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Zig-zags en Bulgarie

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ZIG-ZAGS EN BULGARIE

CHAPITRE PREMIER

En route pour la guerre. — Quarante-huit heures de Prusse à la vapeur. — Gendarmes, douaniers et tschi russes. — Merci pour nos frères. — Les écumeurs de wagons. — Conversation avec un Balte. — Les étudiants de Dorpat. — Le tsar Alexandre et la sorcière.

J’étais parti de Paris le 22 avril 1877 par le train-poste du soir, ligne du Nord. Le lendemain je fus réveillé pour la troisième fois (les deux autres interruptions de sommeil étaient au compte des douanes belge et allemande) par le bruit assourdissant d’une nuée de gamins qui psalmodiaient sur un rythme traînant et lugubre — Zei-tung-heu-te — Zei-tung-heu-te. Ces deux notes jetées par une demi-douzaine de jeunes stentors, signifiaient que la Gazette de Cologne du jour venait d’être mise en vente. Le journal était tout frais, tout humide encore des baisers de la presse, car le convoi venait de s’arrêter dans la ville même où la volumineuse Gazette s’imprime ; au milieu de cette énorme bâtisse vitrée, la gare de Cologne où le croisement ininterrompu des trains convergeant dans tous les sens le jour et la nuit, provoque un brouhaha perpétuel dont les éclats se perdent dans l’immensité du Hall. Je donnai les 25 pfennigs à l’un des petits braillards, et certes, la Gazette valait cette somme ce jour-là. Elle contenait le discours au Reichstag de M. de Moltke sur la concentration des troupes françaises le long de la frontière — discours célèbre pendant huit jours (où êtes-vous, neiges d’antan !) et un télégramme annonçant officiellement la rupture des rapports diplomatiques entre la Russie et la Turquie, ainsi que l’entrée des Russes sur le territoire roumain. L’avouerai-je ? cette nouvelle me soulagea beaucoup. Jusqu’au dernier moment, d’incorrigibles sceptiques m’avaient inoculé des doutes sur la réalité des préparatifs militaires et avaient même doucement raillé le reporter qui en serait pour son voyage. Maintenant les sceptiques étaient confondus. Le tsar avait bien réellement fermé le temple de Janus, et non-seulement je ne risquai point d’avoir entrepris un voyage inutile, il fallait encore me hâter pour arriver à temps. Mes étapes furent doublées et, après une courte halte à Berlin, je me trouvais quarante-huit heures plus tard aux frontières de l’empire du tsar.

Le temps, tiède à Paris, et même assez doux encore dans la capitale de la Prusse, s’était considérablement rafraîchi ; la verdure avait disparu et les épaisses fourrures dans lesquelles s’emmitouflaient mes compagnons de voyage, contrastant avec mon costume quasi-printanier, indiquaient assez que nous nous rapprochions du Nord, à grands tours de roue. A Eydtkuhnen, on passe la frontière ; la première station russe s’appelle Wyrballow. Vue de loin, la ville, ou plutôt le bourg, n’a pas grand air, mais la gare est positivement monumentale. Le quai est semé de gendarmes, tous grands gaillards larges d’épaules, enfouis dans une vaste capote grise qui leur descend au-dessous des talons et portant suspendue à un ceinturon blanc de buffle, une colichemarde dont la poignée est tournée en dedans. Ces vigilants guerriers sont coiffés d’un casque à pointe en cuir bouilli de modèle prussien, mais plus grand et avec un paratonnerre plus pointu. Je ne sais quel vague frisson fait naître la démarche pesante et l’aspect farouche de ces gendarmes ! C’est comme une évocation de la Sibérie, de la troisième section avec ses mystères, ses lettres de cachet et ses lettres décachetées ; toute une nuée de légendes de police vient assaillir le cerveau du voyageur impressionnable. S’il est vrai que le croyant, à l’instant suprême de la mort, fait un retour sur lui-même pour s’interroger sur ses péchés, il est encore plus vrai que le voyageur scrute les coins et les recoins de sa conscience pour être bien sûr qu’une main ne s’appesantira pas sur son épaule, et qu’au lieu de rouler librement à ses plaisirs ou à ses affaires, il ne sera pas dirigé sous bonne escorte sur la Sibérie. Le fait est que tout le monde est prisonnier pendant quelques minutes ; on ne peut descendre du train avant que les gendarmes aient passé l’inspection des wagons. Chaque voyageur est tenu de remettre son passeport ; il reçoit en échange une petite fiche, après quoi il est libre de se promener dans l’intérieur de la gare. Mais il ne peut ni revenir en arrière, s’il en avait envie, ni continuer sa route. Après la gendarmerie, la douane s’empare de l’imprudent qui a mis le pied dans les États du tsar. La salle de torture est immense, c’est un véritable entrepôt ! Des barrières de bois courent tout autour : au centre un grand pupitre « pour écrire debout », c’est le quartier général du chef des vérificateurs. Autour de lui s’empressent les employés qui viennent soumettre à sa sagacité les différents colis, paquets et simples objets dont l’introduction est frappée d’impôt.

Je ne puis m’empêcher de remarquer la bonne mine, l’élégance de costume et d’allures de messieurs les douaniers. Nos gabelous paraissent de bien pauvres hères auprès de leurs collègues du Nord. La solde doit être bien plus forte, — à moins qu’elle ne soit augmentée indirectement par les petits arrangements à l’amiable entre serviteurs des gabelles et voyageurs nés malins. Du reste, les gens tenant à la forme doivent être satisfaits ; il serait impossible de procéder avec plus de méthode et avec plus de politesse au farfouillement consciencieux des valises. A l’occasion, ces messieurs savent même allier à la politesse une certaine dose de facétie : Parmi les voyageurs, je les appellerais plus volontiers les patients, se trouvait aussi une jeune actrice allemande, qui allait rejoindre à Saint-Pétersbourg la troupe recrutée pour la saison d’été. Elle avait une immense caisse, dans laquelle, à la rigueur, sa petite personne eût trouvé à se caser très-convenablement, avec quelques accessoires en sus. Un employé d’un rang supérieur, très-grand, très-bel homme et très-barbu s’approcha : « Qu’avez-vous dans votre caisse, mademoiselle ? » demanda-t-il en français avec un accent un peu traînant. « Rien que des robes et des vêtements de théâtre » fut la réponse. « Oh ! répliqua l’employé, toutes ces dames disent cela et voudraient ainsi nous priver du plaisir de contempler leurs belles toilettes, ce n’est pas aimable de leur part. » Il fit un signe, et deux emballeurs munis de pinces et de marteaux éventrèrent la caisse. Des flots de vêtements, de chiffons, de dentelles, d’étoffes, de linge, parurent. — « Oh ! superbe, cette robe ! — Quel gracieux déshabillé ! — Le ravissant domino ! Que contient donc ce paquet si soigneusement ficelé ? Un bijou de chapeau, un véritable bijou ; comme cela doit bien vous aller ! » Et tout en complimentant ainsi sa victime, le bourreau bouleversait tout : chemises, habits, costumes, articles de toilette, etc. Il ne fit pas grâce d’un mouchoir et les larmes vinrent aux yeux de la pauvrette, en s’apercevant du tohu-bohu qu’avait causé la curiosité du galant vérificateur. Quand tout fut fini, celui-ci s’inclina d’un air narquois, mais toujours poli. « Vous aviez raison, mademoiselle, fit-il en indiquant du doigt l’amas informe des objets jetés pêle-mêle, vous aviez raison, il n’y avait rien à déclarer ! » O galanterie administrative !

Je m’en tirai à bien meilleur compte. Il est vrai que tout mon bagage se composait d’une petite valise peu susceptible de contenir des costumes de théâtre. Un peu distrait en voyage (l’homme n’est pas parfait) j’avais égaré la clef et je m’attendais certainement à voir ouvrir le coffre manu militari. Il n’en fut rien, l’homme barbu haussa les épaules et ma serrure fut sauvée. On ne songea pas même à me confisquer, selon les règlements, quelques livres formant ma lecture de voyage. Tout imprimé trouvé sur un voyageur doit être envoyé directement à la douane de Saint-Pétersbourg où l’intéressé peut recouvrer sa propriété après une demi-douzaine de demandes et moyennant quelques roubles. Pourtant ces formalités de douane auxquelles on assujettit les passagers arrivant par le chemin de fer, sont douces auprès des vexations que subissent sur les autres points de la frontière, les habitants des provinces limitrophes qui font retentir les bureaux des préfectures et des ministères de leurs plaintes et de leurs doléances aussi justifiées que vaines. Mais passons. La visite enfin terminée, on se rend dans la salle du restaurant, très-élégamment meublée et dont le buffet est admirablement pourvu. Sauf l’architecture de ce réfectoire, tout est plein de couleur locale. Voici dans un coin, au-dessus de la chaise curule où trône la dame du comptoir, l’image byzantine toute enluminée et peinturlurée de la Vierge, qu’éclaire à la fois l’éclat du cadre en cuivre poli et le reflet d’une veilleuse perpétuellement allumée. Cet hommage à la divinité se retrouve partout au pays slave, dans les palais et dans les chaumières, chez le négociant comme chez l’artiste, dans les couvents, dans les casernes — même dans ces lieux où l’image de Dieu peut tout au plus symboliser le pardon à Madeleine. — Le vacillement de cette veilleuse éclaire chaque action du Russe : travail, amusement, le crime et la vertu. Deux hommes, vêtus du costume national à l’air très-doux, humble même, circulent au milieu des tables. L’un porte une sébile en fer blanc, ornée de la croix blanche de Genève, entourée de quelques lignes en caractères slaves. Il l’agite en la mettant sous le nez de chaque convive sans dire un mot, mais avec une mine tellement suppliante qu’il faudrait vraiment être de bois et de fer pour ne pas laisser tomber une piécette.

Le compagnon de l’homme à la sébile hoche doucement la tête, met la main sur son cœur, et dit d’une voix dolente : « Merci pour nos frères ! » Ces quêtes sévissent depuis trois ans ; les fonds, ainsi réunis, étaient destinés d’abord aux insurgés de l’Herzégovine et de la Bosnie, ensuite est venu le tour des Serbes, des Monténégrins, puis enfin, de la Société des ambulances russes. L’organisation de ces collectes était due aux comités slaves, à ces gouvernements occultes désavoués et même traqués un peu pro forma par le gouvernement officiel jusqu’au jour où leur politique a prévalu.

Outre la veilleuse de la Vierge et la sébile nous remarquons un gigantesque samovar, la bouilloire à thé toujours fumante, toujours chantante et remplie. Tout autour du coquet ustensile attendent, rangés en bataille, une centaine de verres « à eau » pouvant contenir chacun environ un quart de litre. Une cuillère d’argent est plantée dans le verre, et sur la soucoupe repose un rond de citron et un seul morceau de sucre. Le véritable Russe considérerait comme une hérésie de prendre le breuvage national dans une tasse ; la tradition du pays veut également qu’au lieu de sucrer le thé en y jetant le sucre on en mette un morceau entre ses dents, et qu’on l’y tienne pendant l’absorption consécutive de trois ou quatre verres. Pourtant, ce procédé économique commence à être un peu abandonné par les gentlemen. Le thé russe est excellent, à la condition de mettre une dose triple ou quadruple d’essence de celle qui forme la proportion habituelle dans le verre. Excellente réfection aussi que le potage aux herbes aromatiques légèrement vinaigré, dans lequel nage un morceau de bouilli. Le tschi arrosé d’un bordeaux authentique fait oublier bien des fatigues ; on se réconcilie même, autant que faire se peut, avec les gendarmes, les douaniers et les quêteurs.

La cloche sonne ; des conducteurs vêtus d’une blouse de soie bleue ou rose retenue autour de la taille par une large ceinture de cuir, d’un pantalon de velours très-bouffant et s’arrêtant à la cuisse, et chaussés de hautes bottes très-reluisantes, ouvrent les portes vitrées. Chacun s’élance sur le quai où le train de Saint-Pétersbourg vient d’être formé. On cherche à se caser de son mieux ; comme j’y suis accoutumé, j’installe d’abord mes menus bagages dans le filet et je me promène sur le quai jusqu’au départ du convoi. « Quelle imprudence vous avez commise, me dit quand j’eus pris place dans le compartiment un compagnon de voyage, d’abandonner vos effets ainsi ! » — Mais en France, en Allemagne, en Italie, répondis-je, je n’ai jamais fait autrement. « Dans ces pays c’est possible, mais en Russie il faut avoir plus que cela l’œil sur ses affaires, ou on risque fort de ne plus les retrouver. Il existe toute une association de filous fort bien organisée, fortement disciplinée, très-répandue, et qui ne « travaille » que dans les stations. Les affiliés voyagent dans tous les sens, ils sont à l’aguet des voyageurs trop naïfs ou trop confiants, et quand leur voisin de coupé a disparu un instant pour tel ou tel motif en oubliant sa valise ou sa sacoche, crac ! le gentleman en question s’en empare, et il ne reste plus à la dupe qu’à crier au voleur. — Et cela arrive-t-il souvent ? — Tous les jours. Ainsi, il y a huit jours à peine, sur cette même ligne, un voyageur d’une des plus grandes maisons de Saint-Pétersbourg a été soulagé de cette façon de sa sacoche qui contenait une douzaine de mille roubles. Aussi, les voyageurs prudents et avisés ne quittent jamais le coupé sans emporter leurs effets ou sans avoir chargé le conducteur, moyennant une petite rémunération, de veiller au grain ». Je remerciai mon obligeant compagnon de son avis et je me promis d’en faire mon profit. Le convoi s’était mis en marche, et nous commencions à rouler dans cet immense désert, tout en forêts et marécages, qui s’étend de la frontière d’Allemagne jusqu’aux portes de Saint-Pétersbourg, désert coupé, il est vrai, de villes et de bourgs, mais dont rien dans cette saison, encore hivernale là-haut, ne saurait rendre la désolation et la tristesse. La terre aride, morne, couverte de frimas, les maigres pins se dressant tout nus, dépouillés de tout ornement, les étangs, les flaques d’eau gelées, et, sur le parcours du chemin de fer, l’aspect misérable des cabanes des aiguilleurs, devant lesquelles se roule dans la boue une bande de marmots à peine vêtus, tout cela vous donne le frisson et vous dispose à la mélancolie. Fort heureusement, on trouve à se distraire dans l’intérieur du wagon. Outre mon obligeant voisin, qui a bien voulu me faire la leçon au sujet des écumeurs de wagons, la société se compose de la jeune actrice allemande qui n’a pu encore se consoler du révolutionnement de sa caisse, et d’un fonctionnaire supérieur du chemin de fer qui va passer un congé dans la capitale. Le premier de ces personnages était un « Balte », c’est ainsi que s’appellent eux-mêmes les habitants des provinces allemandes de la Russie baignées par la mer de l’Est : Finlande, Courlande, Livonie, Esthland. Mon voisin réalisait assez complétement, au point de vue physique, le type vigoureux, coloré, plein de santé, fortement nourri, d’allure un peu massive, mais non dépourvu d’élégance, qu’on trouve généralement dans ces provinces.

Je savais déjà que les habitants de ces régions sont d’humeur fort sociable et très-communicatifs ; aussi n’éprouvai-je nulle surprise quand mon interlocuteur, après avoir décliné sa nationalité, se lança dans une dissertation politique, dont beaucoup de choses m’ont paru utiles à retenir. « La guerre qui vient de commencer, me dit-il, est considérée par tous les Russes comme une entreprise nationale au premier chef. Tous s’y sentent engagés, et tous sont décidés à se sacrifier pour que notre empereur sorte victorieux de la partie qui vient d’être entamée. Le Russe a une grande qualité, c’est son patriotisme, il donnerait tout pour son empereur, c’est là ce qui le sauve. Il nous fallait la guerre actuelle, nous ne pouvions pas rester éternellement sous le coup de l’humiliation de Crimée. Il était impossible de laisser à la Turquie les bénéfices d’une victoire qu’elle devait à la France aujourd’hui vaincue à son tour et d’une Angleterre qui ne compte plus sur le continent[1]. Tout le monde pressentait la lutte, et par suite tout le monde était inquiet, indécis ; les affaires souffraient, tout était arrêté, nous étions menacés de la misère, une fois la guerre finie ; la crise aura également atteint son terme, nous pourrons travailler tranquilles. Maintenant pouvons-nous espérer pour bientôt la fin de la guerre qui militairement n’est pas encore commencée ? On dit la Turquie très-forte, son armée bien pourvue, nombreuse et outillée ! Nous serons condamnés à de grands sacrifices. Qu’importe ! si cinquante, si cent mille soldats succombent avant qu’un résultat soit obtenu, l’empereur en appellera d’autres, voilà tout. Les ressources de la Russie sont infinies, et avec l’absence de contrôle parlementaire qui fait que le ministère n’a de comptes à rendre à personne, avec ce système de gouvernement qui évite les indiscrétions et trouve moyen s’il le faut de cacher la vérité, le public aura à peine connaissance des désastres s’il s’en produit et de l’étendue des pertes. On ne connaîtra que le résultat final qui sera dans un an, dans deux ans ou dans trois ans l’anéantissement de la Turquie. Nous y arriverons. » — Je ne pus m’empêcher de témoigner un peu d’étonnement de ce qu’un habitant des provinces baltiques s’exprimât sur cette question d’Orient avec tout le feu et toute la chaleur chauvine d’un russe panslaviste de Moscou.

[1] Cette conversation a eu lieu au mois d’avril 1877 avant que lord Beaconsfield eût réveillé le lion anglais.

« C’est une grave erreur, répliqua mon nouvel ami, de supposer que les Baltes soient moins bons Russes que les autres sujets de l’empereur. Au contraire, nulle part peut-être dans tout l’empire le tzar Alexandre n’a des serviteurs aussi dévoués et des admirateurs aussi sincères que chez nous. Il respecte nos priviléges, notre langue et notre autonomie. Il nous laisse le droit de régir nos églises et nos écoles, c’est tout ce que nous demandons. Nous voulons être sujets de Sa Majesté Alexandre, mais nous nous fâchons quand on nous appelle simplement des Russes. Nous sommes de mœurs, de langue et de caractère, Allemands, mais prêts à concourir avec ardeur et enthousiasme à tout ce qui peut servir à accroître la grandeur de la Russie et rehausser la gloire de l’empereur. Nous ne songeons pas du tout à nous rallier politiquement à l’Allemagne de M. de Bismarck, surtout autant que nous aurons pour maître un souverain, protecteur de nos anciens priviléges… » La conversation continua sur ce ton. M. X*** m’apprit qu’il était médecin à Riga, et, comme tous ses compatriotes voués à cette profession, il avait étudié à l’université de Dorpat. Les jeunes Baltes qui se forment à cette pépinière, tous pleins de fougue, d’entrain mènent au milieu de leurs études l’existence tapageuse et largement humectée des Bursche allemands. Les duels sont à l’ordre du jour, et leur issue est souvent fatale. L’adversaire survivant va terminer ses études pendant deux ou trois ans dans une forteresse jusqu’à ce que ses parents ou ses protecteurs obtiennent sa grâce. Ces duels sont tellement entrés dans les mœurs de Dorpat que les professeurs et les familles ne font rien pour les empêcher.

Au contraire, on cite comme typique le cas suivant arrivé il y a quelques années :

Deux étudiants, parfaitement liés jusque-là, un peu gris tous les deux, se prennent de querelle. Dans le feu de la discussion, l’un applique un soufflet à son adversaire. Le père du souffleté, ayant appris l’outrage, écrivit à son fils : « Sachez que je vous défends de mettre les pieds chez moi tant que vous n’aurez pas tiré vengeance de l’injure faite à notre nom. » L’étudiant se battit en effet, tua son adversaire ou fut tué, je ne me rappelle plus, car ce n’est pas toujours le droit qui triomphe dans ces jugements de Dieu.

Vers le soir, on arriva près de Wilna. A l’une des stations intermédiaires, mon autre compagnon, l’employé supérieur du chemin de fer, raconta une anecdote dont il prétendait avoir été témoin en 1867 lorsque l’empereur actuel se rendit à Paris à l’Exposition universelle. Le convoi de la Cour s’était arrêté à cette station pour permettre à la machine de faire de l’eau. L’empereur était descendu un instant et recevait les hommages du maire et du conseil municipal de la commune qui étaient accourus pour saluer leur souverain. Soudain, un bruit confus se fit entendre de l’autre côté de la cloison qui séparait le bâtiment de la gare de la campagne. L’empereur leva la tête et aperçut une femme portant le costume des bohémiennes, se débattant avec énergie au milieu des gendarmes et des employés de chemin de fer qui voulaient l’empêcher d’approcher du groupe formé par l’empereur et les conseillers municipaux. Le tsar donna l’ordre de lui amener la tzigane. « Que me voulais-tu ? dit-il. — Je voulais vous dire la bonne aventure. » L’empereur sourit et, se prêtant à la fantaisie de la femme, lui tendit sa main. Elle se prit à étudier les « lignes » avec le plus grand soin. « Sire, dit-elle, ne faites jamais la guerre, car vous en mourrez ! » Ces paroles firent une vive impression sur le tsar, il retira brusquement sa main et s’avança d’un pas rapide vers le wagon-salon où il s’enferma tout rêveur…

A Byalstock, autre réminiscence, celle-là se rapportant à l’insurrection de Pologne de 1863. Un télégramme venait d’annoncer à Saint-Pétersbourg l’extension que prenait le mouvement ; on forme un train spécial à Saint-Pétersbourg qui doit conduire dans la région insurgée toute une cargaison de fonctionnaires militaires et civils chargés de diriger la répression du mouvement. Le train était commandé par un ingénieur attaché à la compagnie, un belge, M. B. Au départ de Saint-Pétersbourg, tout le monde était tout feu et tout flamme ; le juge d’instruction ne parlait que de pendre en masse tous les insurgés ; le général voulait les sabrer et les commissaires extraordinaires rêvaient déjà tout haut des récompenses que leur vaudrait leur zèle. Hélas ! ce zèle se refroidissait au fur et à mesure que l’on approchait du but du voyage, car, à chaque halte du convoi, on apprenait une nouvelle extension du mouvement. Les hauts dignitaires envoyés pour comprimer l’insurrection s’éparpillèrent sur la route ; chacun se rappela une mission importante à remplir dans les villes du parcours. De cette façon, M. B. arriva tout seul à Byalstock.

Là, les insurgés régnaient en maîtres ; ils s’étaient emparés de la gare et prenaient des dispositions pour ramener le matériel roulant en arrière dans leurs lignes. M. B., sans perdre la tête, parlementa, fit valoir sa qualité d’étranger, invoqua l’intérêt des actionnaires, des droits de la Compagnie, etc., etc. Son entrain, sa bonne humeur, et surtout un prodigieux aplomb, qui, en pareille circonstance, emporte le morceau, en imposèrent aux insurgés ; ils entrèrent en pourparlers et laissèrent à l’ingénieur le temps de faire former par les hommes d’équipe qui obéissaient à lui seul un double train, d’y sauter à la dernière minute et de partir dans la direction de Wilna…

Les vingt-quatre heures qui séparent la frontière de la capitale passèrent en causeries, en sommeil et en stations autour des samovars. La journée avait été humide. Vers le crépuscule, le froid ne cessa point ; au contraire, il devint encore plus intense ; mais la brume disparut, la pluie sécha et le soleil des contrées boréales nous montra les forêts de pins baignées dans une onde dorée. Nous approchions de la ville des tsars. Après une foule de noms totalement inconnus, la voix du conducteur jeta ces vocables qui ne sont pas étrangers pour quiconque lit un peu les journaux : « Tsarkoë-Selo ! » Nous nous arrêtâmes quelques minutes dans cette résidence d’été des empereurs, la retraite de prédilection d’Alexandre II. Le château est encore assez loin de la gare ; on le remarque à peine ; une ceinture de jolies maisonnettes l’entoure ; c’est surtout au soin qu’on apporte ici, même en hiver, à l’entretien des jardins et des routes de communication que l’on s’aperçoit de la proximité d’une résidence impériale. Pour moi, l’impression laissée par Tsarkoë-Selo se résume dans un pope, robuste vieillard, bien pris et trapu, tellement emmitouflé dans une énorme pelisse qui lui recouvrait le corps entier et la figure, qu’on apercevait à peine sortant de dessous un capuchon quelques bribes de barbe blanche, un nez fortement bourgeonné, — puis rien. Cet ourson fut hissé à grand’peine dans notre wagon par un diacre complaisant ; il représentait à mes yeux in anima vili le véritable père Hiver de ces régions du Nord, l’hiver frileux de son propre froid, et grelottant le premier sous le poids de ses fourrures avec ses glaçons pendant à la barbe. Oui, c’était bien là le climat russe tel qu’il se grave dans le cerveau populaire d’après les images d’Épinal. Le compagnon du prêtre le serra dans ses bras et appliqua deux solides baisers bien retentissants, deux baisers slaves, sur les collets relevés de la pelisse qui protégeaient les joues du voyageur, en guise de souhait de bon voyage.

Quelques minutes plus tard, nous étions à Saint-Pétersbourg. Neuf heures du soir sonnaient et pourtant il ne faisait pas nuit.

La place devant la gare, un vaste carré dallé où s’agitaient des véhicules de toute espèce, traînés par des chevaux de toute sorte, était noyée dans une demi-lumière blanche indécise, crépusculaire.

Le nouveau débarqué peut croire à une erreur dans l’heure indiquée sur le livret. Il vérifie et s’aperçoit qu’il ne se trompe pas. On est au début de cette saison extraordinaire spéciale aux contrées polaires, où le jour se prolonge d’heure en heure jusqu’à la suppression complète de la nuit pendant deux ou trois semaines. La nature a mesuré d’une main avare les douceurs de l’été aux habitants de ces contrées, mais elle a rétabli l’équilibre en laissant luire pendant dix-huit, vingt et vingt-quatre heures le splendide soleil de juillet et d’août.

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