← Retour

Au bon soleil

16px
100%

VII
FLANERIE DANS ROME.

— « Et Saint-Pierre ? Vous ne pouvez pas cependant partir ainsi sans voir Saint-Pierre !

— Sapristi, j’allais l’oublier… »

Ainsi se termina une conversation échangée le matin de Pâques, sur le Mont Aventin, lieu historique, près d’un champ de fèves en fleurs.

Nous n’imaginons pas, en effet, combien dans la Rome du Quirinal et du Corso les gens s’occupent peu de ce qui se passe au-delà du Tibre. Le pape boude, on le laisse faire ; et l’habitude se prend doucement, tranquillement, de vivre sans pape. En vain, les Jules, les Sixte et les Léon marquèrent la Ville à leurs armes ; en vain, dans chaque rue, dans chaque carrefour, un monument de pierre ou de bronze : obélisque relevé et sanctifié, colonne antique portant à son faîte un bienheureux en place d’un empereur délogé, églises et palais, fontaines crachant des torrents d’eau, statue triomphante et ronflante de l’illustre cavalier Bernin, crient par mille symboles et mille inscriptions en latin leur orgueil terrestre et leur puissance. Tout cela est mort, appartient au passé ; on commence à dire : « Du temps des papes », et l’on n’a pas l’air de soupçonner qu’il y a quelque part le successeur et l’héritier de ces fastueux bâtisseurs.

Aux approches de l’enclos papal, l’impression est triste. De petites boutiques d’objets de sainteté où reluisent derrière la vitre les chapelets en clinquant, les images criardes, les cœurs en papier découpé, les christs langoureux, les fades madones, toute cette dévote bimbeloterie de la rue Saint-Sulpice, sans art et sans goût, écœurante comme une sucrerie, mais qui réjouit les curés et les vieilles dames. La religion se rapetisse et semble se faire enfantine. Michel-Ange n’y tiendrait pas, s’il revenait, et tomberait là-dessus à coups de poing.

Heureusement, voici Saint-Pierre !

La nef immense semble vide, bien que les pèlerins s’y pressent et que nombre de curieux soient venus entendre les chanteurs de la chapelle Sixtine. On les aperçoit près du baldaquin, debout sur une haute estrade drapée d’écarlate et d’or, tous en surplis et terriblement moustachus, comme pour protester contre la légende. Malgré la solennité du lieu et la beauté des airs, les plus dévots ne peuvent s’empêcher de sourire aux soli, quand, tout à coup, d’une de ces barbes, sort la voix d’un enfant qui n’a pas mué. Des Américaines en waterproof, marchant de leur pas décidé de touristes, s’arrêtent un instant et lorgnent. De temps en temps, un bruit lointain de clochettes annonce que la messe commence à quelque autel perdu dans l’ombre.

Décidément, Saint-Pierre est trop vaste. Toute proportion se perd sous ces voûtes, au milieu de cet entassement de métaux précieux et de marbres, où l’homme a tenté l’impossible pour réaliser le divin. Un pape, j’imagine, doit sembler petit là-dedans, même éblouissant de pierreries, porté en pompe et grandi par la tiare.

J’entends rire : ce sont des Romaines. Elles ont retiré leur mouchoir de cou et se le sont posé, flottant, sur la tête ; (A Saint-Pierre, paraît-il, les femmes n’entrent pas en cheveux.) Mais le mouchoir tombe toujours, on se pousse pour le ramasser, et c’est un grand sujet de joie.

D’ailleurs, les étrangers, les étrangères surtout, dominent. Le peuple est déshabitué de Saint-Pierre depuis que le pape n’y vient plus. A la sortie, je me croise avec un pèlerin vraiment pittoresque : le costume du brigand classique, ceinture rouge et chapeau pointu ; la tête qui convient au costume. Il s’assied sous la gigantesque porte de bronze que les dames n’osent regarder, à cause des quelques arabesques étrangement païennes, retire ses bottines ou s’est amassée toute la poussière de la campagne romaine, les dépose avec son bâton sur une base de colonne, et, pieusement, entre les pieds nus. Je salue ce dernier croyant.

La place est déserte, ou peut s’en faut. Entre les deux bras de la colonnade, sur les pavés où l’herbe pousse, l’obélisque allonge son ombre. De chaque côté, les deux jets d’eau dansent et luisent au soleil. Mon guide me raconte que, depuis l’entrée des Piémontais, la place appartient à la nation, mais que les jets d’eau sont au pape, ainsi que l’obélisque. — « Il ne tiendrait qu’à lui, pour punir les révolutionnaires, de mettre sous clef son obélisque et de tarir ses jets d’eau ; Pie IX y songeait, mais Léon XIII est heureusement plus libéral. » Le tout assaisonné d’un fin sourire à l’italienne. « Et puis, il paraîtrait que le saint-père s’ennuie au Vatican. L’autre jour, en passant près d’une grille, il voulait à toute force sortir ; ses cardinaux l’ont arrêté, il s’est fâché ; grands dieux, quelle scène !… » Tels sont les menus cancans auxquels s’amusent les bons Romains.

Cependant les cloches sonnaient à toute volée, et deux petits bersagliers bruns, portant cranement sur le côté leur coquet chapeau de cuir aux plumes de coq frissonnantes, se montraient en gouaillant le costume de mascarade, rayé jaune et bleu, avec la coiffe aplatie en tourte, d’un garde-suisse qui faisait sa faction à la porte du Vatican. L’Italie vivante en face de la Rome morte !

Laissons s’égosiller les cloches ! et montons au Pincio voir le défilé des équipages ; c’est l’heure où le roi s’y promène dans sa calèche à livrée rouge. Nous admirerons les belles Romaines et nous nous rafraîchirons d’un gelato en écoutant les airs de Verdi.

FIN.

Chargement de la publicité...