causions dans la chambre où l’ancien commandant turc Hassan-Pacha réunissait ses officiers en rapport.

« Voyons, messieurs, où vais-je vous loger ? » dit le général, après avoir tiré sa montre enrichie de pierreries, qui marquait déjà beaucoup plus de minuit. — « Eh ! pardieu, il y a la salle de bains du harem ! Les divans y restent encore, on vous prêtera quelques manteaux et vous y dormirez à merveille. » C’est ainsi que T. et moi nous couchâmes dans la pièce où mesdames Hassan (il y en avait quatre, paraît-il) se livraient à leurs ablutions. Le bassin, au milieu, était vide, bien entendu ; les divans, le long des murs, presque neufs ; comme ornements, il n’y avait guère que deux glaces imitation de Venise, dans des cadres de rocaille. Au fond, une fenêtre à ogive, aux carreaux multicolores, d’un verre grossier, ouvrant la vue sur la campagne. L’orage avait tout à fait cessé, l’air était embaumé et le ciel, redevenu pur, scintillait d’étoiles. L’œil embrassait librement le panorama de la ville encadrée de rochers, du Danube roulant des flots encore légèrement agités, et, de l’autre côté, la vaste plaine valaque, avec les bâtisses diverses de Turnu-Maguerelé, émergeant au milieu des jardins et mêlés d’églises, dont les coupoles de zinc, brillaient sur le fond noir. Au-dessus des montagnes, un couple d’aigles évoluait en traçant des cercles magiques avec leurs larges ailes.

Je fermai la fenêtre et allais m’étendre sur le divan, quand une jolie chatte angora aux yeux brillants surgit dans un coin. C’était, paraît-il, une des bêtes favorites de mesdames Hassan qui, à défaut d’autre société, recherchaient l’intimité des félins, comme leurs sœurs des harems en général.

« Fathma », c’est ainsi que je baptisai l’angora, se pelotonna sagement dans un coin comme une personne qui a ses habitudes et n’aime pas y déroger. Elle me prit en amitié et me suivit plusieurs jours.

Le jugement du turc Mohamed devait avoir lieu le lendemain et, puisque l’intempérie de la saison m’avait retenu à Nicopolis, je voulus profiter de l’occasion pour voir fonctionner un tribunal militaire russe, en temps de guerre. La cour martiale siégeait dans la salle d’école du village, une grande pièce carrée, traversée par des poutres qui soutenaient assez mal la maison et dont le plancher avait un peu souffert, vu qu’on s’était servi pendant plusieurs jours comme écurie de cet établissement primaire ; la cour siégeait au fond de la salle ; on y avait disposé à l’intention des juges militaires (la justice est rendue par une catégorie toute spéciale d’officiers jurisconsultes ayant fait des études de droit et passé des examens comme les magistrats civils) une grande table de bois blanc avec une demi-douzaine de chaises et d’escabeaux de paille. Une dizaine de bancs, sur lesquels les enfants de Nicopolis usent leurs premières culottes en épelant les vers du Coran, étaient réservés au « public ». Celui-ci se composait exclusivement d’officiers et de soldats russes et roumains : j’étais le seul civil.

La Cour entra en séance à neuf heures du matin ; elle se composait du président, de quatre assesseurs, du greffier et du procureur impérial. Tous ces messieurs portaient un uniforme vert sombre, la tunique à deux rangs de boutons, le collet rayé de deux galons d’or. Dès que l’audience fut ouverte, le pope assis au premier banc parmi quelques officiers déroula ses longs cheveux blonds qu’il portait noués et roulés en nattes, revêtit un surplis, étendit sur la table devant la cour un tapis richement brodé, sur lequel il posa d’abord un crucifix, puis une bible de grand format, dont un bibliophile eût fait son régal. Le prêtre baisa d’abord le crucifix, puis la bible, s’agenouilla et revint à sa place. Tous les témoins doivent prêter serment sur le livre saint, après avoir embrassé le crucifix, en répétant la formule que leur lit le pope.

Avant de s’occuper de Mohamed la cour jugea un sous-officier de cavalerie, joli garçon aux traits intelligents et énergiques. D’après nos idées en matière de discipline son affaire était fâcheuse et le cas quelque peu pendable en temps de guerre. Il y avait eu insubordination envers un supérieur. Le sous-officier étant gris était entré dans une cantine où se trouvaient des officiers ; comme il se comportait d’une manière bruyante un de ses chefs lui enjoignit de se taire ou de sortir. L’accusé ne fit ni l’un ni l’autre, il dit des injures assez fortement caractérisées aux officiers et finalement il fallut appeler la garde. L’avocat de l’accusé — un officier russe — fit valoir avec beaucoup d’éloquence la bravoure et l’excellente conduite antérieure de son client ; il raconta en termes pathétiques comment celui-ci s’était battu à la première bataille de Plewna, et n’avait dû son salut qu’à un miracle.

Les juges se laissèrent toucher par ce beau récit et le sous-officier en fut quitte pour quelques jours de prison.

On introduisit enfin Mohamed ; le pauvre hère avait une très-piteuse mine et ses haillons très-pittoresques mais atrocement déchirés sur toutes les coutures, cadraient parfaitement avec l’expression qu’il avait su donner à sa physionomie. Il avait les pieds nus et ses mains portaient encore des traces de cordes aux poignets. Pourtant la tête était belle et ne manquait pas d’une certaine finesse de race ; ses yeux brillaient comme deux charbons et une barbe très-noire et très-fournie entourait le visage d’une pâleur presque aristocratique.

Mohamed sentait bien que son salut, s’il était possible de l’espérer, était dans l’humilité ; aussi il tâchait de prendre un air doux, une apparence moutonnière à faire croire qu’il était incapable d’assommer une des innombrables mouches qui tachetaient les loques de sa casaque et qui voltigeaient autour de sa tête. Disons en passant qu’une de nos plus grandes souffrances c’étaient précisément ces légions de mouches qui se réunissaient par milliers pour harceler hommes et bêtes. On vivait au milieu d’un perpétuel bourdonnement ; il fallait garer sa figure au moyen de voiles de gaze ; et bien veiller à table pour que les plats ne reçussent pas l’addition d’une douzaine ou deux de dégoûtants insectes.

La procédure fut suivie avec la plus grande régularité comme s’il s’agissait d’un crime de droit commun évoqué devant une cour d’assises ordinaire.

Le président militaire, un homme plus froid et plus calme que beaucoup de magistrats, posait les questions en russe ; il fallut appeler un interprète, gros garçon à carrure de boucher qui traduisait les demandes et les réponses du turc en russe et du russe en turc. Quand les témoins, des soldats roumains ayant fait partie de la patrouille furent appelés à déposer, la tâche du drogman se compliqua encore davantage. Il fallut traduire d’abord les paroles du président en roumain, puis communiquer les réponses en turc à l’accusé pour refaire cette promenade polyglotte en sens inverse. Le procès prit toute la matinée ; un jeune lieutenant roumain presque imberbe, désireux de prouver qu’il savait le russe sur le bout des doigts, prononça une plaidoirie attendrissante avec des larmes dans la voix et des gestes qui montraient qu’il avait pris maître Lachaud pour modèle. Son discours fut gravement écouté par les juges, qui gravement aussi condamnèrent Mohamed à mort. Comme je ne suis plus revenu à Nicopolis, j’ignore si la sentence fut exécutée.

A Turnu-Maguerelé, une petite ville de province d’une tranquillité idéale, relativement propre et jouissant d’une fort belle promenade, se trouvait nombreuse société. M. Bratiano y était accouru pour surveiller le service des vivres et des transports. Installé à la préfecture il contrôlait tous les détails avec la plus grande sollicitude, sans cesser pour cela de diriger la politique de la principauté. Le colonel Gaillard, l’attaché français au quartier général russe, venait d’arriver du camp du tzar pour inspecter les troupes roumaines et signaler à titre officieux au prince les réformes qui pourraient être rapidement introduites avant de conduire les soldats au feu.

Je retrouvais aussi sous l’uniforme, la croix de la Légion d’honneur si vaillamment gagnée pendant la terrible campagne de l’Est sur la poitrine, notre ancienne connaissance le colonel Pilat, gendre de M. Rosetti. Il remplissait alors les fonctions de sous-chef d’état-major du prince Charles et il venait pour faire les honneurs du camp au colonel Gaillard. Enfin un hôte d’un genre différent était ce cavalier mince, élancé, dont le type méridional, la barbe d’ébène et le costume moitié militaire moitié de fantaisie m’avaient déjà frappé au moment de passer le Danube. Ce cavalier n’était autre que Don Carlos ; expulsé de Paris par ses amis les ministres de l’ordre moral, auprès desquels M. Canovas del Castillo avait fait agir les grands arguments sans réplique, le représentant de la légitimité espagnole était venu chercher des distractions en Orient. Il avait d’abord éprouvé une déception.

L’empereur de Russie lui avait refusé tout grade dans son armée malgré de pressantes sollicitations ; Don Carlos s’était alors rabattu sur le prince de Roumanie avec qui l’unissent des liens de parenté ; mais Carol n’osait pas accorder à son parent ce que le tzar lui-même avait cru devoir refuser. Il y aurait eu trop d’opposition dans le ministère et dans la presse. Finalement Don Carlos et son aide de camp, ce même général Boët mêlé depuis à la fâcheuse aventure du vol de la Toison d’or, obtinrent l’autorisation de circuler dans les positions russes et roumaines comme de simples amateurs.

Don Carlos est un joyeux compagnon, et des gens qui ne se trouvaient pas dans les diligences détroussées au nom du droit divin, ou dans les villages saccagés en vertu du même principe, vantent beaucoup son amabilité. Il se fit promptement des amis parmi les officiers de l’état-major roumain, et on le fêta quelque peu. Ces sentiments, il est vrai, n’étaient pas partagés par les représentants du journalisme républicain français que je retrouvais à Turnu. Il y eut même certain soir échanges de propos aigres, accompagnés de regards peu bienveillants, entre deux tables du Gradina, où jouait l’inévitable bande de tziganes. A l’une de ces tables se trouvaient M. L…, de l’Illustration et M. S…, de la République française, et à l’autre, le prétendant et son aide de camp. Grâce à la prudence des Espagnols, on en resta aux préliminaires, et le « roi » battit en retraite et rentra dans son logement, où il fut rejoint par des officiers qui lui offrirent un punch avec beaucoup d’accessoires, à l’abri des regards indiscrets et des commentaires malins.

Quand Nicopolis tomba aux mains des Russes, on constata également parmi le butin la présence de deux chaloupes canonnières, qui avaient été maintenues à l’ancre devant la ville, par la crainte salutaire des batteries, dressées sur le rivage, qui avaient mis l’un de ces bâtiments à peu près hors de service. Cependant avant de livrer ces trophées à l’ennemi, les Turcs avaient détruit les machines, en dévissant certaines pièces essentielles, de sorte que les Russes furent dans l’impossibilité de se servir immédiatement des bateaux. Il s’agissait de les réparer aussi promptement que possible. Le capitaine de frégate russe chargé du commandement des deux canonnières apprit qu’il y avait à Bukarest un ancien contre-maître de la compagnie des chantiers maritimes de Toulon, où Abdul-Azis, quand il fut pris de la rage d’avoir une flotte cuirassée, avait fait construire la plupart de ces bâtiments. Immédiatement, on télégraphia à M. S… de se rendre à Turnu-Maguerelé pour examiner les bateaux, et donner son avis sur la réparation.

L’ex-contre-maître accourut en poste, et reconnut les bateaux pour y avoir travaillé, alors qu’il était employé dans les chantiers de la compagnie toulonnaise.

Il y avait même été chargé à cette époque d’accompagner les canonnières jusqu’à Constantinople, et de les livrer contre paiement en espèces. Voilà comment on se retrouve dans la vie.

S… se chargea de la prompte réparation des bateaux, mais il demanda un délai de trois semaines pour les livrer en bon état à la marine russe, parce qu’il fallait commander à Toulon les pièces essentielles, les bielles des machines à vapeur. S… était tellement sûr de ses actes qu’il consentit à stipuler un assez fort dédit pour chaque jour de retard, les trois semaines une fois écoulées. Le terme fatal approchait, l’administration des chantiers avait avisé S… du départ de ses bielles, et tous les jours il courait à la gare de Bukarest pour savoir si les précieux colis n’étaient pas arrivés. On se décida à envoyer à Toulon un officier de marine russe ; mais celui-ci fit le détour, passa par Paris et jugea à propos de tomber malade à Nice.

S…, qui voyait toujours grossir la somme du dédit stipulé, se mit lui-même en route ; il fit d’une traite le trajet de Bukarest à Toulon. Cent dix heures d’express ! Il constata que les bielles avaient été régulièrement emballées et expédiées. Après avoir à peine respiré, S… remonta en wagon et suivit à la piste de Toulon à Lyon, de Lyon à Strasbourg, de Strasbourg à Vienne les fantastiques colis, interrogeant les chefs de gare, fouillant les consignes et poussant ses investigations jusque dans les derniers recoins des postes de douane. Enfin, après avoir fait quinze cents lieues en dix jours, S… finit par découvrir ses bielles à Orsova, sur la frontière de l’Autriche et de la Roumanie, à une dizaine d’heures de Bukarest.

Par une faute de l’expéditeur on avait dirigé les colis par la Hongrie au lieu de la Galicie. Les employés maggyars, chauds amis des Turcs et ennemis ardents des Russes, faisaient la chasse à la contrebande de guerre. Sans doute les bielles leur avaient été signalées ; les caisses furent ouvertes et la marchandise saisie. Tous les efforts, toutes les réclamations de S… restèrent sans résultat ; la capture fut jugée bonne prise. Il en était pour sa course folle à travers l’Europe et pour son dédit qui prenait énormément de ventre, tandis que les canonnières, parfaitement radoubées, coquettement peintes, joliment pavoisées aux couleurs russes, mais incapables de se mouvoir, se balançaient paresseuses et inutiles sur les flots grisâtres du Danube.

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