Au bon soleil
IV
LA MAISON DE GARIBALDI.
Il n’y a pas en Provence de nom plus populaire que celui de Garibaldi. On s’obstine, il est vrai, à le prononcer Galibardi, mais c’est naïvement et sans penser à mal. Tout paysan a chez lui un Garibaldi, debout au milieu de sa famille, à cheval dans la fumée des batailles, ou bien encore assis, les deux mains s’appuyant sur la poignée du sabre, avec ses bons yeux clairs, ses longs cheveux et sa barbe blonde.
Un jour de marché, étant tout petit, je rencontrai mon grand-oncle qui revenait de la Placette. De loin, je l’avais vu arrêté devant l’étalage d’un de ces marchands gascons qui exposent le long des murailles tant d’admirables images en couleur, juifs-errants, figures de saints, portrait de héros et de princes, pincées et fixées à une ficelle par des bouts de roseau fendus.
— Tu ne sais pas, j’ai fait emplette.
Et, déroulant un papier qu’il avait à la main, il me montra… vous le devinez : un superbe Garibaldi, enluminé de bleu et de rouge, avec une couche de gomme par-dessus qui le faisait reluire au soleil.
— C’est pour clouer dans ta chambre, au manteau de la cheminée.
— Et l’autre ? demandai-je, car il y avait deux rouleaux.
— L’autre, c’est pour le pendant, il faut toujours qu’une image ait son pendant.
— Et quel pendant avez-vous choisi ?
— Ma foi ! comme le marchand n’avait plus que des saint Paul et des saint Pierre, je me suis décidé à acheter encore un Garibaldi.
C’était, en effet, encore un Garibaldi, exactement semblable au premier d’ailleurs ; de sorte que, pendant toute mon enfance, j’ai vu, ô comble de la symétrie ! les deux mêmes Garibaldi chacun d’un côté de la cheminée, me sourire quand je m’éveillais.
Les impressions premières ne s’effacent plus, et toujours, même avant de savoir pourquoi, naïvement, obscurément, j’eus la religion de Galibardi.
Aussi puis-je compter au nombre des émotions de ma vie la découverte que nous fîmes, un ami et moi, sur le port de Nice, voici bientôt quelque dix ans.
Bien que mon ami connût Nice par cœur, comme il connaît Venise et Constantinople, nous avions eu toutes les peines du monde à le rencontrer ce port de Nice !
Au lieu de suivre tranquillement le bord de la mer, les terrasses et le coin de raoubo-capeou où, sur l’étroite route en corniche, entre le roc vif et les flots, un vent enragé souffle à toute heure, on avait pris le chemin des écoliers. On avait flâné au marché, admirant les poissons, les fleurs, et surtout, sujet de tableau ravissant ! ces originales revendeuses d’herbes qui pour se préserver du soleil, se coiffent d’une grosse salade renversée, la racine en l’air et les feuilles retombant autour des cheveux bruns frisés, ainsi qu’une verte dentelle. Après cela, on s’était enfoncé entre les maisons de la vieille ville passées à la chaux jusqu’au premier, suivant la coutume arabe et provençale, rues silencieuses et fraîches, où jamais ne descend le soleil, où jamais ne roule un bruit de voitures, escaliers tortueux grimpant vers le Château, voûtes sombres enchevêtrées, avec le petit judas des jalousies mystérieusement relevées aux fenêtres closes, et les boutiques obscures et basses, ouvertes, sans vitrines ni devanture, ayant pour étal deux bancs de pierre. Puis un quartier, vague, plein de charrons, de forgerons, dans le brouhaha poudreux des faubourgs qu’habitent les rouliers. Enfin tournant à droite, nous sentons une bonne odeur de goudron et de marine. Des pointes de mâts qui se dressent sur le ciel derrière les toits nous dirigent…
— Le port !
Mais pas un port comme tous les ports : le port idéal, le port classique, le port que les collégiens enfermés et qui n’ont jamais connu les flots peuvent se figurer d’après Homère ou d’après Virgile.
Tout rond, tout petit, calme et clair dans l’ombre des coteaux couronnés de verdure pâle, ses quais, au fond, vont s’abaissant en une grève large à peine de quelques pas où, parmi le sable et les galets, jaillissent les milles filets d’une belle source murmurante. Elle n’a que le temps de naître, de refléter un instant l’azur, et puis elle meurt dans la mer, joyeuse du peu qu’elle a vécu, en digne sœur païenne d’Aréthuse. Des femmes y lavaient leur linge ; ailleurs, des matelots remplissaient leurs barils. C’est Limpia, l’antique aiguade, belle aujourd’hui comme il y a deux mille cinq cents ans, la nymphe immortelle dont la grâce et la douce voix retinrent sur ces rivages divins les marins grecs fondateurs de villes.
La nymphe Limpia m’envoya un rêve. Assis sur le coin d’une borne, j’oubliai Nice et le siècle présent. Je n’entendais plus les appels des gens du port, les cris aigus et musicaux des marchands de poissons secs et d’oranges ; je ne voyais plus les petits vapeurs noirs de charbon, les cordages, les pavillons, les fins voiliers aux proues dorées et peintes, les tartanes dont la grande antenne retombe comme une aile lassée… J’étais dans la crique de Limpia : une forêt de pins mêlés de myrtes descendait des coteaux jusqu’à la mer, et les premiers colons apportant la vigne et l’olivier, tiraient en chantant leurs bateaux légers sur le sable, près de la source.
— Eh bien, dormons-nous ? fit mon compagnon.
Alors, me retournant, mal éveillé encore, j’aperçus en face de moi, dans le mur d’une petite maison, une plaque en marbre indiquant que Garibaldi était né là. Ceci me parut la continuation de mon rêve grec, et je trouvai tout naturel que ce héros, comparable aux héros antiques, eût vu le jour dans ce lieu sacré, près de la demeure des nymphes.
Vous rappelez-vous ce souvenir, ami Ziem, peintre des flots bleus semés de voiles blanches ? et vous rappelez-vous la bouteille de vin d’Asti que nous vidâmes incontinent à la santé de Garibaldi, devant le comptoir, sans vergogne dans une buvette à matelots.
… J’ai voulu revoir, le petit port, mais on agrandissait le petit port. Partout des maçons, des gravats, des pans de mur qui s’écroulaient dans des tourbillons de poussière. Quand j’arrivai, un tombereau emportait les derniers débris de la maison de Garibaldi, et les flots d’argent de Limpia, sur les galets souillés de plâtre, semblaient murmurer plus tristement.
Comme je regardais, un vieux, dans ce patois niçard, âpre et rude provençal que Garibaldi enfant parlait et qu’il aime à parler encore, un vieux en train de fumer sa pipe me dit :
— Les ingénieurs démolissent la maison ; mais des gens ont acheté les pierres, on va la rebâtir ailleurs.
Ailleurs ?… Hélas ! ailleurs, la maison sera comme exilée.