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Au bon soleil

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DANS UNE PETITE VILLE

I
LA VIEILLE MAISON.

Il était presque nuit quand j’arrivai.

Sur les grandes lices silencieuses qui font le tour des remparts, quelques bourgeois se promenaient encore. De temps en temps ils s’arrêtaient, consultaient anxieusement leur montre à breloques et disparaissaient, l’un après l’autre, sous le beau portail à machicoulis de grès rouge, qu’un dernier rayon de soleil éclairait.

Comme à la fin des beaux jours, d’innombrables moineaux (moineau veut dire petit moine) s’égosillaient au milieu des feuilles à réciter leur office du soir.

Je franchis la voûte du portail, et je me mis à marcher à travers les rues de la ville.

Personne…

C’était l’heure du dîner !

Sur une petite place, deux servantes cousaient dans un coin obscur ; on entendait le tintement régulier de la fontaine et le bruit d’une cruche oubliée qui dégoulait l’eau en se balançant.


Le lendemain matin, dès huit heures, je sautais à bas de mon lit d’auberge, et je m’inquiétais de trouver un logement. L’hôtesse m’indiqua tout au bout de la ville, dans un quartier tranquille, « à la porte de la campagne », une maison où, disait-elle, il devait y avoir des chambres à louer.

Imaginez une longue rue déserte, en pente, à côté de l’église, dont les cloches carillonnaient. Çà et là, des murs de jardins avec des lilas et des pêchers qui regardaient par dessus. Un grand perron barrait à moitié la rue. C’était là.

Je ne pus m’empêcher de sourire en voyant la solide rampe de pierre massive, polie comme le marbre par la culotte des gamins… humble et touchant détail qui me rappelait des glissades lointaines !

Point de sonnette ; il me fallut frapper, selon l’ancienne mode, avec le lourd marteau en fer forgé. Une petite vieille vint ouvrir.

— « Monsieur est le voyageur ? » me dit-elle.

On lui avait apparemment déjà parlé de moi.

La petite vieille devant, moi derrière, nous traversâmes un long corridor frais et silencieux, sonore, éclairé d’un peu de jour qui venait de je ne sais où. Sur les murs, blanchis à la chaux, s’étalaient cinq ou six portraits de famille dont je ne distinguais les traits que vaguement.

J’éprouvais une bizarre sensation : les lices, les remparts, cette vieille maison, toutes ces choses que je n’avais jamais vues, me touchaient comme des choses familières. J’aurais voulu rester là toujours. Il me semblait être revenu dans ma ville natale, mais une ville natale où personne ne me reconnaîtrait.


La petite vieille s’arrêta devant une porte :

— « Entrez, monsieur. »

Je ne voyais rien dans la chambre, car les volets clos ne laissaient passer qu’un mince rayon de soleil par un trou. Seulement je sentais ce léger parfum d’ambre et cette bonne odeur de choses anciennes qui sont comme l’haleine des vieilles maisons.

Je me heurtai, par mégarde, contre un meuble ; un son plaintif s’en échappa, très perceptible au milieu du silence, et les petites paillettes d’or qui montaient et descendaient dans le rayon de soleil se mirent à danser follement.

— « Monsieur, monsieur, cria la vieille, prenez garde à l’épinette ! » Tout en parlant, elle avait poussé les volets. Par la grande croisée, haute comme une porte, un flot de lumière blanche et de soleil se répandit dans toute la chambre, inondant les lourds rideaux drapés, le large lit, le bahut de noyer noir, la cheminée en chêne luisant, les tapisseries à personnages, les fauteuils sans housse, tout un paradis du bon vieux temps où l’on cherchait, oubliés sur un coin de console, la canne à pomme d’argent de monsieur le marquis ou l’éventail pailleté de la petite présidente. De belles dames, le chignon poudré, un bouton de rose à leur fin corsage, me souriaient du haut de leurs cadres ovales ; et, au-dessus de la porte, de petits amours nus, moulés en plâtre, gambadaient parmi des roses, des flûtes et des violons. J’aperçus encore une grande glace à trumeau, et, sous la glace, un clavecin fermé, celui que j’avais heurté en entrant.

— « Monsieur, me disait la petite vieille, vous trouverez peut-être le mobilier un peu fané ; c’est très vieux, mais bien convenable encore. Autrefois, quand nous logions des officiers, mon fils avait voulu tout faire remettre à la mode. Par malheur, à cette époque, un ordre venu de Paris nous enleva la garnison. »


Il en est, paraît-il, des choses comme des femmes. J’ai vu des vieilles comédiennes tout à fait imposantes sous leurs tours de cheveux blancs, et cela m’a aidé à comprendre pourquoi les ameublements au temps de Louis XV, si coquets, si féminins, si frivoles, finissent par prendre après cent ans je ne sais quel air de sainteté vénérable.

Le fait est que je suis ici le plus tranquillement du monde, oubliant Paris et fort à l’abri des tentations.

Le soir, je me joue sur le clavecin un air de menuet ou de brunette, et je feuillette cinq ou six livres bruns, à tranches rouges, que j’ai découverts dans la poussière et les araignées, entre le dessus du bahut et les solives du plafond.

Aussitôt éveillé, je cours sur ma terrasse fumer une cigarette et voir venir le matin ; car j’ai une terrasse, une large terrasse avec des piliers de pierre à l’italienne et une énorme vigne d’au moins cent ans, qui prend racine quinze pieds plus bas, au milieu des figuiers, dans le jardin, et monte faire treille au-dessus de ma tête en se tortillant le long du mur où la retiennent de gros crampons de fer.

Je vois à mes pieds des ruelles étroites, jonchées de buis et de lavande, puis des toits, des remparts, des jardins et, par delà, la Durance dans son lit de cailloux blancs.

Quelquefois, entre les tuiles humides, un chat s’accroupit en guettant des pigeons… Un radeau descend la rivière… ou bien une ronde de petites filles que je ne vois pas chante la chanson naïve :

Garde les abeilles, Jeannette !
Garde les abeilles au pré.

Je me fais l’effet de vivre il y a cent ans.

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