Au bon soleil
LES PIGEONS AU SANG.
« Faites-les au sang ! » cria Marius en se penchant par-dessus la rampe. Et tandis que notre rustique hôtellière, toute aux apprêts du déjeuner, menait dans la pièce d’en bas un grand tapage de vaisselle, Marius me dit : « Tu n’as pas connu mon grand-oncle, le vieux Férévoux ?… Non !… Eh bien, je ne peux pas manger de pigeons au sang sans me rappeler le dernier déjeuner qu’il m’offrit. »
J’allumai une cigarette et j’écoutai. C’est toujours ainsi, par quelque exorde subtilement insinuant, que Marius commence ses histoires.
« Un terrible homme, mon grand-oncle ! tout à fait un homme de l’ancien temps. Au coup d’État de 51, il avait pris le fusil et commandé la résistance. Je le vois encore tel qu’il était quand j’avais dix ans : sec et noueux comme un vieux cep, recuit au soleil de toutes les transportations, solide, quoiqu’il tremblât à chaque été d’une fièvre rapportée d’exil ; et de sa famille dispersée, de sa fortune en partie perdue, de toute une vie sacrifiée au devoir, ne regrettant vraiment que son œil droit crevé d’un éclat de silex, un jour qu’il cassait des cailloux sur la route aux environs de Lambesse.
« Mon grand-oncle était bon, mais violent. Une fois, il battit son meilleur ami qu’il avait surpris jouant au piquet avec un juge. Pour la religion, un vrai païen ! Il avait dans son cabinet de travail un grand Christ, un Christ espagnol, saignant du rouge par toutes ses plaies. — « Pourquoi gardez-vous le bon Dieu chez vous, lui disais-je un jour, puisque vous ne l’aimez pas ? » Il me regarde de son air tranquille. — « Et s’il me plaît de le voir pendu ! » J’eus peur et ne lui parlai plus de son Christ.
Tous les mercredis soir, au grand désespoir de grand’mère, fort dévote et qui craignait pour ma jeune âme, tous les mercredis soir mon grand-oncle passait chez nous. — « C’est demain congé, nous irons aux Combes, les pêches sont mûres. » D’autres fois c’étaient les raisins qui se doraient dans la vigne ou les cerises qui rougissaient. Et puis la vraie fête, la vraie joie, quand il me disait : — « Viens me prendre à la première heure, il y a des petits au pigeonnier. » Le pigeonnier ! de toute la nuit je n’en fermais pas l’œil d’impatience.
Mon grand-oncle habitait tout seul une vieille maison du temps jadis, fort belle, mais un peu ruinée, avec un large escalier à balustres, encombré de plâtras tombés, débris de nymphes se baignant et de chasses mythologiques. Le pigeonnier se trouvait au plus haut de la maison, après une enfilade de galetas, dans une tourelle moyen âge oubliée sur les toits de ce logis Henri II. — Rou… cou !… Rou… cou !… faisaient les pigeons. Il fallait dresser une échelle, soulever une trappe, et l’on se trouvait dans un grand cabinet tout blanc, éclairé par un vasistas percé de jours symétriques représentant des carreaux, des trèfles, des piques et des cœurs. Le ciel bleu luisait derrière les trous, et sur le parquet tout encroûté de colombin le soleil dessinait des cœurs, des carreaux, des trèfles et des piques. — « Que personne ne sorte ! » criait mon grand-oncle. Grand effarement, un bruit d’ailes, une pluie de plumes blanches et grises ! Mais je tirais une ficelle, et soudain la grille s’abattant fermait les issues du vasistas. Alors la visite commençait, dans les paniers d’osier suspendus et les petites logettes de brique maçonnées le long des murs. Ici des œufs, là des jeunes à duvet ; mais nous ne voulions que les gras ! Quelquefois, au milieu des magnifiques pattus enrubannés aux pieds et se rengorgeant comme des marquis Louis XIV, nous pincions quelque intrus venu du dehors, un de ces bisets qui vivent dans les trous des remparts au milieu des bouillons blancs et des violiers. — « Ah ! les canailles ! ils ont à eux toute la campagne, et ils viennent me manger mon grain !… Ne méritent-ils pas qu’on les tue ? » Pourtant on ne les tuait point : — « Ce sont des indépendants, laissons-les libres ! »
Alors c’étaient les joies de la cuisine, les bêtes plumées, le lard rissolant sur un feu clair, la table dressée, la nappe mise. Moments fortunés, heures sans pareilles ! l’eau m’en vient à la bouche en y songeant !
Donc, un jeudi matin, jour de pigeons ! j’avais réveillé mon grand-oncle. C’était toute une cérémonie que de le réveiller. Je savais où était la clé, j’entrais à petit bruit dans la chambre, je prenais une canne à pêche posée à cet effet derrière la porte, et, me tenant de loin, de très loin, par exemple ! je tapais sur le bois de lit jusqu’à ce que le dormeur se réveillât. — « Oncle Férévoux ! monsieur Férévoux ! » Tout à coup monsieur Férévoux se dressait sur son séant, et l’œil encore mal ouvert, battant l’air de ses bras noueux, il exécutait des moulinets formidables. Habitude d’homme traqué ! Il m’eût tué sans le vouloir. Puis, me reconnaissant, il me disait : — « Allons ! n’aie pas peur, et viens m’embrasser, imbécile ! »
Mon grand-oncle, ce matin-là, avait gesticulé plus fort et plus longtemps que d’habitude. — « Je croyais que c’étaient eux, cette fois », murmurait-il entre ses dents. Pourtant nous étions montés au pigeonnier, et dix heures sonnant, les pigeons fumaient dans le plat de faïence.
Mon grand-oncle me semblait tout drôle. Il s’était fait beau, rasé de près, avec une haute cravate blanche qui lui maintenait le menton raide. Il me parlait de République, puis il s’interrompait en disant : — « Tu es trop jeune, tu ne comprends pas », et il me servait un bout d’aile ou une cuillerée de sauce. Il me dit aussi : — « Si je partais et que je ne revienne plus, le pigeonnier serait pour toi. » Tout cela me coupait l’appétit.
Nous en étions au milieu du déjeuner, quand on frappa un coup timide à la porte. C’était Tistet, mon ami Tistet, le fils du concierge du tribunal : — « Cachez-vous, monsieur Férévoux, les gendarmes seront ici dans un quart d’heure. Mon père a su cela, il m’envoie vous le dire. Maintenant je me sauve ; nous perdrions notre place si quelqu’un me voyait ici. » — « Ton père est un brave homme, Tistet ; dis-lui que je le remercie. Adieu. Tistet. » — « Bien le bonjour, monsieur Férévoux ! »
Un moment après, ma grand’mère entra. Tistet, en passant, l’avait avertie. Essoufflée, toute rouge, elle dit que des Italiens, à Paris, avaient tiré sur l’empereur, qu’on mettait en prison les républicains, que c’était bien fait d’ailleurs, que lui, Férévoux, avec sa politique, méritait de périr sur l’échafaud, mais que ce serait tout de même bien désagréable pour la famille. Puis elle se mit à pleurer et tira de dessous son tablier un sac d’écus avec un pot de miel. — « Remporte ça, ma sœur, et va me chercher une couverture : j’en aurai besoin en prison. » — « Tu ne te sauves pas ? » — « Non, je suis trop vieux ! » Ma grand-mère partit en levant les bras au ciel.
Le grand-oncle mangeait toujours, moi je pleurais dans mon assiette.
Enfin les gendarmes arrivent. — « Au nom de la loi… » — « Tiens c’est vous, Sambuc ? » dit mon grand-oncle au brigadier. — « Croyez bien, monsieur Férévoux… » — « Partons, je suis prêt ! » reprend mon grand-oncle. Le brigadier et les deux gendarmes se regardaient embarrassés. Le brigadier balbutia : — « Il ne faudrait pas nous en vouloir, monsieur Férévoux, mais la gendarmerie n’y peut rien : c’est l’ordre… » En même temps un des gendarmes tirait de sa poche quelque chose qui cliquetait et luisait. — « Des menottes comme à un voleur ? Des menottes pour traverser la ville ? » Le vieux Férévoux recula indigné, terrible ! Je crus qu’il allait sauter sur son fusil. Mais, se calmant, subitement : — « Viens, petit, viens me les mettre… Vous permettez, Sambuc, n’est-ce pas ! » Il me tendit ses deux poignets qui tremblaient un peu, deux poignets maigres, avec beaucoup de veines. Le brigadier Sambuc m’aidait. — « Marius, tu te souviendras !… Merci, Sambuc ! » disait mon grand-oncle. Et je voyais à travers mes larmes, près de ma figure, la grosse figure du brigadier Sambuc, rouge, honteux, soufflant comme un chat dans sa moustache. Mon grand-oncle, le vieux Férévoux, avait alors soixante et quinze ans !… »
A ce moment, l’hôtelière, apportait un plat qui fumait. — « A table ! s’écria Marius plus ému qu’il n’aurait voulu le paraître, je dirai une autre fois la fin de cette histoire ; les pigeons au sang n’attendent pas ! »